Entretien jeune recherche en bande dessinée : Aurélie Huz

Entretien avec Aurélie Huz mené par Julien Baudry le 12 janvier 2015 par Skype

Peux-tu présenter ton parcours jusqu’à la thèse en quelques étapes ?

De 2008 à 2013, j’ai été élève à l’ENS d’Ulm où je me suis spécialisée en littérature ; en parallèle j’ai fait ma licence et mon master à Paris 4 et j’ai passé l’agrégation de Lettres Modernes. En master, j’ai travaillé sur les représentations du procès pénal et du fait divers criminel au XXe siècle dans des textes non-fictionnels. En septembre 2013, je me suis inscrite en doctorat de littérature française, à l’université de Limoges.

Le choix de Limoges est lié à ma directrice de thèse, Irène Langlet, et à mon équipe de recherche. Mon travail s’inscrit au sein de l’Association internationale des chercheurs en littératures populaires et cultures médiatiques (LPCM), basée à Limoges et présidée par Jacques Migozzi.

Comment s’est fait le choix du sujet de thèse ?

Au moment de me lancer dans la thèse, je voulais changer de sujet. Par ailleurs, mon directeur de mémoire à Paris 4, Michel Murat, avait dirigé la thèse de Simon Bréan sur l’histoire de la science-fiction française et m’avait dit qu’il était très ouvert à ce type de sujet. Je voulais travailler sur la science-fiction par goût, en tant que lectrice, sans vraiment connaître au départ les recherches menées sur cet objet-là. Pendant l’année de rédaction du projet de thèse, je me suis mise au point sur la bibliographie académique et cela m’a confortée dans ce choix : je trouvais passionnantes les voies de recherche ouvertes dans ce domaine.

J’avais envie de travailler avec une spécialiste de mon sujet. On m’a recommandé Irène Langlet, professeur des universités à Limoges, et le courant est bien passé. Elle est spécialiste de la science-fiction et des littératures populaires. Elle vient à l’origine de la littérature comparée mais elle s’intéresse aux fonctionnements de la culture médiatique dans son ensemble, dont la bande dessinée et le cinéma. Elle a une culture de la bande dessinée de science-fiction qui me fait défaut par moment et elle m’oriente dans mes lectures.

Quelle est la problématique principale de ton travail ?

Mon sujet de thèse porte sur l’intermédialité dans la science-fiction française du milieu des années 1970 à la fin des années 1990. Je pars de questions littéraires « classiques » pour les traiter au prisme de la culture médiatique actuelle : je me demande comment les phénomènes intermédiatiques influencent la science-fiction dans ses procédés narratifs, sa construction d’univers fictionnels et ses processus immersifs.

Comment t’est venue cette question ?

Quand j’ai commencé à lire les recherches menées sur la science-fiction, c’était uniquement sur la science-fiction littéraire. Je me suis ensuite demandée comment ce que je lisais dans les textes de Richard Saint-Gelais, d’Anne Besson, d’Irène Langlet, pouvait être traité dans des ensembles plurimédiatiques.

Pourtant, ce que je connais le mieux, c’est la science-fiction littéraire. C’est un questionnement intellectuel qui m’a menée à m’intéresser au jeu vidéo ou à la bande dessinée.

Peux-tu présenter ton corpus, et en particulier les oeuvres de bande dessinée qui t’ont intéressée ?

Pour la constitution du corpus, j’ai choisi de considérer des ensembles transmédiatiques : une oeuvre-source et des oeuvres ultérieures qui en sont des prolongements sur d’autres supports, par exemple des adaptations, mais avec une communauté de fiction à l’intérieur de chaque ensemble. J’ai ainsi rassemblé des romans, des bandes dessinées, des films d’animation, des jeux vidéo… Hors de la bande dessinée, j’étudie les films d’animation du cinéaste René Laloux, qui sont des adaptations de classiques littéraires de la science-fiction française : deux romans de Stephan Wul et le roman Gandahar de Jean-Pierre Andrevon. J’ai aussi deux novellisations de Pierre Bordage : celle du jeu vidéo Atlantis et celle du film d’animation Kaena, la prophétie.

Dans les ensembles qui comportent des oeuvres de bande dessinée, je travaille sur Arzach de Moebius, qui a connu beaucoup de déclinaisons, dont une série d’animation pour la télévision ; sur La Trilogie Nikopol de Bilal, oeuvre à laquelle s’est adjointe un film en images de synthèse et un jeu vidéo.

Au frontières du récit graphique, je travaille sur l’influence des dessinateurs de bande-dessinée dans d’autres médias : ainsi, Laloux a travaillé avec les dessinateurs Caza et Moebius pour la réalisation de ses films, et les auteurs de Métal Hurlant ont fortement influencé les imaginaires du cinéma de science-fiction américain (Blade Runner, Alien, etc.). Je suis amenée à identifier des parcours de dessinateurs qui ont un peu touché à tout.

Enfin, il y a eu une adaptation en bande dessinée des Guerriers du silence de Bordage, même si elle moins riche pour mon propos.

Comment gères-tu le traitement de différents médias ?

En fait, au début, quand j’ai constitué mon corpus, je n’ai pas réfléchi en terme d’adaptation mais je voulais identifier des ensembles transmédiatiques. Cela dit, au final, l’adaptation s’est imposée comme un phénomène majeur pour la période, le genre et l’aire géographique que j’étudie : par exemple, il y a peu d’exemples de transmedia à la française.

A partir du moment où j’ai décidé de traiter mes oeuvres par ensemble, ça a rendu certains objets plus massifs, et notamment la bande dessinée. Elle a été un moteur de développement du genre important à partir des années 1970, en particulier avec Métal Hurlant.

Finalement, la bande dessinée occupe une place importante dans ta réflexion ?

Dans les travaux sur la SF littéraire, beaucoup de choses ont été faites sur ce qu’on appelle les novum, c’est-à-dire les « étrangetés » du texte qui conduisent le lecteur à une distanciation cognitive et l’amènent à émettre des hypothèses sur le monde fictionnel dans lequel se déroule le récit. Qu’en est-il quand l’image entre en jeu ? Quels sont les novum dans une bande dessinée de science-fiction et comment fonctionnent-ils ? C’est une des questions qui m’interpellent.

La bande dessinée me permet notamment de travailler sur les rapports entre le texte et l’image dans la construction des imaginaires de monde. C’est un peu la question qui se cristallise sur cet objet, selon moi.

Et puis d’un point de vue historique, je travaille sur les transformations médiatiques de la SF française et de ses industries culturelles : la bande dessinée joue un rôle de dynamisation des productions et fait connaître la SF française à l’étranger, sur le marché américain. Elle lui confère une identité visuelle très forte, elle en construit les imaginaires graphiques.

Ta démarche est à la fois littéraire et historique ?

Le problème, c’est que si on veut bien faire les choses, on ne peut pas tout faire.

Mon approche se fonde d’abord sur l’étude des œuvres, dans une perspective littéraire (au sens large). Cette compréhension passe nécessairement par une contextualisation et une prise en compte des problématiques historiques. Mais mon travail n’est pas un travail d’histoire littéraire, de sociologie des médias ou d’histoire culturelle. Si je voulais avoir une approche par les industries culturelles, je serais par exemple obligée de faire du quantitatif, et ce n’est plus la même chose. J’ai choisi une approche qualitative avec un corpus restreint qui fait surgir des questions saillantes et ouvre des pistes fertiles à l’analyse. Je m’intéresse à ce que l’intermédialité fait à la fiction.

De quelle façon approches-tu la bande dessinée, du point de vue de l’analyse ?

Concrètement, lors d’une communication sur Arzach, j’ai fait une analyse comparée du style graphique entre les BD et le film d’animation. Dans le film, il y avait le choix esthétique très net de se rapprocher du style de la bande dessinée.

Sur la narration, c’est un travail en cours, et c’est un peu intuitif, je teste des choses. Mes concepts et mes méthodes viennent de la littérature et je ne veux pas les plaquer sur ces objets-là. Ça me semble problématique d’utiliser des notions littéraires pour la bande dessinée sans s’interroger sur ses spécificités. Ce que j’essaye de cerner, pour la bande dessinée, mais aussi pour le jeu vidéo, c’est la spécificité du medium et donc son fonctionnement propre dans l’élaboration science-fictionnelle. Cela a bien sûr des impacts sur les méthodes d’analyse.

Comment as-tu appréhendé le fait d’intégrer de la bande dessinée dans ton étude ?

Inclure de la bande dessinée dans le corpus, au début, ça m’a fait peur ! Je ne sais pas si je me serais lancée là-dedans sans les encouragements de ma directrice. Mais c’était un défi stimulant que de découvrir cette bande dessinée. Je ne lisais pas de bande dessinée avant, donc je l’ai plus ou moins découverte à travers un regard critique – et non pas d’abord avec une posture de lectrice ou de fan.

Je pense qu’on peut produire du savoir sur un objet sans avoir un rapport de fan vis-à-vis de lui – et même que cela désamorce un certain nombre de biais et permet d’objectiver la démarche. Évidemment, je n’ai pas la même culture sur la bande dessinée que certaines personnes qui en lisent depuis toujours, et je l’accepte en sachant que c’est à la fois un handicap, sur le plan de l’érudition et de la vision d’ensemble, et un atout sur le plan de la rigueur scientifique et du décentrement du regard.

C’est une découverte qui t’a plu ?

Oui, mais il y a des compétences de lecture à acquérir. Pour certaines personnes, la question du récit, du rapport image-texte, ne se pose pas. Pour des gens qui n’ont pas baigné dans la bande dessinée, c’est une donnée moins évidente. Je dirais que, du coup, ma lecture est réfléchie dans la mesure où je ne lis pas une bande dessinée comme si le medium était transparent – justement parce que j’y suis moins « rodée » : je suis sensible à la forme, à ses contraintes, parce que c’est un medium que je ne fréquentais pas avant.

Quelles ont été les lectures vers lesquelles tu t’es tournée pour la bande dessinée ?

Une des difficultés de mon sujet, c’est qu’ayant beaucoup de médias, je ne peux pas avoir une connaissance exhaustive de la bibliographie concernant chacun des supports. J’essaie d’identifier les problématiques de recherche majeures, d’avoir des outils rapidement utiles, et de situer les enjeux des médias les uns par rapport aux autres.

J’ai fait une petite bibliographie avec Thierry Groensteen, Jan Baetens, Benoit Peeters, Philippe Marion. En ligne, je consulte aussi Comicalités.

J’ai l’impression, mais je ne sais pas si c’est justifié, que la littérature sur la bande dessinée est éparpillée. Ce n’est pas facile de se repérer, mais pour ça je fais appel à des amis doctorants qui sont plus spécialistes que moi.

Et en dehors de la bande dessinée ?

J’ai déjà parlé de Richard Saint-Gelais, pour ses travaux sur la transfictionnalité que je trouve géniaux. J’adhère aussi aux travaux de Matthieu Letourneux sur les genres médiatiques et la sérialité, aux recherches d’Anne Besson sur les imaginaires de monde. Je lis Marie-Laure Ryan pour les théories de la fiction, etc.

Ces auteurs se posent des questions relatives à la fiction, à l’immersion, aux mondes et aux pratiques ludiques dans la culture médiatique actuelle. Pour ce faire, ils n’hésitent pas à aller prendre des objets complètement non-légitimes aux yeux de l’institution.

Justement, bande dessinée et science-fiction sont deux objets qui ont longtemps été jugés illégitimes à l’université. Quel regard portes-tu là-dessus ?

J’ai quand même l’impression que ces objets entrent déjà de façon importante à l’université, qu’ils posent de moins en moins de problèmes. Je suis convaincue que la recherche doit s’en emparer en tant que phénomènes culturels massifs.

Mais personnellement, même si ça tient à ce que j’évolue dans des cercles de recherche privilégiés et que j’ai choisi mes interlocuteurs, je n’ai pas l’impression d’avoir à me justifier. Et je pense qu’au fond, il faut arrêter d’essayer de se justifier quand on travaille sur ces objets. La justification est simple : la recherche en littérature doit tenter de rendre compte de tous les aspects de la création contemporaine, elle doit chercher à comprendre les faits culturels dans leur ensemble et surtout les plus visibles.

Une des questions que je me suis posées, c’est si ça allait poser problème pour la suite de ma carrière universitaire. Mais j’ai été rassurée par les discussions que j’ai pu avoir et en voyant dans les colloques que beaucoup de chercheurs sont pleinement engagés dans cette recherche sur les littératures médiatiques.

C’est intéressant de voir comment des questions classiques et rebattues prennent une autre dimension face à des objets qui ne sont pas les chefs-d’œuvre de la littérature. La question se pose aussi quand on constitue un corpus : on est tenté d’étudier les objets les plus intéressants, qui sortent de la masse de la production effective.

J’ai donné un cours à Limoges avec un corpus mixte : une oeuvre de Modiano (Chien de printemps) et une de Franck et Vautrin (Boro, reporter photographe), qui joue avec les codes de la littérature feuilletonesque. Pour la préparation du cours, on s’est posé la question de savoir si les approches étaient les mêmes dans le cas de ces deux objets : étudier une page de Modiano, ce n’est pas la même chose qu’étudier une page de roman-feuilleton. On a vu que l’optique se déplaçait, que l’objet imposait sa nature.

Tu as déjà cité l’association LPCM, mais j’ai l’impression que tu es en lien avec plusieurs groupes de recherche ?

J’ai été en contact avec cette association par ma directrice de thèse et Jacques Migozzi.

Sinon, je viens d’entrer dans le comité de rédaction de la revue de recherches sur la science-fiction Res Futurae, initiée par Irène Langlet et Simon Bréan. J’espère pouvoir me former à l’édition en ligne, c’est quelque chose qui m’intéresse.

Je suis aussi en contact avec des doctorantes de Poitiers qui travaillent sur la bande dessinée : Elsa Caboche, Marion Lejeune, Désirée Lorenz… On peut échanger sur nos doutes, sur la bibliographie et les méthodes.

Enfin, avec mes co-thésards du laboratoire, on tient aussi un blog de recherche, Populeum, ce qui permet de ne pas travailler seul. C’est important pour la thèse, d’autant plus qu’on aborde des sujets proches.

Est-ce que tu participes à des événements hors de l’université, autour de ton sujet ?

Pas pour la bande dessinée. Mais j’ai participé au printemps 2014 au Stunfest, un festival de jeu vidéo qui propose un cycle de tables rondes avec des professionnels du milieu et des universitaires. Il y avait une discussion sur l’adaptation à laquelle on m’a proposé de participer. Dans une certaine mesure, c’était impressionnant parce que je ne suis pas une spécialiste de ce média, mais c’était aussi très stimulant.

Bibliographie indicative :

HUZ Aurélie, « Arzach, rhapsodie médiatique », intervention dans le cadre des journées d’étude « Bande dessinée et intermédialité », organisées par Elsa Caboche et Désirée Lorenz, université de Poitiers, 9-10 octobre 2014.

HUZ Aurélie, « L’intermédialité dans la science-fiction française du milieu des années 1970 à la fin des années 1990 à travers l’exemple de Pierre Bordage », intervention et présentation d’un poster scientifique lors d’un workshop pour doctorants, lors du colloque de la LPCM « Mondes possibles, mondes numériques. Enjeux et modalités de l’immersion fictionnelle », organisé par Laurent Bazin, Anne Besson et Nathalie Prince, université du Maine, Le Mans, 18-20 juin 2014.

HUZ Aurélie et LANGLET Irène, « Bilal et le Monstre. Une Yougoslavie de science-fiction, une guerre en bande dessinée (et vice-versa) », à paraître.

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