De l’envie de commenter autrement les parutions récentes prises dans le flot médiatique, encouragé par un Web devenu trop prolixe, m’est venue cette idée de nouvelle rubrique pour Phylacterium : « Anticipation critique ». L’idée est d’aborder une oeuvre récente par une fiction d’anticipation, en se demandant : comment sera lu cet album dans le futur ? Un futur à imaginer, bien sûr, dans un exercice de critique-fiction pour mieux dévoiler l’universalité des images.
Première oeuvre à passer par cet exercice : Catharsis de Luz, qu’on ne présente plus. Cet article fait pendant à une critique plus traditionnelle que j’ai publié sur nonfiction.fr cette semaine (Merci à eux !).
***
Je heurte la porte du professeur.
« Professeur Abel ! Professeur Abel ! Ouvrez. C’est moi, Ishmael. »
Je sens comme les ombres m’entourer. Il y a de la peur cette nuit, dans la ville, depuis ces derniers jours, depuis les évènements. Je frappe à nouveau, plus fort, plus vite.
« Ouvrez ! C’est Ishmael ! »
« Bien mon garçon. Je l’avais entendu la première fois. La porte ne va pas mieux s’ouvrir si tu l’agresses. »
Le professeur Abel est devant moi, maintenant. D’un homme aussi épais, aux vieux vêtements, presque en hardes, on n’attendrait pas autant de sagesse et d’esprit. Pourtant moi je sais qui il est, et je sais mon admiration.
« Entre, garçon, entre. Il fait plus frais à l’intérieur. »
La maison du vieux professeur est bâtie dans un édifice des anciennes religions. Des colonnades partent du sol et s’évanouissent en l’air, dans le noir. Le vieux professeur ne semble pas aimer la lumière parce qu’il n’éclaire jamais.
« Qu’est-ce qui t’amène, jeune ami ? »
Je n’avais pas vu qu’il tenait un objet curieux entre ses mains, serrés entre ses doigts. Je ne le vois que maintenant qu’il le pose sur le guéridon de fer forgé juste devant l’entrée. C’est un codex, de l’ancienne forme du livre. Ils me sont familiers par la fréquentation du professeur, mais celui-ci attire. Son dessus blanc attire dans l’absence de clarté.
« Je suis venu vous avertir. Ils arrivent. Certains disent qu’ils seront dans la cité avant le lever du jour. Nous sommes quelques uns à préparer un départ, quelques voitures, et je me disais que… »
« Voyons Ishmael, me crois-tu à ce point imbécile que je ne connais rien aux nouvelles de ce fatras qu’est devenu le monde ? Je le sais, qu’ils arrivent. Tous le savent. »
« Alors… Il faut partir ! »
« Oui. Il faut partir. »
Il laisse un silence. J’en profite pour observer de nouveau le livre. Il porte, toujours sur son dessus, quelques traits indéchiffrables. Mais je ne sais si c’est la distance qui m’en sépare qui les rend si confus ou bien si…
« Mais moi je ne pars pas. »
« Quoi ? Professeur ? »
« Je ne pars pas, mais sois rassuré : tu n’es pas venu pour rien ! J’ai un travail à te confier. Un travail précieux. Reste ici un instant je vais nous chercher du thé. »
Le professeur boit du thé à longueur de jours. Maintenant qu’il est parti je me rapproche du livre. C’est un volume fin, malgré sa reliure si épaisse, presque trop lourde. Il a l’air ancien, si ancien, et pourtant la blancheur de la couverture jaillit toujours avec force. Je n’arrive toujours pas à déchiffrer les gribouillis au noir sur cette belle blancheur. Ceux d’en haut peuvent être des lettres de l’ancien alphabet européen. Le professeur me les a apprises. C.A.T.H.A.R.S.I.S. On dirait une langue encore plus ancestrale que l’objet lui-même, plus universelle peut-être. Le reste de la couverture porte une tache de traits que je veux d’abord effacer avant de voir qu’elle fait partie du tout. Je la fixe. Intensément. Elle me donne le vertige. Il me faut plusieurs secondes avant de voir qu’il s’agit d’un bonhomme, maigre, extrêmement maigre, avec ses yeux si forts qui me regardent en retour, qui semblent m’implorer, qui me gênent maintenant, et je repose le livre.
Le professeur revient avec le thé.
« Les livres ne mordent pas. Ils ne l’ont jamais faits, même si quelques uns l’ont cru, à une époque. Tu peux le toucher. »
Je reste à distance, occupe mes mains d’un verre de thé.
« L’auteur ? Qui est-ce ? »
« Je crains que nous ne sachions pas grand chose de lui… Ces artistes anciens ne sont plus que des signatures, maintenant. Trois lettres ici, dans leur alphabet. Une syllabe. Luz. Ce mot a signifié « lumière » à une époque, mais je ne sais pas s’il faut le lire de cette façon, ici. »
« Et de quoi ça parle ? »
« Je ne saurais pas te le dire en détail. Trop d’oublis. De vieilles anecdotes, des drames dont nous avons perdu le sens. L’Europe est une vieille chose dont les détails ont été bien enfouis, sais-tu. Mais l’histoire n’est pas l’essentiel. Pour cette raison, précisément, il est important d’en conserver la trace. »
Sur le guéridon le plateau à thé prend la place du livre, maintenant entre les mains du professeur. Des mains qui, à le voir, tâtonnent le long de la couverture. La caressent. C’est vrai que cette reliure me paraissait si douce, au toucher. Il commence à l’ouvrir.
« Quel est ce travail que vous avez pour moi ? »
« Je ne pars pas. Mais il y a quelques volumes précieux de ma bibliothèque que je n’aimerais pas voir tomber entre leurs mains. J’aimerais que tu les prennes avec toi. »
Comme il continue de manipuler le livre, qu’il en a maintenant feuilleté quelques pages sur lesquelles j’ai cru distinguer les mêmes gribouillis que sur la couverture, je lui demande :
« Celui-ci en fait partie ? »
Le sourire du professeur ne me renseigne pas, de prime abord. Je n’ai jamais su l’interpréter.
« Non. Mais tu peux le garder si tu le souhaites. »
Je dis non. Il me le tend. Je le prends.
« Je ne comprends pas ce langage. Presque personne ne le comprends plus.
« Alors il y a les images. Regarde ces longues silhouettes noircies dont on ne voit que les yeux et la bouche et qui se répètent à longueur de pages. Ils représentent les interprètes violents d’une religion de l’époque qui ne cessent d’obséder le héros de l’histoire, comme s’ils le hantaient, de la première fois qu’il les a vu. »
« De ce que nous en savons, le XXIe siècle européen n’a jamais réussi à accorder sa croyance en Dieu et sa croyance en l’homme. Ici c’est l’homme qui parle. Un seul homme. Comme beaucoup en son temps, il se représente beaucoup plus qu’il ne cherche à témoigner du monde. »
« Mais qui est-il ? »
« Allons dans la bibliothèque. Je te prépare quelques valises de transport. »
Pendant que nous marchons, j’ouvre le livre pour essayer d’en comprendre le sens. La langue inconnue me perturbe d’abord, mais les images finissent par m’aider. D’une page à l’autre, furetant, je reconnais un personnage, je perçois l’idée de quelques séquences muettes. Il est créateur car souvent il apparaît le stylo à la main. Mais quelque chose me gêne, dans le dessin. Il ne cesse de se transformer : parfois il disparaît, parfois il se déforme grotesquement, parfois il devient flou, quelques tâches. Plus de tâches, tout le temps cette grossièreté. Un personnage instable, aussi instable que ces séquences dont je ne parviens pas à comprendre l’ordre et l’harmonie.
Nous arrivons dans la bibliothèque. Derrière les vitres, je distingue les quelques lumières égarées, loin à l’horizon, les échos d’une guerre civile dont la rumeur m’a conduite ici, à l’origine.
« Attends, garçon ! Soyons exacts. Il est bien question d’un sujet dans le livre que tu tiens entre les mains. Il est question de dessin. De la formation du dessin, du geste, de la main. C’est ce qui est dit dans le court texte des premières pages, de ce que j’ai pu en déchiffrer. »
« Pourtant il y a dans ces images une allure si pataude, sans finesse… On dirait un enfant qui dessine. »
« Qui apprend à dessiner, là est la nuance. »
« Regarde ce tas de rose, de gris, plein de tâches. Sont-ce des hommes qu’il a voulu dessiner là ? Ce dessinateur ne respecte pas l’image. »
Le sourire du professeur s’étend jusqu’à ses joues pleines, jusqu’à ses yeux pétillants. Il commence à sortir des livres de vastes étagères, et en même temps me parle.
« Les images n’ont pas toujours eu la facile fixité symbolique de rendre compte d’un monde univoque. Il y eut des temps et des lieux de licences où elles avaient l’infatigable pouvoir de se transformer, de se déformer. C’est ce qui nous est montré ici : la capacité des formes à muter avec une vigueur irremplaçable. Elle s’en donne à coeur joie l’image. Ici le corps se disloque sous l’effet de la pluie, ou apparaît en lui une protubérance qui est l’angoisse, la peur, la tristesse, l’impuissance mêlée. Là la peur et les cris viennent remplir la page jusqu’à la panique, une panique libératoire, presque, pour cet homme qui, quoi qu’il ait vécu, a besoin d’en passer par la recréation d’un trait primitif. Et là encore, regarde, regarde derrière le papier jauni, la vigueur du rouge qui envahit la page, trouble le regard, insiste, une fois, deux fois, trois fois… N’as-tu jamais toi-même ressenti l’écho d’une colère, d’une peur, d’une frustration, qui s’en prend à ton esprit, et l’embrase ? Il faut aller loin dans l’informe pour reproduire la force de certains sentiments. Il y a du courage, dans ce livre. Du courage qui passe par le trait, qui est un canal. Et ce que tu prends pour une tache peut signifier beaucoup de choses différentes ! »
Pendant qu’il m’a parlé, je me suis assis. Je feuillette le livre, une page après l’autre, à présent, je cherche ces déformations dont il fait l’éloge. Certaines me dégoûtent mais ne peuvent s’empêcher de me captiver dans leurs excès.
De nouveau le professeur sourit et ce sourire m’inquiète en même temps qu’il atteint ma curiosité. Je veux l’interroger, mais il m’a déjà répondu, comme s’amusant de mon désarroi.
« Mmh… Tourne mieux les pages. Il n’y a pas d’ordre de lecture. Rends-toi à la douzième page.
Le professeur ferme les rideaux et jaillit la lourde lumière artificielle d’une lampe à huile, avec cet odeur oublié, suintante, écoeurante, enivrante.
Les traits épars ont l’allure de visages sur ces deux pages parfaitement blanches, préservées. Puis ils s’agitent, et je peine à les décoder, je peine d’abord à les associer, jusqu’à ce qu’apparaissent les contours de pensées interdites mais belles, lascives, ou deux traits fusionnés suffisent à désigner le contact des chairs, un croissant la bouche avide, des courbes empressées en éperon l’érection. Je détourne la page, d’un seul geste. Le professeur se met à rire de ma honte.
« Le plus personnel est aussi le plus difficile à dessiner ! À exposer et faire lire au monde encore davantage. Et pourtant voit comme le crayon s’affine à l’approche de la pénétration ! »
Une autre page. Deux corps à nouveau. Et cette fois mon regard se maintient.
« Je n’ai pas véritablement saisi le sens de cette crudité. Mais je sais qu’il y a là des images que tous peuvent comprendre, alors même qu’elles renvoient à une expérience qui nous est la plus personnelle. N’est-ce pas, mon garçon ? »
Il se retourne et continue de fouiller la bibliothèque, me laissant seul avec, entre les mains, cet amas de formes que je ne me lasse pas de déchiffrer.
Lorsqu’il me réveille, la main sur l’épaule, les rideaux sont tirés et la lumière du jour a pénétré la pièce. Dehors la ville est calme.