Je poursuis mon évocation des auteurs de bande dessinée inspirés par le maître américain de l’horreur, Howard Philips Lovecraft. Le sens de cette série de chroniques est non pas (seulement) s’intéresser aux adaptations graphiques de Lovecraft mais plutôt s’interroger sur la façon dont Lovecraft a influencé certains auteurs dont l’univers graphique se rapproche, ou s’explique, par l’ombre porté par l’auteur de L’appel de Cthulhu ou La couleur tombé du ciel.
Après un premier épisode inévitablement consacré à Alberto Breccia, revenons dans le Vieux Monde avec Philippe Druillet.
A la redécouverte de Lovecraft
La rencontre entre Philippe Druillet et Lovecraft a lieu dans les années 1960-1970 et n’est pas due au hasard : c’est précisément durant ces deux décennies que l’écrivain de Providence, mort en 1937, connaît un regain d’intérêt en France. En réalité, avant les années 1950, les romans et nouvelles de Lovecraft n’ont pas encore été traduites en français, ou du moins pas de façon systématique, et sont donc peu connues. Sa redécouverte est intimement liée au renouveau éditorial de la science-fiction française autour de la collection « Présence du futur » chez Denoël (1954). Au sein de cette collection vont être traduits les grands auteurs américains des décennies antérieures : Bradbury, Campbell, Matheson, Asimov… et Lovecraft dont le recueil La couleur tombée du ciel (1927) paraît dès la première année de la collection, dans une traduction par Jacques Papy. Jacques Bergier fait partie, avec François Truchaud, des premiers commentateurs élogieux qui donne envie au public français de s’intéresser à l’auteur américain. Progressivement, et profitant de la vague de redécouverte de la science-fiction américaine, les écrits de Lovecraft font l’objet de plus en plus d’études et commencent à inspirer des auteurs français.
Précisément durant cette période, le jeune Druillet adolescent découvre Lovecraft. Il faut bien se dire ici que, dans les années 1960, bande dessinée et science-fiction, tous deux à la recherche d’une forme de légitimité culturelle, avancent de concert. Des magazines comme Fictions ou Phénix, des critiques comme Francis Lacassin, font la jonction entre les deux fandoms en pleine effervescence. Bande dessinée et science-fiction convergent dans une même contre-culture dont Philippe Druillet est un représentant magistral : son premier album, Le Mystère des abîmes, paraît en 1966 chez l’éditeur d’avant-garde Eric Losfeld, et c’est dans le registre de la science-fiction qu’il se fera connaître dans Pilote puis Métal Hurlant.
Mais je m’éloigne un peu de Lovecraft ; revenons-y. En 1969 paraît un numéro des Cahiers de l’Herne, importante revue littéraire s’intéressant, aussi, aux marges de la littérature contemporaine, consacré à Lovecraft. Il s’agit de la première analyse d’ampleur de son oeuvre en France et Druillet ne manque pas le rendez-vous : il y publie une adaptation de La Cité sans nom et quelques illustrations, prenant ainsi place au coeur des études lovecraftiennes françaises. En 1979, pour un numéro de Métal Hurlant « spécial Lovecraft », il dessine sa version du Necronomicon, le livre ésotérique fictif imaginé par Lovecraft. C’est donc bien au coeur de l’engouement littéraire français pour la science-fiction américaine que Druillet rend hommage à l’une de ces lectures de jeunesse.
Quand Druillet illustre Lovecraft : Démons et merveilles
Et pourtant, Druillet ne s’est jamais vraiment spécialisé dans les adaptations de Lovecraft en bande dessinée. Il n’est pas devenu le metteur en images français de l’auteur américain comme a pu l’être Breccia en Argentine. Les quelques adaptations qu’il livre sont ponctuelles et éloignées dans le temps : 1969, 1976 (pour Démons et merveilles) et 1979. A noter aussi qu’il illustre un texte de François Truchaud avec Retour à Bakaam en 1976, sans qu’il ne s’agisse d’une histoire en lien avec Lovecraft. Les rapports directs de Druillet à Lovecraft sont finalement rares, mais on leur importance. Attardons-nous un peu dessus.
Le choix de la première adaptation de Lovecraft par Druillet est un indice important : La cité sans nom (1921) fait partie des récits pré-mythe de Cthulhu, durant lesquelles Lovecraft élabore la mythologie qu’il déploiera par la suite. Il y est question de la découverte d’une cité en ruines située dans la péninsule arabique et construite par une race d’habitants reptiliens. La part onirique et cosmique de l’oeuvre de Lovecraft est ce qui intéresse Druillet au premier chef, visiblement plus que les récits plus classiques (et plus connus) de monstres et de fantastique souterrain. L’adaptation du Necronomicon dix ans plus tard pour Métal Hurlant confirme cette tendance : le fantastique intéresse moins Druillet que la construction d’univers présente chez Lovecraft de façon indirecte. Les récits de l’auteur américain ont en effet comme particularité de masquer, derrière des récits fantastiques classiques (maison hantée, malediction familiale, monstres marins, cultes anciens et secrets…) tout une cohérence mythologique qui suppose, pour résumer, que notre planète est menacée par des entités extraterrestres monstrueuses aux pouvoirs inconcevables. La « menace spatiale », jamais décrite frontalement par Lovecraft, est le chaînon manquant qui le relie à la science-fiction. C’est ce dont s’empare Druillet.
L’adaptation la plus magistrale de Lovecraft par Druillet est sa série d’illustrations pour une édition limitée et luxueuse de Démons et merveilles chez Opta en 1976. On peut en voir quelques unes sur le blog de John Coulthart. Comme le souligne le blogueur, Druillet s’approprie réellement l’imaginaire lovecraftien en invitant les clichés habituels : pas de noir et blanc et de jeu d’ombres, pas de tentacules omniprésentes, pas de flous artistiques. Chez Druillet, cet imaginaire n’est plus l’étrangeté indescriptible cachée sous le seuil de maisons isolées, il est une porte vers tout un monde baroque, foisonnant, coloré. Druillet donne une forme tangible aux monstres lovecraftiens.
Démons et merveilles n’est d’ailleurs pas n’importe quel recueil de Lovecraft : il décrit, en plusieurs nouvelles plus ou moins indépendantes, le voyage onirique de Randolph Carter dans les « contrées du rêve », ce monde parallèle aux nôtres dans lequel on peut entrer par les rêves, avec toute une géographie imaginaire et des villes monumentales et magiques comme Kadath ou Ulthar. Des histoires plus proche de la fantasy que de l’horreur gothique, une fois de plus. Difficile de ne pas rapprocher ce cycle des Six voyages de Lone Sloane, recueil paru en 1972 dans lequel Druillet décrit les péripéties d’un voyageur cosmique dans des mondes extraordinaires et oniriques.
Druillet ou le monumental et le cosmique
L’influence de Lovecraft sur Druillet dépasse bien sûr les adaptations et illustrations. L’idée que Druillet semble retenir de Lovecraft est celle de la monumentalité de civilisations non-humaines. C’est elle que l’on retrouve dans certaines pages de Lone Sloane où le monumental se traduit visuellement par la présence de bâtiments impossibles, comme ce pont enjambant les planètes. La confrontation avec l’échelle cosmique, qui est un des thèmes de Lovecraft, peut-être le moins connu mais pourtant incontournable, est aussi une dimension essentielle des travaux de Druillet, dans sa démesure graphique.
Ici la comparaison avec Breccia est intéressante : finalement Druillet n’est pas intéressé par le « fantastique » en tant que tel mais par les échos science-fictionnels de Lovecraft. Ce dernier a toujours été considéré comme à mi-chemin entre un fantastique gothique plus traditionnel, particulièrement hérité de Poe, et les délires extra-terrestres propres à la pop culture américaine des années 1930, où domine le thème de l’invasion extraterrestre. Ainsi la fidélité de Druillet à Lovecraft ne tient pas à une inscription dans des thèmes narratifs identiques comme dans le cas de Breccia, ni à un intérêt réellement littéraire, et encore moins une sobriété formelle que l’on aurait du mal à attacher à Druillet. Leur proximité est dans la pensée d’un monde au-delà du monde, que ce soit par le rêve soit par l’espace. Druillet met en scène la folie extraterrestre et cosmique dont Lovecraft n’a fait que décrire les traces sur Terre. Il met aussi au goût du jour les thèmes lovecraftiens, les arrachent à leur influence gothique initiale. Dans Les Six voyages de Lone Sloane, la Terre est également menacée par des dieux surpuissants. La principale influence de Druillet est davantage Moorcock que Lovecraft, mais l’ombre des « grands anciens » plane sur cette menace.
Il me semble que les raisons de cette influence indirecte, glissante, partielle, sont à allés chercher du côté de contexte de la redécouverte de Lovecraft en France, auquel participe Druillet. Cette redécouverte se faisant via la voie de la science-fiction, c’est la voie de la science-fiction cosmique qui devient, pour certains comme Druillet, la grille de lecture de l’auteur américain en France.