Entretien avec Jessica Kohn mené par Julien Baudry le 22 janvier 2015 à Bordeaux
Peux-tu présenter les différentes étapes de ton parcours jusqu’à la thèse ?
J’ai fait l’ENS de Lyon en histoire, où j’ai passé l’agrégation d’histoire, mon M1 et mon M2. Mon M1 portait sur la série Les Shadoks (1968-1970) vue en tant que feuilleton international, à la fois sur le plan de ses influences (britannique, américaine, écoles viennoise et parisienne de l’art abstrait), et sur le plan de sa réception. J’ai étudié toutes les lettres reçues par le feuilleton, un beau corpus de 1500 lettres.
En travaillant sur ce sujet, j’ai découvert Saul Steinberg dont le parcours m’intéressait : c’est un Roumain qui a vécu en Italie et République Dominicaine avant de s’installer à New York. Je suis partie aux Etats-Unis pour mon M2, pour étudier ce dessinateur et son rapport à la migration.
Je suis passée de l’étude du medium à celui du médiateur. C’était toujours la même problématique d’une production entre deux influences culturelles : c’est un dessinateur qui dessine les Etats-Unis avec un regard pas tout à fait américain, mais plus vraiment européen…
Comment s’est fait ensuite le lien à la thèse ?
En consultant la correspondance de Steinberg, j’ai découvert qu’il échangeait avec des noms du milieu culturel, artistique et intellectuel des années 1950-1960 comme Primo Levi, Picasso, Aldo Buzzi. Avec ce que je connaissais des dessinateurs français et du milieu du dessin de l’époque, je me suis rendu compte que les dessinateurs sont souvent des hommes « du milieu », entre plusieurs aires culturelles, plusieurs rapports à la culture. Ils créent des liens. C’est là que je me suis dit que, s’il est intéressant d’étudier leur dessin, leur trajectoire peut aussi être pertinente. Les trajectoires de Steinberg et Rouxel peuvent peut-être être généralisées à une profession dans son ensemble.
J’ai alors décidé de faire ma thèse sur les dessinateurs et leur rôle de passeurs culturels dans la société de l’après-guerre, autant entre France et Belgique que France et Etats-Unis.
Sur le plan institutionnel, où mènes-tu ce travail, avec qui et dans quelle discipline ?
Je suis inscrite depuis 2014 à Paris 3 sous la direction de Laurent Martin, et à Bordeaux Montaigne pour ma co-direction avec Jean-Paul Gabilliet.
Jean-Paul Gabilliet est civilisationniste et connaît très bien la période et le sujet. Laurent Martin a fait sa thèse sur l’histoire du Canard Enchaîné et l’histoire de la censure. C’est un vrai historien culturel. Il était d’abord en LEA à Paris 3, et maintenant en médiation culturelle : je suis donc entre ces deux UFR et ces deux écoles doctorales, d’autant qu’il n’y a pas vraiment d’histoire à Paris 3, ni de bande dessinée ou d’histoire transnationale. Il faut être soit européaniste, soit américaniste. En revanche, je suis en contrat doctoral et dans le cadre d’un cours général sur la sociologie de la culture, j’ai donné un cours de sociologie de la bande dessinée.
En terme de disciplines, comment te situes-tu ?
C’est compliqué… Je me considère à cent pour cent comme historienne : c’est ma formation, j’ai des réflexes et des méthodes d’historienne… Je ne pense pas comme une sociologue : eux mettent peut-être davantage les concepts en avant alors que nous partons surtout du contexte.
Cela dit, vu les travaux produits sur la question du dessin en général et des professions artistiques, c’est impossible de faire mon sujet sans utiliser beaucoup de travaux sociologiques : sociologie des professions, sociologie de l’art et de la culture… C’est là que des choses importantes ont été faites. Philippe Kaenel, par exemple, qui est historien de l’art, fait un travail d’histoire sociale.
Après, il faut adapter les concepts sociologiques : les débats sur les échelles de légitimité culturelle, sur la post-légitimité, nous atteignent moins en histoire.
Quelle est ta problématique ?
Mon idée, c’est qu’après la Seconde Guerre mondiale, la profession de dessinateur-illustrateur est à cheval entre plusieurs médias et plusieurs aires culturelles. Elle se précise en faisant endosser au dessinateur un rôle dans la société qui consiste à faire le lien entre différents mondes culturels.
Je pense que ce rôle de passeur culturel s’attache au dessin pour certaines raisons : le dessin peut se passer de mots, il transmet autre chose que les textes, et circule dans des médias de masse. C’est une profession du « milieu » au sens où elle n’est pas tout à fait considérée comme une profession artistique, mais elle implique quand même des contacts avec le monde artistique. Sempé connaît Modiano, mais n’est pas Modiano.
C’est mon hypothèse de départ… Pour le moment, au vu des biographies que j’ai compilées, je pense ne pas trop m’être plantée, même si tous ne sont pas des passeurs culturels. De toute façon, à part le travail de Jean-Paul Gabilliet, rien n’a été fait sur l’histoire sociale des dessinateurs de cette époque, donc même si je ne démontre pas mon hypothèse, j’aurais au moins apporté un portrait de ce qu’est être dessinateur à cette époque. Les études sont toujours menées par le biais du medium, mais ça ne suffit pas.
Par ailleurs, je pense que c’est aussi un sujet politique : ce sont aussi les années de la démocratisation culturelle et ça m’intéresse d’en comprendre les ressorts, et le rôle de vulgarisation que peut jouer le dessin.
À quoi correspondent les bornes chronologiques et géographiques que tu as choisies ?
1945 est le moment où les lignes américaine et franco-belge se distinguent et commencent vraiment à s’influencer mutuellement. 1968 est le moment où arrive l’underground américain et l’album pour adultes. Il me semble aussi que les dessinateurs se spécialisent. Ce n’est pas le même rapport à la culture. Je n’étudie pas que les dessinateurs de bande dessinée, mais je pense quand même qu’à partir du moment où la notion de « bande dessinée » arrive, c’est un tournant important.
Géographiquement, le trio Etats-Unis/France/Belgique était évident.
Concrètement, de quoi est constitué ton corpus ?
Mon corpus sera constitué de la vie d‘un millier de dessinateurs, dont j’ai retrouvés les noms en compulsant les index de la presse et de l’édition de ma période, ainsi que des dictionnaires spécialisés.
Ce que je fais, c’est ce qu’on appelle en histoire de la prosopographie. Etymologiquement, c’est de la compilation de biographies, et ça consiste à mettre en miroir des trajectoires individuelles pour pouvoir retracer des trajectoires collectives.
Avant de me demander si mes dessinateurs sont bien des passeurs culturels, il faut que je définisse ce que signifie être dessinateur de 1945 à 1968. Pour pouvoir le faire, je compile des vies de dessinateurs dans une base de données qui me permettra de faire des requêtes. Par exemple, je sais déjà que plus d’un tiers des dessinateurs américains proviennent de seulement trois écoles.
Quelle méthode emploies-tu pour « classer » cette masse d’informations ?
Je les traite par un échantillonnage progressif. J’ai d’abord un questionnaire minimum pour le millier de départ : je me concentre surtout sur leur carrière, parce que les sources sont les plus faciles à obtenir : où est-ce qu’ils ont publié, quand, comment ?… À l’intérieur de ce groupe, je vais isoler différents sous-groupes, sur lesquels j’ai des informations spécifiques qui me paraissent primordiales : leurs études, leurs voyages, leurs publications à l’étranger notamment – plus les informations sont précises, plus les sous-groupes sont réduits, ce qui permet en définitive d’isoler un sous-groupe de ceux qui seraient à proprement parler des passeurs culturels. Enfin, je pensais en retenir une dizaine dont les vies sont particulièrement représentatives ou non-représentatives, avec des recherches dans leurs archives personnelles et un travail plus monographique, qui permet de se concentrer aussi plus concrètement sur leur production dessinée.
Pour l’instant, la base de données des carrières est sous Excel. Je voudrais pouvoir la transférer sur une base de données en ligne qui s’appelle SyMoGIH. Elle fait partie d’un projet du laboratoire LARHRA.
J’avais déjà utilisé une base de données en M1 et la prosopographie ne peut pas se faire sans base de données. J’ai eu un peu du mal au début, mais j’ai fait un séminaire d’histoire quantitative, et je participe aussi au séminaire de prosopographie d’Emmanuelle Picard qui m’a parlé de l’outil du LAHRHA. C’est en ligne, il y a des ingénieurs pour me former et m’aider… C’était plus simple d’être intégrée dans un laboratoire plutôt que d’être seule face à ma base de données. Ça va me prendre deux ans à la remplir et à compiler les biographies, mais en terme de temps c’est aussi long que d’aller voir des cartons d’archives. Au lieu d’avoir des boîtes, j’ai des index et des notices sur des bases en ligne comme the Grand Comics Database ou Lambiek.net.
Les oeuvres elles-mêmes sont périphériques ?
Je n’aime pas trop dire que c’est périphérique dans le sens où ce que j’avance sera faux si ça ne se retrouve pas dans les oeuvres. Au moins pour les études monographiques, je vais m’aider de ce qu’on fait les auteurs. Ça fait aussi partie du travail du chercheur que de montrer en quoi ce que je vais prouver avec la prosopographie est une clé pour lire les oeuvres.
Au départ, il faut que je fasse tout ce travail technique. Si j’étudie les dessins, je n’ai aucun jugement esthétique. Je ne fais pas de formalisme ou de littérature.
Parmi les chercheurs et théoriciens, lesquels t’inspirent le plus ?
Kaenel est vraiment bien, il a fait un gros travail dans son ouvrage Le métier d’illustrateur. 1830-1880. Son approche est pluridisciplinaire, ce qui a pu légitimer la mienne, me montrer que ça avait du sens de faire une histoire sociale du métier d’illustrateur.
Il y a aussi des noms de l’histoire culturelle : Pascal Ory, Jean-Paul Gabilliet, Jean-Yves Mollier, Thierry Crépin. Pour l’histoire transnationale, les réflexions de Pierre-Yves Saunier m’ont beaucoup aidé. Ory m’intéresse pour son approche systématique d’historien culturel ; il a de belles intuitions sur ses objets d’étude qui ouvrent des pistes de recherche pour les jeunes chercheurs.
Je lis beaucoup d’anglo-saxons, mais ils ne m’apportent pas forcément au niveau de la méthode, sauf un, Iain Topliss, qui a travaillé sur le New Yorker et Steinberg, et qui est génial. Il fait de la monographie sans faire des biographies : il est capable d’incorporer le contexte de la vie d’une personne sans verser dans le récit individuel. Je lis aussi Trina Robbins, qui est dessinatrice et a beaucoup écrit sur les femmes dans la bande dessinée. C’est une des meilleures sources sur le sujet.
Sinon, les personnes de mon corpus qui ont écrit sur leur profession m’intéressent beaucoup : Jijé, Franquin… C’est souvent assez touchant.
Tu participes à des groupes de recherche ?
J’ai participé au labo junior CCCP à l’ENS de Lyon, sur la culture populaire, qui est terminé maintenant. Je faisais partie des membres fondateurs.
Tu m’as dit que tu donnais des cours sur la bande dessinée. Quel a été l’accueil des étudiants ?
C’est un medium utile pour les étudiants : en civilisation américaine, on peut illustrer la question des migrations avec Dropsie Avenue par exemple.
Parmi les étudiants de L3, en LEA, certains adorent ça parce qu’ils en lisent, mais ceux qui n’en lisent pas trouvent que le sujet est trop précis. Il y a un vrai défi pour moi à mieux leur montrer en quoi la bande dessinée est un support intéressant pour comprendre la culture populaire.
Tu étais une lectrice de bande dessinée avant de faire cette thèse ?
J’aime bien lire de la bande dessinée. Quand j’étais en prépa, ça me paraissait évident que j’allais travailler sur le dessin, parce que ça faisait partie de ma bibliothèque mentale.
Pendant très longtemps, j’ai lu de la bande dessinée des années 1960. Ma mère lisait Pilote et m’a fait découvrir Les Dingodossiers. Puis, adolescente, j’ai découvert Le combat ordinaire de Manu Larcenet qui m’a amené à lire un autre type de bande dessinée.
Il y a donc des auteurs de ton corpus que tu avais déjà lu avant ?
Oui, surtout Gotlib. Je pense vraiment qu’il est au coeur de mes choix de recherche : il représente ma problématique, un certain rapport à la culture et au lectorat… Il y a aussi Sempé, Schulz, Dr Suss, Goscinny… Mais finalement je crois que j’ai fait ce sujet pour pouvoir parler de Gotlib.
Bibliographie indicative :
KOHN Jessica, « La Shadokologie dans la première et la deuxième série des Shadoks », Arts et Savoirs n° 5, mars 2015
KOHN Jessica, « Gotlib, entre grande histoire et histoire personnelle », participation à la journée d’étude de l’EHESS « Dessiner l’histoire », avril 2015.
KOHN Jessica, Saul Steinberg, un artiste entre deux eaux : expérience migratoire et dessin des Etats-Unis (1933-1958), mémoire de M2 sous la direction de Nancy Green (EHESS) et Hasia Diner (NYU)