Dessiner l’indescriptible : Lovecraft et les auteurs de bande dessinée – Mignola

Retour dans la patrie même d’Howard Philips Lovecraft pour évoquer un auteur majeur de la réinterprétation et la cristallisation graphique contemporaine de l’oeuvre horrifique du romancier de Providence : Mike Mignola.

Mignola et Lovecraft : une rencontre à voies multiples

Parmi les auteurs du renouveau du comic book américain des années 1990, Mike Mignola fait partie de ceux qui, à l’image d’Alan Moore, Neil Gaiman, Bryan Talbot ou plus récemment Bill Willingham, vont chercher leur inspiration dans la littérature fantastique anglo-saxonne pré-1945 pour amener une autre vision des thématiques « super-héroïques ». Parmi les travaux anciens de Mignola figure le dessin de l’excellent Gotham by Gaslight, sur un scénario de Brian Augustyn, transposition du classique de DC Comics à l’époque de Jack l’éventreur. Il souffle à cette période comme une volonté de confronter des classiques littéraires anglo-saxon à l’univers des comic books, ce qui débouchera dans les deux décennies suivantes sur la vague steampunk que nous traversons actuellement.

Dans cette rencontre impromptue entre littérature écrite et littérature graphique, Mignola annonce son goût pour la littérature gothique, les pulps magazines et plus particulièrement pour Howard Philips Lovecraft. Tel est l’objectif de la série courte qu’il publie en 2000 pour DC Comics, Batman : The Doom That Came to Gotham : le croisement entre un super-héros graphique des années 1940 et un univers littéraire des années 1920. L’homme chauve-souris y croise des créatures directement tirées de la mythologie lovecraftienne, Yog-Sothoth en tête. Dans le recueil quelque peu décalé L’homme à la tête de vis (2002), il croise avec cette même mythologie, cette fois d’une façon encore plus improbable, le personnage déjanté de The Mask. Plus classiquement, une autre histoire du recueil, « Dr Gosburo Coffin », met en scène un scénario typiquement lovecraftien : deux historiens occultes enquêtent sur la disparition d’un scientifique devenu fou après la lecture d’un livre infernal. Comme chez Lovecraft, leur rencontre avec l’horreur, qui commence comme un roman gothique par son décorum savant et ses histoires de fantômes et d’objet maudit, finit par la découverte de cette horreur cosmique et extraterrestre dont il s’est fait le spécialiste.

mignola_batman-lovecraft-2000

The Doom that came to Gotham, 2000

« Dr Gosburo Coffin » se trouve être en réalité initialement imaginée par Mignola dans le cadre d’un numéro-hommage à Lovecraft édité par Dark Horse Comics en 1999, Codex Arcana. Pour la couverture, Mignola dessine un portrait du romancier. L’ambiance si inquiétante et glacée de son style graphique semble s’accorder à merveille avec la représentation traditionnelle d’un homme qui semblait croire lui-même à ses propres contes : Mignola suggère ici, par une touche discrète, que Lovecraft est un de ses propres monstres.

mignola_lovecraft-portrait-1999

Portrait de Lovecraft par Mignola (1999 – Codex Arcana)

 

 

Mais cette approche frontale de Lovecraft n’est pas la plus représentative de l’attitude de Mignola, en réalité loin d’une simple dévotion ou d’une volonté de « faire du Lovecraft », comme il le dit lui-même dans cette interview : : « One thing I’ve been careful of is not doing Lovecraft ».

 

Hellboy, fils de Cthulhu ?

Dans la principale invention de Mignola, Hellboy, l’influence de Lovecraft dépasse une simple forme allusive et prend une dimension nouvelle. Si on aurait tort de dire que Hellboy est une bande dessinée purement lovecraftienne, il est certain que la présence du romancier surplombe toute la série, lorsqu’elle n’inspire pas directement un épisode comme « The Whittier Legacy » (The Bride of hell and others 2011) qui, en plus de se situer à Providence, reprend des thèmes comme l’atavisme familial, la transformation monstrueuse, la vanité humaine face aux forces occultes. Certains monstres font appel aux thèmes de l’horreur cosmique rendus classiques par le romancier, à l’image des « Ogdru Jahad » (Seed of Destruction, 1994), créatures extraterrestres, premières formes de vie sur Terre, un temps maîtresses de la planète est désormais emprisonnées dans des cocons cosmiques. Que dire également des monstres mi-homme mi-grenouilles revenant régulièrement dans la série, en réalité des humains transformés en amphibiens, qui rappellent les hommes-lézards du Cauchemar d’Innsmouth ?

mignola_hellboy-whittier-legacy_2010

Hellboy, « The Whittier Legacy », 2010

Enfin, l’ambiance noire de fin du monde déployée dans Hellboy, où les monstres surnaturels semblent dominer la Terre depuis des forêts profondes, des grottes obscures, des châteaux en ruine, est aussi à rapprocher du caractère désespéré des nouvelles de Lovecraft où il est suggéré que l’horreur est partout. Le rôle de Hellboy n’est-il pas justement de protéger la planète de forces secrètes qui menacent la race humaine ?

 

Si on en vient justement au style graphique de Mignola comme moyen de représentation du fantastique et du monstrueux, que nous dit-il ? Son style se caractérise graphiquement par une insistance minutieuse sur les clair-obscurs, jusqu’à l’exagération abstraite, et narrativement par un goût des ellipses et une économie de séquences. En somme, et son trait lui-même, encadrant souvent d’une façon presque schématique, voire parfois figée, de larges aplats sombres, ne fait que le confirmer : Mignola s’attache à une forme de minimalisme fantastique. Il se rapprocherait ainsi davantage d’un Breccia que d’un Druillet, préférant la recherche d’une sorte d’esthétisme stylisé à l’exagération et le baroque. Parce qu’il réduit son style à l’essentiel, Mignola propose une interprétation de Lovecraft qui vaut comme cristallisation du mythe.

 

Mignola, ou la cristallisation du mythe

Lorsqu’il entreprend d’adapter au cinéma la série Hellboy, le mexicain Guillermo del Toro met volontairement l’accent sur les aspects lovecraftiens de l’oeuvre de Mignola. Ce sont ceux qui parlent le plus à ce réalisateur ayant un temps essayé d’adapter le roman de Lovecraft Les montagnes hallucinés. Mais Hellboy ne se réduit en rien à Lovecraft. Le héros lui-même est bien peu lovecraftien : un monstre à la fois surpuissant, désinvolte, solitaire et maudit, plus proche des détectives « hard boiled » des romans policiers des années 1920 que des humains désespérés et fragiles des récits de Lovecraft qui paraissent à la même époque. Il ne faut pas voir ici qu’une coïncidence : lorsqu’on lui parle de Lovecraft, Mignola s’empresse de préciser que si l’influence de cet auteur est réelle chez lui, elle s’inscrit dans une influence beaucoup plus large de la littérature pulp de l’entre-deux-guerres, dont Manly Wade Wellman et Robert Howard, au moins autant que Lovecraft.

Cette observation s’applique aussi au rapport entre Hellboy et la « mythologie lovecraftienne ». Si les points de convergence sont réels, difficile de dire que Hellboy s’inscrit dans le mythe de Cthulhu : les allusions y sont bien trop sporadiques pour parler d’une véritable continuité. Et, là aussi, Mignola emprunte bien au-delà du folklore lovecraftien : il va voir du côté des vieilles légendes celtiques, des cosmologies orientales, sans parler des plus traditionnelles légendes bibliques et de tout l’imaginaire occulte de la sorcellerie. La construction même des histoires de Hellboy (un détective enquêtant sur différentes affaires paranormales un peu partout dans le monde) a transformé la série en une vaste encyclopédie du surnaturel où les mythes lovecraftiens sont un thème parmi d’autres tirés des littératures orales et écrite de toute l’histoire du monde, dans une forme de syncrétisme fantastique.

 

C’est là que la place de Lovecraft chez Mignola prend tout son sens : son influence vaut pour l’idée que le surnaturel en tant que genre n’est pas qu’une galerie de monstres représentant chacun une déviation de l’âme humaine (ce qui était le cas de la tradition gothique du XIXe), mais qu’il est une mythologie à part entière, cohérente, voire une cosmologie pouvant expliquer la formation du monde et la place de l’homme, qui cesse d’être le sujet principal du fantastique pour en devenir la principale victime. Tel est le fantastique de Hellboy : une cristallisation, une réduction à l’essentiel, des principaux mythes fantastique auquel Mignola parvient à n’emprunter que les traits les plus saillants ; et parmi eux, la « mythologie lovecraftienne ». Son trait froid et minimaliste participe naturellement à cet effort de cristallisation en essentialisant certaines images, comme les tentacules, symboles les plus marquants de l’imagerie posthume de Lovecraft, omniprésents chez Mignola, voire même débordants, envahissant le moindre récit.

mignola_hellboy-tentacles_1994

Hellboy, Seeds of destruction, 1994

Le passage des écrits de Lovecraft (en tant que corpus de texte écrits au fil du temps entre 1917 et 1937) à cette « mythologie » (construction intellectuelle a posteriori cherchant une cohérence au corpus) est significatif de notre vision contemporaine de l’oeuvre du romancier américain. Il est en large partie le fait d’Auguste Derleth, ami proche de Lovecraft qui, à sa mort en 1937, se présente comme son principal continuateur et comme le créateur de la notion de « mythe de Cthulhu ». C’est lui qui, par des publications posthumes ou des créations inédites, recherche la cohérence qu’utiliseront par la suite des auteurs comme Mignola pour qui Lovecraft est, plus qu’un écrivain, l’auteur d’une mythologie complexe.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *