Entretien avec Isabelle Guillaume mené par Julien Baudry le 9 janvier 2015 à Bordeaux
Peux-tu présenter en quelques étapes ton parcours jusqu’à la thèse ?
Je suis entrée à l’ENS de Lyon en 2009 et j’ai suivi un cursus assez standard : licence, master 1 sans solde à l’étranger, master 2 et agrégation. J’ai profité de l’année de scolarité restante pour commencer mon projet de thèse et à la fin de cette année j’ai pu obtenir un contrat doctoral pour continuer mes recherches qui avaient été initiées avec Jean-Paul Gabilliet à Bordeaux Montaigne. J’ai commencé ma thèse officiellement il y a quatre mois, en septembre 2014.
Sur quoi portaient tes travaux de master ?
Mon master 1 portait sur une comparaison entre Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll et un livre plus récent, Gormenghast de Mervyn Peake, qui est très connu dans le monde britannique mais moins en France. Ce sont deux auteurs de fantasy qui dessinent et j’ai travaillé sur l’aspect texte/image.
Ça m’a amené, en master 2, à travailler plutôt sur de la bande dessinée avec Sandman de Neil Gaiman.
Ma particularité est que je suis angliciste de formation, il me fallait forcément un angliciste pour diriger mes recherches. Jean-Paul Gabilliet est la personne qui m’a été conseillée, c’était un choix assez naturel.
Comment s’est fait le passage d’un objet d’étude à l’autre, de la littérature à la bande dessinée ?
Après avoir passé un an à travailler sur Alice au pays des merveilles, j’ai décidé que j’avais envie de faire des choses un peu nouvelles, de travailler sur du contemporain. J’ai préféré privilégier un champ sur lequel on manque de documentation.
J’ai pu réutiliser ce que j’avais fait en M1, comme la notion de fantasy, mais aussi le travail conjoint sur le texte et l’image. Je n’ai jamais eu de cours théorique sur la bande dessinée : j’ai commencé à travailler dessus durant l’été de transition entre mon M1 et mon M2.
Et la transition du M2 à la thèse ?
Mon sujet de M2 était assez restreint puisque je travaillais sur Sandman et sur la notion de rêve. Ce thème qui est pourtant au centre de l’oeuvre avait été peu abordé ; l’auteur se donne une conception très large du rêve, qui devient le symbole de toute activité créatrice ou imaginative, et donc par exemple de la littérature. Cela ouvrait notamment sur la question de l’intertextualité. J’ai donc étudié ce glissement d’une définition stricte du rêve à une conception plus ouverte.
Pour ma thèse, je souhaite m’intéresser à la collection Vertigo qui est née après le succès de Sandman. C’est un label d’avant-garde issu de DC Comics, maison d’édition qui pourtant n’est pas toujours perçue comme particulièrement progressiste. Il repose sur le succès d’auteurs britanniques : ce qui m’intéresse, c’est de faire l’histoire du rôle des scénaristes britanniques dans ce regain de vitalité de la bande dessinée chez DC Comics. Chronologiquement, je vais du milieu des années 1980 à la période actuelle, en sachant que je stoppe mon corpus en 2013.
J’ai l’impression que tu passes d’un sujet de M2 plus littéraire à un sujet de thèse plus historique. Quelle posture disciplinaire adoptes-tu ?
Travailler avec Jean-Paul Gabilliet, qui est civilisationniste, m’a ouvert les yeux sur l’importance du contexte.
Je suis encore au tout début, mais idéalement j’aimerais faire les deux : contextualiser une étude qui serait quand même une étude stylistique de l’école britannique, et l’ancrer dans une réflexion sur l’histoire de la collection. Je ne conçois pas vraiment l’un sans l’autre.
Ma thèse est aussi difficile à positionner parce que je suis à la fois entre deux disciplines et entre deux zones géographiques. En études anglophones, on est invité à se placer soit en littérature, soit en civilisation, mais pour la bande dessinée, il me semble difficile de séparer le contexte de production, surtout dans la bande dessinée états-unienne particulièrement segmentée. Et puis la discipline est aussi segmentée entre études britanniques et études américaines. Je pense qu’on a besoin de développer les études transatlantiques.
Après, ça pose des problèmes de carrière et de positionnement futur, mais c’est extérieur à la thèse. C’est un choix que j’ai fait parce que j’ai un cursus qui me donne les moyens et le luxe de prendre des sujets moins canoniques.
Quelle est la problématique principale de ton travail ?
Une des questions centrales de mon travail est la notion d’identité : comment le label se construit-il une identité propre, et quel discours les oeuvres portent-elles sur l’identité, notamment la question des minorités, raciales, sexuelles, et géographiques ?
Les scénaristes eux-mêmes, des britanniques travaillant aux États-Unis, sont une minorité. La vision que ces auteurs vont avoir des États-Unis est très idéalisée. Ce qui m’intéresse c’est le statut d’outsiders de Britanniques qui vont assumer leur décalage. La catégorie « auteur britannique » est très forte dans l’esprit des lecteurs, dans les discours… Est-ce que ce qu’ils font est si différent du reste des comics, et si ça l’est, pourquoi ? Est-ce que des groupes marginaux arrivent à exprimer leur vision ?
Concernant la question de l’identité, il y a un discours d’inclusivité, dans les premières oeuvres, qui est une réaction au sortir de l’époque de Thatcher, et qui s’estompe dans la seconde moitié de ma période. Il faut prendre en compte l’influence du contexte politique. C’est quelque chose que je suis en train d’interroger, mais qui me semble assez probant.
Comment as-tu déterminé ton corpus ?
J’ai pris des critères objectifs, parce que Vertigo, c’est un grand nombre de publications, et il me fallait limiter tout ça. J’ai exclu les mini-séries, et j’ai fixé à plus de deux ans d’existence la longueur que j’estimais significative : c’est un indicateur du succès de la série. Et évidemment, je retiens seulement les séries scénarisées par des britanniques. Il y a aussi des dessinateurs, mais Vertigo s’est vendu sur sa littérarité. Partant de cette idée là, j’ai décidé de privilégier les scénaristes, même si ça peut me poser problème par ailleurs dans la mesure où on attribue trop la bande dessinée à un seul auteur.
Les séries principales que j’étudie se décomposent en deux blocs : celles qui préexistaient au label Vertigo et celles qui ont été créées après 1993.
Dans la première catégorie, il y a The Sandman, les séries de Grant Morrison (Doom Patrol et Animal man), Swamp thing d’Alan Moore, Hellblazer de Jamie Delano et Shade, the changing man de Peter Milligan.
Après 1993, il y a The Invisibles de Grant Morrison, Preacher de Garth Ennis, Transmetropolitan de Warren Ellis, Lucifer et The Unwritten de Mike Carey, The Losers d’Andy Diggle et The Exterminators de Simon Oliver. Les deux derniers n’ont pas eu forcément un grand retentissement.
Y a-t-il autre chose que des oeuvres dans tes sources ?
Il y a tout ce qui est interviews de l’époque, surtout dans les débuts, autour de 1993. Je me sers beaucoup des entretiens, des documents officiels qui permettent de voir le discours d’entreprise de DC.
As-tu l’intention de contacter les auteurs et éditeurs ?
Il faudra que je le fasse, surtout du côté de DC. Les créateurs, on sait ce qu’ils pensent, mais pas forcément les éditeurs. Je souhaite notamment rentrer en contact avec Karen Burger.
J’attends d’être plus avancée dans mon travail pour poser des questions plus pertinentes.
Qu’espères-tu apporter de neuf avec cette étude ?
Sur certaines séries sur lesquelles je travaille, il n’y a pas de documents et d’articles. Certaines choses ont besoin d’être reprises de zéro, et j’aimerais donner une visibilité à des séries oubliées au profit d’autres. Tout ce que j’ai pu lire sur Vertigo s’arrête au début des années 2000 : il n’y a presque rien sur les séries plus récentes.
Le cliché, c’est de dire qu’ils ont inventé le graphic novel et ont permis au medium de grandir. Mais la collection n’a pas tenu toutes ses promesses sur le long terme, la directrice historique de la collection a quitté le label en 2013. L’idée est de montrer que ce qui s’est appelé « l’invasion britannique » a changé de forme : les scénaristes britanniques sont partis de Vertigo, ont commencé à faire du super-héros plus classique. Comment est-ce que le label a évolué, entre leur politique de départ et ce que c’est devenu à l’arrivée ?
Une des choses qui me tient à coeur est de remettre l’accent sur le contexte historique. La méthodologie proprement littéraire ne tient pas forcément compte des contraintes matérielles, et du fait que ce n’est pas la série d’un scénariste, mais aussi la série d’un dessinateur, d’un éditeur…
Ensuite, en tant qu’angliciste, je peux combiner la théorie francophone et la théorie anglophone pour approcher l’objet avec une vision moins idéaliste de l’art, une vision plus pragmatique.
Il y a une différence entre théorie francophone et anglophone de ce point de vue là ?
Oui, ça peut arriver. Les approches francophones et anglophones sont complémentaires. L’école française apporte des outils méthodologiques de description très précis qui n’ont pas vraiment d’équivalent aux États-Unis, comme Système de la Bande Dessinée de Groensteen, mais on se concentre sur des œuvres très légitimes, avec souvent une conception forte du rôle de l’auteur comme créateur. Dans la recherche anglophone, il n’y a pas forcément toujours une grande rigueur méthodologique mais ils sont plus ouverts à ce type de corpus.
On a parfois affaire, aux Etats-Unis, à des livres de fans sur Neil Gaiman ou Alan Moore qui veulent passer pour des livres de sciences humaines. Bien sûr, on est tous fans, sinon on ne travaillerait pas là-dessus, mais le positionnement du chercheur ne devrait pas être celui-ci. Mais il y a aussi des choses très précieuses au point de rencontre entre les fans et les universitaires, comme le Comics Journal qui se veut conçu par des fans mais est une ressource inestimable et très rigoureuse.
La majorité de mes ouvrages de référence sont des ouvrages anglophones.
Tu fais une distinction entre les travaux universitaires et non-universitaires ?
Il faut avoir clairement à l’esprit la distinction entre les deux, mais ça peut être traître. Ce n’est pas spécifique à la bande dessinée : c’est vrai dans tous les domaines qui touchent à la culture populaire à l’université. Il y a des gens qui ont une position un peu problématique de « fan-chercheurs ». La compétence critique peut manquer.
Mais on a besoin des deux : les fans savent souvent plus de choses que les universitaires. J’estime que toute source est bonne à prendre du moment qu’on est au clair sur son origine. Je ne peux pas travailler uniquement avec des sources universitaires, il y aurait aussi des biais : elles sont trop orientées vers la littérature, vers le textuel…
As-tu un avis sur l’appartenance de la bande dessinée à la littérature ?
Je ne pense pas que la bande dessinée soit une littérature : c’est un medium comme les autres, qui n’a pas besoin de s’inféoder à la littérature pour avoir une valeur. Le texte seul ne rend pas compte de ce qu’est le travail en lui-même.
Les notions de roman graphique, de littérature graphique, me gênent un peu ; terminologiquement, je pense que ça dessert la bande dessinée. Même les études de jeux vidéos sont envisagées avec plus de franchise que la bande dessinée qui essaie de se faire une place à l’université. L’objet est pris dans un tas de contradictions : parce que c’est populaire sans l’être, parce que c’est lu par des intellectuels mais avec un côté subversif…
Tout cela est très bien décrit par Eric Maigret dans un article que j’ai trouvé éclairant pour mes réflexions, « La bande dessinée : une reconnaissance en demi-teinte« , et aussi dans l’ouvrage co-dirigé par lui : La Bande Dessinée, une médiaculture. Ma compréhension du medium est venue assez tard : j’ai commencé à y travailler à l’été 2011, et j’ai dû me faire ma propre idée.
Quelle vision as-tu de la place de la bande dessinée à l’université ?
La bande dessinée franco-belge bénéficie de beaucoup de bienveillance : les universitaires sont souvent des gens qui connaissent et apprécient la bande dessinée. Mais on va avoir du mal à sortir de grandes séries. Le noyau dur de la réflexion, c’est Tintin, Astérix, Les Cités Obscures, Chris Ware… ; ce sont des auteurs qui se prêtent à un travail formel.
En tant qu’angliciste, je me rends compte qu’il y a une vraie incompréhension de ce qu’est un comic, et de la bande dessinée américaine. Et on connaît encore plus mal les bandes dessinées orientales, africaines…
Je crois que tu as participé au labo junior Sciences Dessinées. Pourrais-tu expliquer le principe de cette structure ?
Oui, mais j’en étais juste membre, et je l’ai rejoint en cours de route. Les laboratoires juniors sont une structure spécifique à l’ENS de Lyon, un peu confidentielle. L’école soutient financièrement des groupes de jeunes chercheurs qui ont un projet, forcément multidisciplinaire, d’activités de recherche. Le concept nous permet de s’investir sur une durée courte, généralement un ou deux ans. Le labo junior Sciences Dessinées [ndle : 2013-2014] existe encore mais on a arrêté les activités, comme on est tous en thèse ici ou là. Il y avait une douzaine de membres, dont cinq ou six très actifs.
Les deux porteurs du projet au départ sont Aymeric Landot et Tristan Martine, tous deux historiens médiévistes, et amateurs de bande dessinée. Le travail des membres du labo est d’organiser, pas forcément d’intervenir ou d’être un spécialiste.
On a été un labo actif, dans la moyenne haute du nombre d’activités. On a un livre publié sur le Siècle des Lumières en BD, les actes d’un colloque qui vont arriver et le catalogue de l’exposition Hero(ïne)s. Le labo nous a permis de nous mettre en relation avec les professionnels de la bd sur Lyon, notamment JC Deveney, qui a chapeauté cette exposition qui porte sur la représentation du genre dans la bande dessinée. Il cherchait des universitaires pour faire des articles d’une page, pour le grand public.
En revanche, il n’y avait pas de membres extérieurs à l’ENS ?
Ce n’était pas l’objet : la structure est spécifique à l’ENS, et même si on est ouvert à la fac, on ne savait pas forcément comment s’y prendre pour communiquer.
C’est pour ça que le laboratoire n’a pas forcément généré beaucoup de thèses sur le sujet ?
On était une structure organisatrice, pas un laboratoire de recherches à proprement parler.
Il n’y avait pas sur l’ENS suffisamment de gens qui travaillent sur la bande dessinée : il y avait moi, Irène Le Roy Ladurie et Joanne Cot.
Pour moi, c’était une expérience extrêmement positive, très intense, même si ça a été lourd, avec des projets très divers : expo, articles, journées d’étude… J’ai pu à la fois me faire la main sur l’organisation (notamment pour la journée « Bande dessinée et traduction » et le colloque « Le corps dans la bande dessinée »), intervenir dans les journées, et j’ai pu poster quelques petites choses sur le carnet de recherche.
Il y a plusieurs doctorants et docteurs qui travaillent sur la bande dessinée qui sont d’anciens normaliens…
Il n’y a pas de structure propre à l’école qui l’expliquerait particulièrement…
C’est une réponse un peu désabusée, mais on peut se permettre de faire des sujets de recherche originaux parce qu’on a l’ENS sur notre CV. On a conscience de ce privilège, et ça nous donne une liberté pour choisir ce genre de sujet.
Bibliographie indicative :
GUILLAUME Isabelle, « Dramatis personae : Valeurs symboliques du masque dans Sandman et The Invisibles« , texte pour la journée d’études Masques, identités et bande dessinée du 20 mai 2014, Lyon, [en ligne], url : http://labojrsd.hypotheses.org/2213
GUILLAUME Isabelle dir., dossier « Regards universitaires » pour l’exposition de planches Héro-ïne-s, LyonBD Festival, juin 2014
GUILLAUME Isabelle, «Le paradigme du meurtre en série dans Sandman», Colloque International «Bulles Sanglantes», Université d’Angoulême, 16 octobre 2014 [actes à paraître]
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