Et enfin voici la dernière tournée numérique de l’année 2015. J’en profite pour souhaiter à tous les fidèles lecteurs de Phylacterium une excellente année 2016 !
La revue du mois : attaque surprise, croissance des distributeurs et bande dessinée au rapport
Quoi de neuf en décembre ? Je vais commencer par une nouvelle plus discrète, mais qui vaut qu’on s’y attarde : le lancement par Exaheva et Mortis Ghost, deux auteurs s’étant fait connaître (notamment) sur Internet, du site Collection attaque surprise dont le but est de rassembler des bandes dessinées numériques en libre accès à parution régulière. Rien de bien original en apparence : depuis les années 2000 le réseau Internet est devenu une annexe du fanzinat. Mais, d’une part la naissance d’un nouvel espace de diffusion de bandes dessinées numériques libres d’accès est toujours à saluer (on n’avait pas vu ça depuis… longtemps ; mais j’y reviendrais), et d’autre part les deux auteurs ont eu la bonne idée de séparer diffusion et hébergement. Autrement dit, Collection attaque surprise n’est pas un hébergeur, mais un simple tumblr (qui a définitivement supplanté les plateformes de blogging) : il donne des liens vers d’autre plateformes (Grandpapier et Isuu) pour lire les oeuvres. Simple, mais encore fallait-il y penser. Je ne sais pas à quel point le site est censé s’accroître au-delà des fondateurs, mais ma foi je vous invite à y lire les deux séries publiées pour le moment : Dr Cataclysm et Mekka Nikki. Ou comment retrouver les bonnes vieilles sensations de la lecture en ligne d’il y a dix ans.
Et puisqu’on est dans le domaine de la création, sachez que le site « Les auteurs numériques » lancé par Hervé Creac’h et spécialisé dans le turbomédia, lance sa newsletter. L’occasion de suivre un peu les réflexions pleines d’intérêt de cet auteur qui se pose des questions sur la bande dessinée numérique, et aussi sur les formats. Ce qui n’est pas idiot à l’heure où Adobe tente de repenser l’avenir du format Flash, format original du Turbomedia.
Mais quittons un instant le monde des idéalistes adeptes de partage de la création et de la libre diffusion des contenus pour revenir au marché. Car, lentement mais sûrement, quelques acteurs de la distribution de bande dessinée en ligne ont profité de ce mois de décembre pour grossir. Par exemple Sequencity, la librairie de bande dessinée qui a le vent en poupe en ce moment grâce à la « valeur ajoutée » de ses libraires-conseils. Son fondateur, Denis Lefebvre, a pu participer à un voyage aux Etats-Unis organisé par l’ambassade de France pour quelques start-ups et, semble-t-il, d’après cet article, souhaite s’étendre outre-atlantique, où le marché de la bd numérique est nettement plus florissant. D’après le même article, l’importante librairie bordelaise généraliste Mollat pourrait aussi rejoindre le réseau de Sequencity. Ce serait le signe d’une implantation forte du diffuseur, mais je n’ai toutefois pas pu recouper cette info, à prendre avec des pincettes.
Un autre diffuseur croît : BDbuzz, leader des applications pour tablettes, qui, grâce à un accord avec le groupe Madrigal, va pouvoir étendre son catalogue à des éditeurs de poids comme casterman, Fluide Glacial, etc. Il semble qu’en cette fin d’année, après des rééquilibrages mouvementées et des changements législatifs importants, les « petits » diffuseurs reprennent la main face aux mastodontes Izneo et Comixology.
Le mois de décembre, c’est aussi le mois de l’inévitable rapport de l’ACBD par Gilles Ratier (personnellement je déplore la perte de la Numérologie de Xavier Guilbert qui permettait d’avoir, d’un rapport à l’autre, une vision équilibrée du marché). Que dit-il de la bande dessinée numérique (page 33 ; visiblement dû non à Gilles Ratier lui-même mais contribution de Philippe Guillaume et Raphaëlla Barré si on en croit l’intro) ? Peu de choses en réalité. Le bilan est finalement mitigé : certes les ventes augmentent, les volumes disponibles aussi (14 000 titres chez Izneo en 2015 contre 10 000 en 2014), et Izneo fait office de leader ; mais elle « reste encore marginale » car la vente numérique ne représente qu’environ 1% du marché. Quelques paragraphes sur les blogs bd viennent compléter les informations données, très limités puisqu’en 2015 la blogosphère n’est plus guère représentative de la création et de ses dynamiques.
Comme tous les ans, le rapport Ratier est complet et passionnant. Ce qu’il dit est juste : le marché de la bande dessinée n’a pas réellement décollé, il est à la traîne, que ce soit par comparaison avec le livre textuel, ou avec le marché américain. Certes. Mais comme tous les ans, le rapport Ratier est aussi, sur ce sujet, extrêmement limité car, en se concentrant sur une vision de la bande dessinée comme marché, reste aveugle sur toute une partie de la création (pas un mot sur l’excellent Professeur Cyclope, ni sur le Turbomedia…). L’aveu formulé sur les blogs bd « aucune statistique officielle n’est disponible sur leur nombre en France » montre les limites du rapport Ratier pour parler de bande dessinée numérique : ce qui n’est pas quantifiable n’existe pas. Dommage, car les reprises de ce rapport de référence titrent des bêtises considérables en évoquant, comme La Libre Belgique une « bande dessinée peu innovante en 2015 » et en poursuivant : « On peut y voir une conséquence de l’absence de réelle utilisation innovante du format et la simple transposition sur écrans mobiles de contenus conçus pour les supports traditionnels. ». Une image fausse du secteur qui, depuis trois quatre ans, a donné lieu à des innovations formelles passionnantes, au premier rang desquelles le Turbomedia. Mais tout cela n’étant pas monnayé, la visibilité n’est pas garantie. Quelle est la solution et la bonne résolution pour 2016 : changer la focale vers la création plutôt que vers le marché, ou tenter d’injecter les innovations formelles du monde « libre » dans un marché qui lui, peu être qualifié de « timoré ».
L’enjeu du mois : fin d’une époque, début d’une autre ?
Si je schématise ainsi l’opposition entre « monde libre » et « marché », c’est aussi à cause d’une nouvelle récente m’ayant touchée : durant le mois de décembre est apparue sur les réseaux sociaux une annonce touchante des administrateurs du site Webcomics.fr, titré « Webcomics.fr est en sursis ». Dr Folaweb, lui-même auteur et parmi les fondateurs du site, prend acte de la « léthargie » du site depuis 2012 et tente de l’expliquer : pas de mises à jour, pas d’accès au code source, un forum peu actif… Pour ceux qui ne connaîtrait pas Webcomics.fr, il s’agit d’un des premiers hébergeurs de bande dessinée numérique, apparu en 2007 et ayant joué un rôle important pour de nombreux auteurs, amateurs ou professionnels. Lancé en pleine vague des blogs bd pour proposer une alternative à ce format de publication qui commençait à devenir dominant, Webcomics.fr a toujours soutenu une approche de la bande dessinée numérique par la création libre et originale. J’en étais moi-même un lecteur régulier et j’ai toujours été attristé de constater sa dormance depuis quelques années, quoique content de voir que l’hébergement était toujours assuré. Les communautés se sont déplacés, les usage d’Internet ont évolué, les motivations se sont perdues…
Au-delà de la triste nouvelle, cet aveu d’impuissance de la part des administrateurs peut aussi s’interpréter comme le signe de la fin d’une époque. Comme si les fantômes des années 2000, temps béni de la libre diffusion et de l’hébergement de créations de toute qualité, dans un esprit proche du fanzinat, venaient frapper à la porte et rappeler qu’ils étaient là bien avant Izneo, Sequencity et le Turbomedia, mais que leur existence était de plus en plus précaire. Le recul de la place symbolique des blogs bd, tendance forte de l’année 2015, vient appuyer cette impression de passer dans une ère nouvelle et de dire au revoir à nos pratiques ancestrales. Et je le dis sans forcément de regret, bien qu’avec un peu d’amertume.
De fait, les plateformes et webzines qui se créent maintenant misent d’abord sur la vente des contenus. Nemo éditions, par exemple, qui donne accès gratuit à son catalogue jusqu’au 10 janvier (profitez-en, même si personnellement leur système de lecture me rebute d’emblée : http://www.nemoeditions.com/), mais est d’abord un éditeur commercial. Il promeut la création originale et l’innovation narrative dans un cadre commercial, ainsi qu’une forme de professionnalisation de la bande dessinée par l’identification de la fonction de screen-teller , ou « metteur en écran ». Idem pour le projet Watch Comics (dont on aimerait bien avoir des nouvelles…). Cette professionnalisation est certainement souhaitable, aussi pour des raisons de rémunération des auteurs, mais son revers est la perte de visibilité des acteurs amateurs et de « l’artisanat » de la bande dessinée numérique pré-2009 (avant qu’on ne se souci de la monétiser).
Tout n’est pas perdu en réalité, et les fantômes du passé résistent : si Webcomics.fr perd de la vitesse, il faut souligner le dynamisme de Grandpapier.org (certes adossé à une maison d’édition traditionnelle) qui garde intact l’idéal de libre diffusion de contenu sans souci de professionnalisation et de monétisation qui était celui des années 2000. De nouvelles plateformes se créent, comme Collection attaque surprise, et les acteurs de l’audiovisuel et de la presse en, ligne (France 4, arte, lemonde.fr) prennent le relais de la diffusion libre. Mais il me semble que l’évolution d’un modèle dominant vers un autre est de plus en plus visible en cette fin d’année 2015… A voir de quoi 2016 sera fait !
La bd du mois : le mois des révélations
Pas réellement de bd du mois pour ce mois de décembre. Je vous avais parlé du concours RevalatiOnline venant remplacer Révélation Blog, mais toujours en partenariat avec le festival d’Angoulême. Le but de ce concours ouvert à des auteurs n’ayant jamais été publié (d’où « révélation ») était de « suéder » (ou redessiner) des planches de bande dessinée traditionnelle de quelques albums préselectionnés (Toute l’explication ici). Les créations ont été diffusées sur un tumblr (http://revelationline.tumblr.com/). Trente finalistes ont été sélectionnés et, dans la pure tradition de Révélation blog, le public peut voter (jusqu’à demain ! dépêchez-vous).
A moi de vous donner mes impressions sur les créations. Il faut savoir d’abord que, si la diffusion finale est numérique, l’utilisation du support numérique n’était pas discriminant. On pouvait proposer de simples planches scannées, pas besoin d’innover particulièrement. Bien sûr ma tendance naturelle va me pousser prioritairement vers les créations numériques jouant sur le support, d’où un biais de jugement certain. Mais comme finalement très peu ont réellement joué sur ces possibilités parmi les finalistes, j’ai bien aimé aussi la façon dont la planche originale a été appropriée.
Mon gros coup de coeur (mais ça ne me surprend pas parce que j’aime beaucoup son travail et son style) est Esquimau Pêche, qui livre une relecture d’une des planches d’Isaac le pirate de Blain. On y trouve tout : une réécriture qui ne se contente pas de redessiner mais réinterprète la scène, une utilisation amusante des animations numériques (les bouches qui s’ouvrent et se ferment dans une pépiement irrésistible), la patte personnelle de l’auteur (Esquimau pêche et ses pingouins…)… Et puis sa réinterprétation est une oeuvre oubapienne ! Le quadrillage de cases se lit aussi bien de haut en bas que de bas en haut, selon le principe de plurilecturabilité. Bref, pour moi cette contribution remporte haut la main le concours ! Attendons quand même les résultats…
D’autres ne sont pas loin derrière : Arthur Dorémus propose une réinterprétation de Poulet aux prunes de Marjane Satrapi dans un style personnel et élégant en jouant sur la lecture à la verticale, pour dessiner de longues silhouettes qui collent parfaitement aux thématiques du livre. C’est aussi pour des raisons de style que j’ai apprécié le travail de julien Langlais sur Isaac le pirate, tout en ombres et en modelés, étrangement muette. La planche de Nico Demettre pour Poulet aux prunes est elle aussi très intéressante, jouant sur les ellipses et le mystère. Enfin, mention spéciale à Akira Takahashi et sa réinterprétation d’un gag de Boule et Bill en notice Ikea !
A lire aussi :
Oriane Lassus, (ancienne gagnante de Révélation Blog, par ailleurs) s’est livré à un exercice amusant, Immo-pointure, sorte de générateur d’annonces immobilières. Avec de vrais morceaux de bandeaux pub clignotants et insupportables.
L’atelier « Nouvelles écritures » de France Télé innove aussi du côté de la bande dessinée numérique, ou en tout cas de l’animation graphique, avec Le dernier gaulois, sorte de documentaire sur nos ancêtres les gaulois dont le mode de lecture en « immersion », avec fond sonore, est très intéressant.
Ce n’est pas vraiment de la bande dessinée, mais j’ai beaucoup aimé le tumblr Comic Cartography qui rassemble des cases de bande dessinée présentant des cartes. Très élégant et inventif, un vrai voyage visuel dans des contrées graphiques imaginaires.