Entretien jeune recherche en bande dessinée : Pierre Nocerino

Entretien avec Pierre Nocerino mené par Julien Baudry le 1er janvier 2015 par Skype

Peux-tu présenter ton parcours jusqu’à la thèse ?

Je me suis tourné vers une formation en sciences sociales à l’Institut catholique de Paris. J’ai ensuite fait plusieurs stages qui m’ont montré ce qu’était la recherche, et finalement j’ai décidé de commencer un master en sociologie générale à l’EHESS, entre 2011 et 2013.

J’ai d’abord réalisé un mémoire sur les transferts de responsabilité en maison de retraite, puis en M2 j’ai mené de front la fin de mon mémoire et la préparation de ma thèse. Le fil conducteur entre ces deux travaux est mon directeur, Cyril Lemieux, qui est sociologue des médias et du journalisme. En octobre 2014, j’ai obtenu un contrat doctoral du labex TEPSIS qui associe notamment la Sorbonne et l’EHESS.

Pourquoi t’être tourné vers la bande dessinée en thèse ?

À un moment où j’avais du mal avec mon ancien sujet, j’ai suivi un séminaire sur sociologie et bande dessinée à l’ENS d’Ulm, en 2013. Parallèlement j’ai commencé à fréquenter des étudiants de l’Ecole d’art Auguste Renoir. Ça m’a permis de voir à la fois qu’il y avait très peu de travaux sur le sujet, mais aussi que différentes questions sociologiques se posaient sur l’univers de la bande dessinée.

Mes objets de recherche sont souvent des prétextes pour étudier des questions plus larges, notamment la construction des normes sociales, le conflit… La seule différence est que comme j’allais y passer trois ans de ma vie, il fallait que le sujet me tienne à coeur, d’où le choix de la bande dessinée.

En 2013-2014 je me suis lancé dans une enquête exploratoire : des entretiens, quelques observations avec des auteurs ou personnes voulant devenir auteurs, mais aussi avec des auteurs investis auprès du SNAC-BD.

En effet, la bande dessinée n’est pas beaucoup investie par la discipline sociologique…

Tout à fait. Je ne connais pas de sociologues en poste qui travaillent à plein temps sur la bande dessinée. Le seul qui a écrit sur la bande dessinée en sociologie c’est Eric Maigret, de Paris 3. Il y a eu une thèse il y a quelques années, celle de Vincent Seveau.

Quel est l’objectif de ta thèse ?

C’est essayer de comprendre comment essaye de se construire le groupe professionnel des auteurs de bande dessinée. Qu’est-ce que c’est qu’être auteur et faire partie d’un groupe professionnel d’auteurs ? Est-ce seulement un groupe professionnel ?

L’un des angles de mon projet de thèse était la question de la souffrance et du plaisir au travail. Mon objectif est de comprendre si cette souffrance ou ce plaisir ne sont pas des ressorts pour appartenir au groupe : c’est une expérience de travail partagée sur laquelle ils discutent beaucoup. J’ai une intuition là-dessus : c’est pour moi la manière de passer du micro, l’atelier, au macro, l’action politique.

Un autre angle est de savoir si l’ethnographie est une méthode pertinente pour comprendre la construction d’un groupe professionnel, alors qu’en général, la méthode consacrée pour analyser les professions est l’entretien.

Qu’est-ce que ta démarche de recherche a de spécifique ?

J’ai une démarche très ethnographique : l’observation participante et le suivi en situation de l’activité des auteurs. Elle me parait pertinente car elle permet de décrire le quotidien des auteurs sans postuler en amont de ce qu’est leur travail. La bande dessinée est un travail qui demande beaucoup de temps et d’investissement, donc ça me parait nécessaire de les suivre sur le terrain.

La difficulté de cette méthode, c’est qu’elle est coûteuse en temps. L’entretien permet d’avoir une idée rapide des différente manières de faire de la bande dessinée alors qu’avec l’ethnographie ça prend plus de temps. Et il y a des situations difficiles à observer, comme un auteur qui travaille seul chez lui.

C’est en lien avec mon approche. Je m’inscris dans une sociologie des épreuves, ou sociologie pragmatique, dont l’objectif est de porter une attention et un crédit au point de vue des acteurs : à quelles problématiques sont-ils confrontés, comment vont-ils y répondre ? Il est vraiment nécessaire de vivre avec eux le temps de décrire les épreuves auxquelles ils doivent faire face. ça permet d’avoir accès à des données brutes qui ne sont pas reconstruites en entretien.

Peux-tu donner un exemple de ce que ça donne « sur le terrain » ?

Avant les vacances de Noël [ndle : 2014], j’ai passé des journées entières de 8/10h dans un atelier de dessinateurs parisiens. Ils étaient dix. Ça me permet de voir à chaud comment ils réagissent à des événements : par exemple une auteur qui a appris qu’elle était invitée à Angoulême alors qu’elle ne devait pas y aller. J’étais là, et ça m’a permis de décrire très finement comment ça s’est passé. La matière me semble plus riche qu’avec des entretiens.

Quelles sont les pistes de recherche que tu souhaites mettre en avant ?

Pour moi, l’enjeu est de décrire comment un groupe professionnel qui n’existe pas, qui n’a pas de frontières définies, peut réussir à avoir des revendications collectives. La chance que j’ai, c’est d’arriver à un moment où il y a plusieurs formes de collectif qui se créent. Comment créent-ils ces collectifs ? Pourquoi parfois ça ne marche pas ?

Plus largement, l’objectif est d’avoir une meilleure idée des mécanismes de revendications collectives d’un groupe flou, ce qui peut être étendu à d’autres métiers.

C’est ce qui a intéressé le Labex dans lequel je m’inscris puisqu’il s’intéresse aux transformations du politique. Or je traite d’un groupe social qui n’a pas été traité, avec des formes innovantes de mobilisations sociales.

De quoi se compose la matière que tu étudies ?

Il y a deux pans : les mobilisations politiques et le travail concret des auteurs.

Pour ce qui est de la mobilisation politique, mon corpus se compose d’observations de réunions de travail du syndicat ou d’actions spécifiques durant des festivals, par exemple le débrayage des auteurs au festival de Saint-Malo. Ça veut dire être présent pendant la préparation de l’action, suivre l’action, puis le débriefing et les réunions qui vont chercher à évaluer la réussite ou l’échec. En ce moment, je suis les réunions de la marche des auteurs à Angoulême, ou des États Généraux de la bande dessinée. J’essaye aussi d’observer les réseaux sociaux sur lesquels discutent les auteurs.

Pour le travail des auteurs, c’est de l’observation du quotidien des ateliers : suivi sur toute la journée, pendant le travail, pendant les pauses, les réunions de travail… L’objectif va être de comparer plusieurs auteurs dans plusieurs ateliers, notamment Paris/Province et France/Belgique, pour voir émerger des différences.

Je pars des auteurs pour voir l’ensemble des interlocuteurs avec lesquels ils doivent travailler, comme les éditeurs, les élus, les fonctionnaires, etc.

Est-ce que tu as une activité d’écriture en-dehors des revues scientifiques ?

Oui : j’ai créé et j’anime avec une amie dessinatrice, Léa Mazé, un blog de vulgarisation de sociologie en bande dessinée, Emile, on bande ?. J’y dessine moi aussi en amateur. J‘explore les liens entre bande dessinée et sociologie dans les deux sens : ce que la bande dessinée peut apporter à la sociologie, c’est ce que j’appelle « l’ethnographie dessinée », et comment la bande dessinée comme outil peut faire connaître des théories sociologiques, si possible avec un ton comique. L’objectif est de montrer aux chercheurs que l’outil bande dessinée est un plus par rapport à l’écriture. L’un des objectifs de ma thèse serait d’y incorporer de la bande dessinée.

Au début, sur mon blog, il n’y avait pas de liens avec mes recherches, c’était un lieu d’expérimentation et non un carnet de recherches. Mais ce n’est pas impossible que ça bouge dans les mois qui viennent.

Ça t’apporte quelque chose pour ton travail scientifique ?

Oui, à deux niveaux.

Concrètement, cette pratique m’oblige à me familiariser avec la manière de produire de la bande dessinée, et donc accéder à une connaissance technique, et donc mieux saisir les discussions que peuvent avoir les auteurs. C’est un sacré avantage pour le suivi des acteurs.

Ensuite, indirectement, j’ai créé ce blog après la rencontre avec cette illustratrice, et ça m’a permis d’ouvrir des terrains pour une observation future.

Est-ce que les auteurs eux-mêmes voient un intérêt à ta démarche ?

J’aurais du mal à généraliser : pour le syndicat ou les EG, l’intérêt est immédiat. Ils ont un besoin fort de donner des informations sur leur milieu, via les résultats. Pour les autres auteurs, il y a aussi un intérêt, mais surtout sur la démarche. Il y a toujours une très grande ouverture, qui est peut-être lié au milieu. Je n’ai jamais eu de refus.

Et au sein de ta discipline, quel a été l’accueil de ton sujet ?

Il a été mitigé. Il y a eu des réactions de surprises, bonnes ou mauvaises. Certains estimaient que ce n’était pas légitime, car une thématique minoritaire, peu importante. C’est surprenant d’avoir encore des réflexions comme ça. D’autres réactions étaient que l’angle « mobilisation politique » et « souffrance au travail » était exagéré. Mais la lettre ouverte à la ministre, et toutes les mobilisations entre mai et septembre 2014 m’ont donné, dans l’actualité, des appuis pour mettre en avant la thématique sociale.

Justement, quel est le positionnement d’un sociologue par rapport aux événements de l’actualité ?

C’est une question d’autant plus compliquée que je fais du dessin en amateur et que je suis en contact avec des professionnels. La solution, je l’ai trouvé dans la démarche de la sociologie pragmatique, qui permet d’avoir une forme interne de critique : je ne donne pas une vérité de haut, mais je porte crédit aux problématiques soulevées par les auteurs eux-mêmes.

Ma posture militante se situe là : je ne suis pas un relais des auteurs et syndicats, mais j’essaie de comprendre les problèmes auxquels ils font face. Faisant cette analyse, je leur donne des outils dont ils pourront, je l’espère, se servir après.

Je n’ai pas d’investissement pour la cause des auteurs, et, étant rémunéré, j’ai le temps de développer une réflexion issue de conflits concrets. le temps me permet de prendre du recul. Ça peut être vu comme une façon de botter en touche, mais à mon avis c’est là que mon travail peut être intéressant.

 

Bibliographie indicative :

NOCERINO Pierre, Transferts de responsabilité. La production sociale de l’autonomie dans un Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes Mémoire de recherche de M2 à l’Ehess, réalisé sous la direction de Cyril Lemieux, 2014

NOCERINO Pierre, « Gare de normes épisode 1 – 3 », Emile, on bande ? [En ligne], 2014. url : http://socio-bd.blogspot.fr/search/label/CARNETS

NOCERINO Pierre, Mazé LEA, « Socio-Talk-Show – 1. L’ethnographie », Emile, on bande ? [En ligne], 2015. url : http://socio-bd.blogspot.fr/2015/02/socio-talk-show-emission-1-lethnographie.html

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