Entretien avec Anastasia Scepi mené par Julien Baudry le 27 janvier 2015 par téléphone
Peux-tu présenter les étapes de ton parcours universitaire jusqu’à la thèse ?
J’ai fait un master 2 en stylistique à Paris 4 et j’ai commencé ma thèse en novembre 2013, avec comme directeur de recherche Jacques Dürrenmatt. J’ai aussi des charges de cours à Paris 4 en grammaire et stylistique, et je suis prof dans le secondaire depuis 2011.
Mon master, dirigé par Georges Molinié, était de la « sémio-stylistique », et ça portait sur Sophie Calle. C’était déjà un peu hybride : j’analysais le texte et l’image, en m’interrogeant sur « comment dire l’intime ? ».
Avec la thèse, tu as donc complètement changé d’objet ?
Oui, vraiment par goût personnel. Pour la thèse, je suis partie sur le XIXe siècle qui me plaît fondamentalement, mais toujours avec des questions autour du texte/image. Je voulais rester en langue française, analyser les textes d’un point de vue grammatical et stylistique, trouver des faits de langue et de style.
J’essaie d’interroger une possible concordance entre la langue et l’image : est-ce que des traits stylistiques qu’on peut identifier dans le texte se retrouvent aussi dans l’image ? C’est vraiment une question discutable. C’est déjà ce que j’interrogeais en master, c’est le point commun entre mes travaux.
A partir de cette question, comment s’est construit le sujet ?
Au début, j’étais parti sur un sujet différent : les techniques picturales propres au XIXe qui pouvaient se trouver dans les textes, comme l’impressionnisme. Je me suis rendu compte que beaucoup de choses avaient déjà été faites, que c’était peu probant. Jacques Dürrenmatt m’a proposé un autre sujet : la stylistique de la caricature. D’abord je ne savais pas ce qu’il fallait en penser, je n’avais pas cette culture de l’image satirique, mais maintenant je trouve ça génial.
Il s’agit d’essayer de voir s’il y a des correspondances entre des stylèmes, ou traits de style, proprement caricaturaux dans le texte et l’image. Est-ce que l’invasion de l’image satirique au XIXe siècle a influé sur la manière d’écrire ? On sait que oui, mais ce n’est pas forcément certain qu’on puisse aller jusqu’à parler de « traits de style caricaturaux ».
Qu’est-ce qui t’intéresse dans le XIXe siècle ?
Le XIXe siècle est fondamentalement un siècle de l’image : elles se développent et inondent la société. C’est passionnant d’analyser l’expansion de l’image au sein de la sphère publique, mais aussi de voir comment les écrivains s’en emparent dans leurs écrits, par exemple à travers l’ekphrasis, mais aussi en convoquant tel ou tel dessin de presse, par exemple dans une nouvelle des Goncourt qui fait référence à un journal à caricatures. Est-ce qu’une nouvelle forme d’écriture émerge de cette rencontre ?
Beaucoup de travaux ont été faits sur ce qui a pu influencer l’écriture littéraire de ce siècle via l’écriture journalistique ou la peinture, mais pas par la caricature, ou en tout cas pas en langue.
Quelles sont les oeuvres ou auteurs qui composent ton corpus ?
Je pars des essais de Baudelaire sur le comique, en 1855, jusqu’à Monsieur de Phocas de Jean Lorrain en 1901. Le corpus est ensuite extrêmement large. Il est à la fois littéraire et pictural, il comprend Villiers de l’Isle Adam, Huysmans, le groupe des fumistes… Actuellement, je suis dans la phase où j’ai énormément d’infos mais sans arriver à les classer très précisément.
Et en terme de méthodologie ?
La première partie de ma thèse va être lexicologique pour comprendre ce que signifie caricaturer. J’essaie de voir les correspondances entre le lexique de la caricature et ce qu’on retrouve dans les textes et les supports picturaux.
Je consulte des documents de presse sur Gallica ou Google Books, ce qui prend beaucoup de temps pour savoir à quelle notion certains mots renvoient. Je consulte d’abord les dictionnaires, je crée des réseaux sémantiques que j’analyse, je me fais des listes avec des notions annexes…
Au départ je regardais tout type de textes, ce qui était intéressant car ça permettait de voir comment le terme était utilisé à une époque donnée. Puis j’ai resserré à certain type de presse et de littérature.
Tu as évoqué la « langue » comme discipline. Pour toi, c’est une méthode de recherche différente de la littérature ?
Oui, parce qu’il s’agit de travailler la grammaire, la manière dont c’est écrit. Ce qui m’intéresse, ce sont les traits d’écriture.
L’un des enjeux de mon travail est de savoir si cette méthode par les stylèmes peut être utilisée pour l’analyse d’image. Je veux essayer de trouver des correspondances graphiques. Il n’y a pas de terme pour décrire tel ou tel élément, pour analyser le style en bande dessinée. Je me retrouve un peu dépourvue, c’est ce qui complique aussi mon travail. Mais dans les faits, j’aimerais bien utiliser les mêmes outils pour le texte et l’image. J’en suis au stade où j’essaye des choses.
Comment se fait le lien avec la bande dessinée ?
La caricature au XIXe siècle, ce n’est pas ce qu’on entend de nos jours. Ça se rapproche de la fantaisie, du caprice, du grotesque, de l’arabesque. C’est tout un lexique dix-neuvièmiste de notions annexes qui sont de l’ordre de l’illustration et qui se rapprochent de ce qu’ont pu faire les dessinateurs. Je veux voir comment la caricature est envisagée graphiquement, et proposer des correspondances. On sait qu’il y a des liens, mais ils n’ont pas été analysés.
Par exemple en ce moment, je travaille sur la pantomime, qui est considérée comme une certaine forme de caricature, notamment chez Baudelaire. Cela me renvoie aux mannequins de cire, aux pantins que l’on retrouve dans des nouvelles de Champfleury, par exemple ; à la schématisation, et donc à ces images schématiques qui émergent en bande dessinée.
J’aurai évidemment Töpffer, Willette, Forain, toutes les séries d’images muettes qu’on considère comme de la bande dessinée et qui sont des caricatures au sens du XIXe siècle… Mais à ce stade, je ne sais pas encore ce que j’en fais, sinon que je ne vais pas être amenée à analyser ces bandes dessinées pour elles-mêmes, mais parce qu’elles incarnent la caricature de ce siècle. Les images ont pu avoir une influence sur les auteurs.
Est-ce que malgré tout certaines de tes problématiques sont propres à la bande dessinée ?
Oui, notamment pour l’analyse d’image et la question de l’émergence de la bande dessinée. Comment classer ces images ? Certaines sont désignées comme bande dessinée par des non-spécialistes, comme Jean de Palacio qui évoque « les premières images parlantes qui rappellent la bande dessinée ». Est-ce que les premières bandes dessinées sont des caricatures ?
Mon travail marche par rebond : tel terme me renvoie à tel autre par des jeux de correspondance lexicale et graphique. Ce qui pose vraiment la question de la dénomination de l’objet. Certains vont parler d’écriture de fantaisies, d’autres de caricatures…
Quels sont les chercheurs dont le travail a pu particulièrement t’inspirer ?
La caricature au XIXe siècle n’est pas un sujet qui a été traité en tant que telle en langue française, je n’ai donc pas d’ouvrages de référence. Par contre, je vais m’inspirer d’autres travaux qui étudient les liens entre les textes et l’image comme Virginie Pouzet-Duzer sur l’impressionnisme littéraire et Nicolas Valazza avec Crise de plume et souveraineté du pinceau, ou l’analyse du pittoresque chez Aloysius Bertrand par Nicolas Wanlin. Les travaux de certains chercheurs m’aident énormément, je pense, notamment à Evanghélia Stead (sur le livre illustré fin-de-siècle), Jean de Palacio (sur la littérature fin-de-siècle) Sophie Basch (pour ses travaux sur les arts mineurs, comme la pantomime et le cirque, par exemple), et tous les travaux de Bernard Vouilloux. Il y a aussi tous ceux qui ont travaillé autour de l’esthétique du rire : Daniel Grojnowski, Alain Vaillant, Jean-Louis Cabanès. Ils permettent d’inscrire la problématique dans le siècle, d’en proposer un ancrage à la fois historique, littéraire et artistique. Enfin, Imageries de Philippe Hamon est un point de départ incontournable.
Et côté bande dessinée, tu as intégré certains auteurs dans ta bibliographie ?
J’ai lu notamment les travaux de sémiologie de la bande dessinée de Thierry Groensteen, son livre sur Topffer, et Naissances de la bande dessinée de Smolderen, mais rien de plus spécifique.
Pour être honnête, j’ai lu beaucoup de choses sur l’image, comme L’oeil qui rit de Michel Melot, ou les travaux des historiens d’art, comme ceux de Ségolène Le Men, mais pas sur la bande dessinée.
Evidemment, il faut ajouter le livre de Jacques Dürrenmatt sur la littérature et la bande dessinée.
Tu fais partie d’un groupe de recherche sur la bande dessinée ?
Oui, le GRENA. C’est Jacques Dürrenmatt qui me l’a suggéré pour le côté historique, en restant dans mes bornes chronologiques.
La bande dessinée, c’est un univers que je ne connais pas du tout, à part les titres grand public. Mais le GRENA me donne envie d’en parler et de m’y intéresser.
Bibliographie indicative :
SCEPI, Anastasia « Le Spleen de Paris sous le masque de la pantomime », Loxias, 47, février 2015.
SCEPI, Anastasia, « L’explosion dans l’expression: stylistique de la caricature » dans Le Spleen de Paris, L’information grammaticale, octobre 2014.