Un été en numérique : la tournée mensuelle de Phylacterium

Avant que la rentrée ne nous réserve quelques nouveautés, je vais m’attarder sur les actualités de ces mois de juillet et août autour de la bande dessinée numérique. Des news éparses, mais qui témoignent d’un dynamisme discret qui ne s’interrompt jamais vraiment…

La revue du mois : illimité, moustache et prépublication

Je ne vais pas revenir sur quelques annonces ayant eu lieu en juillet et août pour des actualités à venir en septembre-octobre ; il en sera question lors du ma prochaine tournée mensuelle. Mais citons les tout de même histoire de ne pas oublier, et puisqu’il s’agit de deux annonces importantes : l’arrivée de Watch, un nouveau webzine payant qu’on attendait depuis le mois de mars et qui paraît plutôt prometteur, et l’évolution du vénérable Festiblog qui fête ses dix ans avec une nouvelle formule et un nouveau nom. Rendez-vous dans un mois pour évoquer ces deux actualités.

 

Ces derniers temps, le monde de la bande dessinée numérisée est secoué de soubresauts qui apportent une réponse à mon questionnement de juin sur la « dynamisation » des catalogues numérisées. Progressivement, ces catalogues s’élaborent selon un modèle économique à mi-chemin entre l’exception culturelle française et l’économie de marché nord-américaine.

Exception culturelle car, rappelez-vous, une négociation entre les diffuseurs, les éditeurs et l’Etat avait abouti à l’idée que, conformément à la loi sur le prix unique du livre, l’éditeur restait le seul à pouvoir décider des prix. Une décision qui confortait l’élaboration de plateformes de diffusion par les éditeurs eux-mêmes, ou au moins en concertation avec les éditeurs, à l’image du modèle d’Izneo. Dès la mi-juillet, le distributeur BdBuzz, présent depuis 2011 sur le marché des applications mobiles de bandes dessinées numérisées, s’associait aux Humanoïdes Associés pour proposer une offre d’abonnement illimité sur 500 titres de l’éditeur. Le tarif avancé est de 5,99 euros par mois.

Mais certains éditeurs jouent sur les deux tableaux et s’immiscent dans les méandres oligopolistiques de l’économie numérique nord-américaine. Un accord a été signé entre le groupe Delcourt et le distributeur américain Comixology pour la diffusion numérique aux Etats-Unis d’albums français traduits. Une stratégie pour prendre pied dans un pays où la lecture de bande dessinée numérisée semble réellement avoir décollé, contrairement à la France ou tout cela stagne un peu.

Ces deux stratégies des éditeurs français, entre contrôle du marché et des prix en France (certes, ce dernier imposé par la loi) et expansion américaine dans le flot de la libre-concurrence, ont quelque chose de contradictoire. Elles ne sont pas sans risques. Côté français, la médiation de l’État semble aboutir à une dispersion de l’offre au gré des accords entre éditeurs et plateformes, Izneo n’ayant pas su complètement conserver son hégémonie consortiale. Côté nord-américain, on se dirige bien vers une concentration de la diffusion de la bande dessinée numérisée entre les mains d’Amazon qui détient Comixology, et donc maintenant le catalogue traduit de Delcourt.

Du côté des news plus légères, parlons de convergence numérique. On peut relever le lancement par la chaîne franco-allemande Arte d’une adaptation animée de Tu mourras moins bête, le désormais célèbre blog bd de vulgarisation scientifique de l’excellente Marion Montaigne. Une bonne nouvelle ; à voir maintenant à quoi ressembleront les épisodes (j’ai quelques doutes sur François Morel pour faire la voix du professeur, mais enfin…). En-dehors de la satisfaction de voir que le premier blog bd français adapté en animation est aussi un des plus réussis, qu’en retenir ? Après le soutien à Professeur Cyclope, c’est un pas de plus de la part de la chaîne culturelle pour un rapprochement avec ce qui se fait de plus innovant côté bande dessinée. Petit à petit Arte se construit un catalogue de documentaires et de fictions à mi-chemin entre bande dessinée et animation.

Convergence numérique estivale : épisode 2. Un autre acteur extérieur au monde de la bande dessinée qui confirme son implication dans le secteur numérique, c’est assurément lemonde.fr. Je vous renvoie ici à mon précédent article « tendances numériques » sur la façon dont la culture numérique permet de renouer des liens perdus entre la bande dessinée et la presse généraliste. Après les blogs bd hébergés, après les strips de la matinale, lemonde.fr s’intéresse à la prépublication numérique, comme il avait déjà pu le faire au printemps 2014 avec La technique du périnée de Ruppert et Mulot, publié chez Dupuis. Cet été, c’était rien de moins que quatre albums présentés en avant-première, en tout ou partie, sur le site web, et pour tous les goûts : le reboot de Super Dupont par François Boucq et Karim Belkrouf, Le piano oriental de Zeina Abichared, California Dreamin’ de Pénélope Bagieu et (à venir), Olympia de Vivès, Ruppert et Mulot. À ce niveau, on peut certainement parler de tendance forte de la part de la rédaction numérique du Monde en direction de la diffusion numérique de bande dessinée.

Et pour terminer sur la prépublication, un mot sur une initiative originale mais dont je ne sais guère quoi penser : la prépublication du prochain album d’Iznogoud sur… Instagram… en case par case ! Visiblement le fruit d’une agence marketing (Versacom), ce choix déroutant fait du « charcutage numérique » de la bande dessinée papier une sorte de performance artistique rappelant à la fois l’art de la mosaïque et celui du collage surréaliste. Il y a de l’idée. Mais chacun jugera.

 

L’enjeu du mois : le Turbomedia a le vent en poupe

Pour l’enjeu du mois, quittons un instant les questions d’intendance pour regarder du côté de la création. Cet été a été propice au développement et à la structuration d’une vraie communauté du Turbomedia qui, à partir de ses acteurs initiaux et initiateurs (Balak, Malec, Geoffo et JL Mast), continue de bénéficier d’un élan qui dure, rappelons-le, depuis six ans.

Je ne reviens pas sur le Turbomedia et invite ceux d’entre vous qui n’ont pas connaissance du phénomène à consulter soit mon précédent article, soit la très complète chronologie de Geoffo et JL Mast. Pour le dire très brièvement, le Turbomedia est une tendance née en 2009 sous le crayon (?) de Balak, dérivée du diaporama numérique, et qui vise à réaliser des bandes dessinées pleinement adaptées à la lecture sur écran tout en cherchant une lisibilité maximale (et donc un emploi minimal d’éléments « exogènes » à la bande dessinée, tels que animations, sons, interactivité…). Le terme « Turbomedia » a rencontré un tel succès qu’il tend à être utilisé pour toute oeuvre de bande dessinée numérique sous la forme d’un diaporama. La spécificité du Turbomedia par rapport à d’autres types de bande dessinée numérique, c’est que l’esthétique est associée à un vrai mouvement identifié par ses acteurs eux-mêmes, et non seulement par les commentateurs. Faire du Turbomedia, ce n’est pas seulement utiliser une esthétique spécifique, c’est appartenir à une communauté de créateurs qui se reconnaissent dans cette esthétique. J’ai des tas d’explications sur le pourquoi de cette reconnaissance, mais ce sera pour un prochain article.

Car le Turbomedia se diffuse, par l’intervention active de ses acteurs. Après le duo Balak/Malec, après le second duo Geoffo/Mast, après Dave Donut qu’on oublie souvent mais qui diffuse aussi la bonne parole dans des masterclass, d’autres jeunes auteurs se sont emparés du Turbomedia dans cette optique de structuration et de réflexion commune autour d’une forme. Il y a d’abord Hervé Creac’h qui a lancé durant l’été le site web Les auteurs numériques dans lequel il présente pas à pas l’élaboration d’un Turbomedia. Il y a ensuite ClemKle qui, sur son blog, après avoir proposé en juin dernier un tutoriel, explique cet été comment elle a façonné son Turbomedia I’ve been watching you (dont je reparle prochainement). Il y a enfin Goliver qui, il y a quelques semaines, a mis à jour son logiciel dédié à la création de Turbomedia, Lemonslide.

 

Les avis sur le Turbomedia sont parfois partagés, non sans raison, puisque c’est une façon d’approcher la bande dessinée numérique qui, dans son principe même, limite l’idée d’expérimentation et d’ouverture en partant de principes préétablis sur ce que doit être la lecture numérique et la bande dessinée. Elle semble partir du point de vue qu’il existe une façon « optimale » de concilier bande dessinée et numérique, idée que, personnellement, j’aurais tendance à réfuter. Dans le même temps, c’est aussi une forme qui montre une incroyable vitalité et, finalement, se diversifie, petit à petit. Hervé Creac’h l’explique clairement dans un post où il présente « trois écoles » du Turbomedia, : les puristes qui n’utilisent que l’image fixe ; les amateurs d’animations qui misent tout sur l’ajout de séquences animées ; les pragmatiques qui s’autorisent à employer toutes les potentialités du numérique, dont des sons.

Ce que je trouve de plus fort dans le Turbomedia, et que ces deux mois sont venus confirmer, c’est la façon dont cette forme se construit par des effets de dialogues et de passage de relais entre jeunes créateurs, en partie via des réseaux sociaux et sites de partage (deviantart en tête). Le site Les auteurs numériques comporte un forum encore peu disert mais qui vise à devenir un lieu de réflexion sur le sujet. Il y a une vraie dynamique communautaire qui, contrairement à ce qui s’est passé dans les années 2000 autour du blog bd, est centrée sur l’élaboration d’une esthétique (et non sur une simple mise en réseau amicale). À voir comment tout cela va évoluer, mais à l’heure actuelle, qu’on l’apprécie ou non, le Turbomedia prend des allures de standard formel en devenir.

La bd du mois : Sauvage ou la sagesse des pierres de Thomas Gilbert

Lire sur Delitoonthomas-gilbert_sauvage_2013

Lire sur Grandpapier

C’est en réalité un vieux projet (2013) mais tant pis j’en parle quand même en me justifiant par le fait qu’il continue d’être mis à jour sur grandpapier.org…

Et puis d’abord quel plaisir de retrouver Thomas Gilbert sur le Web ! On se souvient de lui en victime des vicissitudes d’une édition en ligne à la recherche d’un modèle économique, lorsque son excellent triptyque Oklahoma Boy s’interrompait à l’issue du tome deux après la liquidation de l’éditeur Manolosanctis, avant que Vide Cocagne n’ait l’idée salutaire d’éditer l’intégrale de l’oeuvre. Toujours actifs côté papier, il a commencé en 2013 un autre projet de diffusion numérique, Sauvage ou la sagesse sur la plateforme Delitoon et a eu la bonne idée de la diffuser aussi sur Grandpapier.org. Bonne idée car je préfère largement l’interface de la plateforme de l’Employé du moi à celle de KSTR. Et éventuellement car ce projet me semble parfaitement en adéquation avec la ligne éditoriale de Grandpapier, ce mélange d’intimisme et d’aventures.

Loin de l’environnement médiéval de Bjorn le morphir, sa principale série, ou historique d’Oklahoma Boy, il raconte cette fois une aventure contemporaine. Celle d’un couple de randonneurs qui, au fil d’une promenade dans des paysages de montagnes à la majesté abrupte, s’égarent vers le retour à une sauvagerie primitive, encouragé par la nature.

Dans Sauvage, Thomas Gilbert aborde ses thèmes récurrents : le dialogue entre l’homme et l’animal, la transformation psychologique dans l’épreuve physique, l’entrelacement de la violence et de la sexualité. Ceux de ses récits que j’ai pu lire fonctionnent toujours sur ce principe de spirale infernale qui voit une situation relativement stable et normale sombrer progressivement dans un vertige cru, dans un fantastique jamais vraiment explicité. Il y a toujours cette vision de l’aventure comme un parcours qui ne peut que bouleverser l’individu. Sans doute est-ce cela qui attire chez lui : une vision sans concession de ce qu’est la bande dessinée d’aventure, loin des intrigues convenues qui veulent épater dans leurs rebondissements inattendus. L’oeuvre de Thomas Gilbert est viscérale et n’a pas besoin d’artifices narratifs pour exister. On la ressent plus qu’on l’interprète.

Le style de l’auteur y est pour beaucoup : une vraie virtuosité du dessin qui sait se transformer, tantôt rond et doux, souple, tantôt dur et violent ; dans tous les cas, ce trait possède une énergie puissante. Dans cette aventure vient s’ajouter le choix chromatique : un noir et blanc trompeur, qui semble d’abord minimaliste, et qui, en réalité, masque toutes ses nuances de gris voire, lorsque cela est nécessaire pour l’histoire, l’arrivée du rouge en contrepoint.

 

Finalement, la seule chose que je regrette un peu, c’est que Thomas Gilbert, pourtant habitué à la publication en ligne, ne se soit jamais essayé à une vraie création numérique. Il est d’ailleurs intéressant de comparer la publication sur Delitoon et Grandpapier : même si je préfère toujours la plateforme de l’Employé du moi, je trouve que Sauvage exploite plutôt bien l’effet de scrolling vertical, notamment dans certains épisodes où la lecture se fait de haut en bas. Cette oeuvre reste destinée à une publication papier (chez Vide Cocagne), et donc sa dimension numérique est très limitée. Pourtant je trouve que Sauvage aurait pu s’adapter à merveille à cet environnement de création car il s’agit vraiment d’un récit d’ambiance, où la contemplation et l’immersion du lecteur compte davantage que la compréhension de l’intrigue, finalement assez simple. Et les outils numériques, comme l’ont montré d’autres créations, sont extrêmement utiles pour renforcer cet effet d’immersion. Enfin… peut-être pour une prochaine fois !

A lire aussi :

Je termine par plusieurs découvertes sympas dans mes lectures numériques de l’été :

Dans sa note de blog du 30 août, Brassens dans le cosmos, Boulet rappelle que, quand il veut, il peut aussi être un excellent créateur numérique en réalisant un nouveau voyage en scrolling vertical, cette fois dans l’espace, et avec Georges Brassens

Et puisqu’on parlait de Turbomedia, ClemKle a adapté sous cette forme une scène du film Fight Club. Un exercice intéressant.

Enfin, pour les amateurs de shonen à la française, la série Ohm de Mosqi sur le webzine Spunch Comics s’est terminée cet été. L’occasion de lire un feuilleton post-apocalyptique à l’histoire un peu classique mais bien rythmée.

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