Un peu de Laudanum avant de s’endormir ?

Les lecteurs réguliers de Phylacterium connaissent mon goût prononcé pour les curiosités humoristiques et graphiques absurdes nées du Web, et tout particulièrement les deux auteurs épatants que sont Geoffroy Monde et Gad. Ce dernier est l’un des armateurs du fanzine Laudanum qui a déjà sorti son troisième numéro au printemps 2015. Il a le mérite de poser la question du renouvellement de l’humour graphique et de proposer des voies qui, sans être exploitées jusqu’au bout, offrent le fascinant plaisir de la sophistication humoristique.

Dyschronisme

Laudanum est une revue qui joue avec sa propre chronologie en mettant en image une espèce de paradoxe temporel. Plusieurs des auteurs réguliers, dont ceux qui font office de fondateurs, se sont d’abord fait connaître sur le Web : Gad, Noël Rasendrason, Geoffroy Monde, Thomas Mathieu, Bathroom Quest… On retrouve d’ailleurs une partie de l’équipe dans le collectif Glory Owl qui livre toutes les semaines des strips à l’humour raffiné sur leur site Web. Les inquiets face au numérique sont invités à se rassurer : le concept de la revue papier a encore de beauxjours devant elle puisque même les nouvelles générations s’en emparent, et cherchent à produire de vrais « objets-livres ». Ce n’est pas tant dans le « tout numérique » que nagent les jeunes auteurs underground, c’est dans un usage pleinement conscient et tout aussi jubilatoire des deux états, imprimé et digital.

Mais l’équipe de Laudanum va encore plus loin. En un sens, ils renvoient le format imprimé dans les siècles passés puisque Laudanum est une « revue de bandes dessinées dix-neuvièmistes » ; et l’anachronisme est alors total. Les auteurs déploient une drôle d’esthétique fin-de-siècle qui trouve sa cohérence dans la convocation de tout un imaginaire passéiste, et, en un sens, fonctionne à rebours. Alors il y a Gad qui se dépeint en gentilhomme prétentieux dans le Paris de 1894. Il y a les fausses pages d’histoire naturelle de Noël Ransendrason. Il y a le western parodique de XXth century cow boy. Et une avalanche de références à la savate, à Napoléon, à la russie tsariste, aux grandes heures du duché de Bavière, aux lieux communs culturels de l’Angleterre victorienne (Crowley, Jack l’Eventreur), à la littérature classique… Le tout se veut archiréférentiel. Quand ils parlent de revue de bandes dessinées « dix-neuvièmistes », il faut comprendre que les auteurs plongent sans retenue dans la culture du XIXe siècle ; du moins dans ce qu’en retient le XXIe siècle où le steampunk remet à la mode des esthétiques vieilles de plus d’un siècle.

La mise en forme éditoriale vient souligner tout l’attirail ancien : par le réemploi ou l’imitation de gravures, par l’insertion de fausses publicités telles qu’on pouvait les trouver dans la presse de la Belle Epoque, par des jeux typographiques (encadrements, cul-de-lampe), l’équipe de Laudanum propose, au XXIe siècle, une revue qui imite l’esthétique visuelle du XIXe siècle. On est pas dans le pastiche, plutôt dans la citation. Et il faut bien dire que, martelée de page en page, l’environnement dix-neuvièmiste, que d’aucun trouverait un peu lourdaud, finit par donner à la lecture de la revue une coloration très particulière, véritablement hors du temps. On ne sait plus trop ce qu’on lit, on ne saurait trop le situer. Peut-être quelque part entre les années 1860 et les années 1960.

Imperfectude

Mon avis sur Laudanum est contrasté. Je trouve qu’il y a de très bonnes choses. Des choses excellentes même. Elle me fait penser à l’essai transformé de la revue Aaarg ! au sens où les auteurs s’efforcent de donner une cohérence à leur objet éditorial. Dans le même temps, derrière le plaisir de l’expérience, il y a aussi quelque chose d’imparfait. Je me dis qu’il manque un petit quelque chose… Mais quoi ?

Le problème n’est pas l’hétérogénéité des styles qui se trouve contrebalancée par la cohérence thématique. Au contraire, c’est plutôt un plaisir de voir se mêler le minimalisme mal dessiné de Mirion Malle et XX century cow-boy avec la précision hyperréaliste des estampes de NR et le crade underground de Gad ou Mandrill Johnson.

Ce qu’il y a d’ailleurs d’intéressant avec cette hétérogénéité, c’est que Laudanum n’est qu’incidemment une revue de bande dessinée. Alors oui, il y en a. Bathroom Quest est celui entre tous qui propose l’oeuvre la plus traditionnelle avec une série intitulée Une nouvelle aventure d’Howard C. Clarke, histoire d’un gentleman anglais amateur de savate. Feuilleton classique, récit linéaire, codes de la bande dessinée respectées… Ce n’est qu’une exception. La bande dessinée n’est pas majoritaire face à d’autres formes de littératures dessinées et d’illustration, et de cette façon aussi le contrat dix-neuvièmiste est respecté puisque les auteurs nous transportent dans une époque où l’image narrative prend d’autres formes que celles qu’on lui connaît maintenant. NR s’est fait maître dans l’art du dessin unique, de l’illustration condensée capable d’invoquer tout un imaginaire. Thomas D maltraite l’art de la gravure par des jeux de vignettes hétéroclites et de dialogues impromptus et anachroniques. Mirion Malle et Thomas Mathieu s’essaient plutôt au récit illustré ; le second s’amuse même, dans le n°2, à imiter le style narratif des bandes dessinées archaïques, avec texte sous l’image.

Le problème vient de l’impression que les auteurs en restent à la surface de ce qu’ils pourraient réaliser. Laudanum est toujours un espace d’expérimentation, convaincant par l’inventivité qui y est déployée, mais dont le contenu ne dépasse pas toujours l’exercice de style. Et le XIXe siècle ne dépasse pas toujours son rôle de décor folklorique. Sauf en quelques occasions.

Désinvoultrance

Il y a bien deux pistes exploitées par la revue qui en font un objet éditorial pleinement prometteur. Le retour au XIXe siècle donne aux auteurs quelques excuses pour se rattacher à deux esthétiques de l’image anciennes, mais qui ont eu leur heure de gloire : « l’esprit fumiste » et le surréalisme.

L’esprit fumiste, c’est cette forme d’humour qui se développe à la fin du XIXe siècle comme un comique un peu décadent, « fin-de-siècle », qui ne prétend pas dénoncer comme la satire, moquer les travers sociaux comme le comique de moeurs, mais désigne la recherche d’une dérision jusqu’au désespoir. C’est l’absence de sérieux face au monde. Un air de potacherie aristocratique et raffinée. L’esprit fumiste se rapproche un peu du nonsense anglosaxon à la Lewis Carroll et montre le chemin, pour les siècles suivants, à un humour qui ne vaudrait que par lui-même, et non dans sa relation à la société, à la politique, à l’homme. L’art comique d’Alfred Jarry, et plus tard de Tristan Tzara, ont à voir avec l’esprit fumiste (on consultera à propos l’anthologie de Daniel Grojnowski et Bernard Sarrazin parue en 1990 chez José Corti). Certains auteurs de Laudanum aussi : ils organisent une forme de rencontre entre l’outrance comique (scatologique, sexuelle) de l’underground des années 1960 et le raffinement désinvolte de la fin-de-siècle. C’est bien le cas de Gad lorsqu’il égratigne les « grands hommes » du XIXe siècle en ajoutant à leur portrait des dialogues triviaux. C’est aussi le talent de Maadiar qui, à la fois dans les thèmes et dans le dessin, cultive son image d’artiste décadent. Enfin, à leur façon, Mirion Malle et Xxth century cow boy développent, dans leur « bandes mal dessinées » une forme de minimalisme narratif et graphique qui a à voir avec la désinvolture et l’incohérence. La première imagine les histoires de l’inspecteur Tonio, qui n’est autre qu’un dauphin enthousiaste aux pouvoirs étonnants parcourant les grands évènements du siècle. Le second publie et poursuit sa série Wiki Wiki Wild West qui, sous ses allures d’histoires de far-west imaginé et dessiné par un enfant de cinq ans ayant lu trop de mangas, offre une bouffée de fraîcheur.

Après vient le surréalisme, dans son versant graphique. C’est ici le territoire de deux auteurs qui, sur le Web, se sont imposés comme des maîtres en la matière : Geoffroy Monde et NR. Je ne présente pas le premier, bien connu de mes lecteurs. Le second est au mieux de sa forme. Que ce soit dans ses fausses planches encyclopédiques ou dans son évocation laconiques des meurtres de Whitechapel, il propose des jeux sur les images, sur leur puissance évocatrice, sur leur capacité à construire un imaginaire par le biais du collage.

Ce dernier terme est important : le collage. La plupart des auteurs de la revue pratiquent la citation d’images par collage ; soit en redessinant des images identifiables par leu archaïsme, soit en réutilisant des gravures du XIXe siècle pour leur ajouter des textes et les maltraiter. Et on est ici renvoyé de nouveau aux surréalistes des années 1920-1930 qui pratiquaient avec force le collage, comme si la juxtaposition d’images venant de sources différentes permettaient d’aboutir, comme par enchantement, à une nouvelle forme de poésie visuelle. J’ai un peu l’impression que, par moment, les auteurs de Laudanum s’essayent à cette voie. Par exemple Erwann Surcouf qui répond de son blog un exercice de style amusant, qui dit beaucoup des rapports entre texte et image : la réinterprétation en dessins de romans célèbres du XIXe siècle ; une forme de « rébus » littéraire. Or, c’est justement à la fin du XIXe siècle que l’art du rébus se développe, comme jeu de lettre-image.

Il me semble que ce à quoi pourraient aboutir les auteurs de Laudanum, s’ils poursuivaient dans la voie qui est à la leur, c’est à une réinvention de l’image narrative qui s’appuierait sur les usages de l’image au XIXe siècle. En transportant dans le passé certains principes de la bande dessinée underground, ils redécouvrent des formes humoristiques anciennes et les remettent au goût du jour. Et puis l’humour permet de faire passer ce qui pourrait être du snobisme. Pour cette raison, il faut suivre ce qui se passe du côté de Laudanum : il se pourrait que la revue contribue à renouveler encore l’art de l’humour graphique.

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