L’annonce des difficultés dans lesquelles se trouvent Webcomics.fr, un des espaces historiques de la bande dessinée numérique, m’a amené à me repencher sur ce site et son contenu. Une plongée à la fin des années 2000, au temps où la bande dessinée numérique ne se monnayait pas encore mais n’en passionnait pas moins pour autant des centaines de professionnels et d’amateur.
Courte histoire de Webcomics.fr
La plateforme Webcomics.fr est créée en 2007, en plein boom des blogs bd. Le souhait des fondateurs initiaux, Julien Falgas (JiF), Pierre Matterne (Dr Folaweb) et Julien Portalier, est de proposer une interface d’auto-publication de bande dessinée en ligne plus adaptée à ce type de création que le format blog, d’ordinaire plus destinée au journal de bord continu qu’au récit de fiction ponctuel. Le besoin de complémentarité est fort à une période où le blog bd est presque hégémonique. Le principe en est simple et rejoint celui d’autres hébergeurs historiques (Youtube, DailyMotion…) : n’importe qui peut publier, pas de sélection ni de contrainte éditoriale. Les outils de publication sont volontairement simplifiés pour ôter tout obstacle technique et l’interface de lecture, fonctionnant sur un principe de diaporama, bien adaptée à un type de création narrative. Webcomics.fr promeut un modèle d’hébergement libre et gratuit qui sera aussi celui de Grandpapier.org, lancé à la même époque, ou plus tard Manolosanctis.
La plateforme rencontre un bon succès et attire des noms importants (ou qui le deviendront) de la bande dessinée numérique, comme Fred Boot, Marc Lataste, Tony, Martin Vidberg, Hervé Creac’h, Wayne… Un forum des membres permet de fédérer un groupe d’auteurs et de lecteurs qui, bien souvent, sont les mêmes. Finalement, c’est plus de 2500 histoires qui y sont publiées pour plus de 800 auteurs, et la communauté est, à la fin des années 2000, bien dynamique, participant aux évènements réguliers (Festiblog, 24h de la BD) et proposant des partenariats avec des sociétés d’aide à l’auto-édition imprimée (The Book Edition, Le Stylo Bulle Edition). Une annonce de 2009 déclare 1700 visites par jour, un score tout à fait honorable pour des productions non-professionnelles.
Et puis, progressivement, l’activité de Webcomics.fr stagne, la plateforme évoluant peu et les administrateurs ayant plus de mal à trouver du temps pour s’impliquer dans la mutation du site à l’heure des applications pour tablettes, du Turbomedia, de la bande dessinée numérisée, des projets commerciaux… Cela ne signifie pourtant pas que les auteurs ne publient plus et que les lecteurs ne lisent plus, au contraire, et Webcomics.fr demeure, encore maintenant, un espace d’auto-publication reconnu et de grande qualité par rapport à d’autres projets existant. Mais les actualités sont de plus en plus maigres et la communauté bien moins animée… D’où l’appel plutôt pessimiste des administrateurs en décembre dernier : « Webcomics.fr en sursis« .
J’ai toujours apprécié Webcomics.fr car il me semblait, contrairement au mouvement des blogs bd ou à d’autres projets qui vinrent plus tard, comme Manolosanctis, garder la flamme d’un certain état d’esprit « originel » de la publication web des années 2000. Un esprit d’autopublication fanzinesque, libre, à l’amateurisme souvent assumé et sans arrière-pensée mercantile. Juste publier pour faire connaître ses créations, et non pour « se » faire connaître en tant qu’auteur, ou alors seulement dans un second temps.
Je ne critique pas forcément par ces mots l’attitude commerciale cherchant à faire de la publication en ligne une activité professionnelle rémunératrice, d’une manière ou d’une autre ; simplement je regrette que la posture alternative soit ainsi mise en difficultés. J’y vois la fin du temps du « vieux web » des décennies passées, celui des forums, des petits communautés d’intérêt opposés au large réseaux sociaux de maintenant. Une nostalgie sans doute naïve et futile mais qui, à mes yeux, marque aussi la crainte d’une perte d’innocence de la création en ligne. Comme si son passage à un « âge adulte », où il devient nécessaire de gagner sa vie, de démontrer tout le sérieux de son activité face au monde moderne, de se professionnaliser par des projets financés par des investisseurs, trahissait aussi quelques idéaux de création pour tous, par tous, à jeu égal.
Je me suis demandé comment aider Webcomics.fr à mon niveau. Une des choses que je peux faire est de faire connaître cette plateforme qui, pour être en difficulté, n’en est pas moins un formidable réservoir de lectures grahiques en ligne. J’espère communiquer à mes quelques lecteurs ces plaisirs venus d’une époque « en sursis ».
Quelques perles subjectives de Webcomics.fr
Pour vous donner envie de vous intéresser aux multiples créations présentes sur Webcomics.fr, je vous en livre un petit échantillon tout à fait subjectif. Attention : ne vous attendez pas à lire des « grands noms » dans cette liste. Les membres de Webcomics.fr sont des inconnus qui ont osé un jour se lancer dans la publication en ligne, sans toujours d’intention d’être publiés par le Saint Graal de l’édition imprimée. Il y a, dans ces créations, une modestie de moyen et une fraîcheur dans l’intention qui a aussi son intérêt et qui peut donner lieu à quelques perles…
Les « classiques »
Certaines bandes dessinées publiées sur Webcomics.fr sont pour moi des « classiques » de la bande dessinée numérique. Soit qu’elles représentent l’accomplissement créatif de leur auteur, soit qu’elles marquent un tournant important, soit, plus simplement, qu’elles aient constitué l’un des mes plaisirs de lecture à l’époque de leur publication.
Foetus et foetus de Wayne : Wayne est un des premiers blogueurs bd, avec Bières, BD et maladies mentales et un auteur actif dans les projets collectifs et fanzines/webzines des années 2000 (Psikopat, Rien à Voir, Onapratut, 30joursdeBD). En 2008, il commence à publier Foetus et foetus sur Webcomics.fr, un strip à suivre qui met en scène le curieux et inattendu dialogue entre deux foetus jumeaux dans le ventre maternel. Une suite existe, Cadavre et cadavre [http://cadavres.webcomics.fr/page/001#page] où c’est sous forme de cadavres que Karl et Louis reprennent leurs échanges.
Deo Ignito est le projet bande dessinée le plus abouti de Dr Folaweb, un des membres fondateurs de Webcomics.fr et pionnier de la bande dessinée en ligne. A partir de l’histoire de Lucy, devenu démon dans l’au-delà, il propose l’un des récits les plus denses et les plus maîtrisés de la plateforme, pour près de 200 pages de lecture en ligne publiées pendant 7 ans.
Depuis Djib,Marc Lataste (auteur du récent album Professeur Infini chez Gallimard) a fait du chemin. Mais il y a quelque chose de passionnant à relire ce récit ancien, encore tâtonnant, où l’auteur annonce déjà l’univers imaginatif inspiré par les shônen japonais et plein de dieux, de monstres et de créatures originales.
On n’oubliera pas non plus que c’est sur Webcomics.fr qu’a été traduit Sin titulo de Cameron Stewart, un des webcomics ayant remporté un Eisner Award de la meilleure bande dessinée numérique. Traduction de Christopher Bihoreau pour cette histoire de famille habilement menée
Enfin, difficile d’évoquer Webcomics.fr sans évoquer Fred Boot qui y a publié une grande partie de ses bandes dessinées, rares mais au graphisme enchanteur et nostalgique.
Un peu d’humour…
Les amateurs d’humour se plairont sur Webcomics.fr qui y a même dédié une catégorie à part entière. S’il y a vraiment, en la matière, à boire et à manger, certains gags s’annoncent avec plus de force que d’autres…
Cosmozone, de Cyborg-07 est une parodie de space opera comme on les aime, pleine d’anti-héros et de mise en abyme qui brise le « quatrième mur » entre les personnages et le lecteur. Du percutant, du rayon laser et de l’extraterrestre.
D’accord, l’humour de Dungeon Skippers (commencé en juillet 2014 et toujours en cours de publication) par Mugen est archi-réferentiel et frôle souvent le non-sens et le mauvais goût. Mais enfin cette parodie minimaliste de jeu de rôle heroic-fantasy, dans la lignée de Naheulbeuk ou A modest destiny, s’apprécie sur la longueur pour étendre ses gags implacables.
Belzaran est un auteur régulier de Webcomics.fr qui livre souvent d’amusantes anecdotes de vie. Avec Le modèle vivant, il sort un peu du registre purement comique pour une histoire sans doute plus personnelle ; celle d’un dessinateur amateur pris entre « misère sexuelle et créative ». Une réflexion aboutie sur le rapport entre désir, création et pudeur, joliment servi par un trait souple et maîtrisé.
Mes coups de coeur graphiques
Si une grande partie de la production de Webcomics.fr relève de la publication amateure, il y a aussi chez plusieurs auteurs une maîtrise graphique qui a su me captiver lors de mes survols réguliers de la plateforme…
Avec Etat des lieux, Monsieur To livre un récit intime élégant sur l’adolescence qui révèle une vraie maîtrise du dessin et des formes, sachant faire varier son trait selon les situations, et un bon sens du rythme. Pour moi l’une des plus belles publications sur cette plateforme.
L’abominable Charles Christopher est encore une traduction orchestrée par Christopher Bihoreau et Alexandre Buisse, pour un webcomic original de Karl Kreschl. L’histoire d’un yéti simplet dans un style plein d’élégance qui mêle influences américaine et japonaise.
J’ai toujours trouvé assez bluffant le style de Renaud Eusèbe, contributeur régulier de Webcomics.fr, et il excelle particulièrement dans Hot-Dog (2009), une histoire où se déploie un univers d’animaux anthropomorphes où l’homme est réduit à l’état sauvage. Il y a un côté old school, 70’s dans son réalisme détaillé et ses cadrages vertigineux qui fait presque regretter de ne le lire que sur un petit écran.
Le plus récent Imoguï de Nanasse Chevelu est une histoire parfois bien elliptique, mais dans un style assez passionnant, parfois virtuose, très poétique et coloré, qui fait de cette aventure cosmogonique un vrai plaisir de lecture.
Les expérimentaux
L’auto-publication, c’est aussi l’occasion d’expérimenter, et certains auteurs de Webcomics.fr l’ont bien compris : sur cette plateforme, pas de sélection, pas de limites, et une très grande liberté pour l’auteur qui a toute latitude pour expérimenter…
Avec Balades souterraines, Olivia Faliph offre au lecteur une mise en images personnelles de contes antiques. Un ensemble d’histoires courtes très poétiques, parfois énigmatiques et frôlant l’abstraction, mais toujours gracieuses.
Par ses gifs généralement animés, Duanra parvient, avec Le monde en 1 ou 2 images, à donner vie à une forme innovante de panel comics animés. On y retrouve un peu de l’esprit absurde du dessin de presse des années 1950, la touche numérique en plus.
Les histoires de Jean-Baptiste Crocodile, comme Le paradoxe de Fermi, sont parmi les plus singulières publiées sur Webcomics.fr par leur mélange osé de différentes influences. Des allures de roman-photo à l’ancienne, de polar pulp sexy et kitsch, réalisé en images de synthèse à rendu 3D qui ancre cette histoire de science-fiction dans un type de graphisme à la fois terriblement moderne et déjà subtilement archaïque.
Les petits nouveaux à suivre
Qui dit que Webcomics.fr est mort ? Ralenti, peut-être, mais il est toujours possible d’y suivre des feuilletons régulièrement mis à jour, dont certains valent le détour…
LaCarpette a commencé Univ’erre en 2013 et poursuit sans faillir la publication hebdomadaire de cette aventure heroïc-fantasy que je vous recommande chaudement. Histoire d’errance classique mais bien menée dans un style graphique singulier.
Les fans des deux youtubeurs gaming Fanta et Bob sauront apprécié le Fanta et Bob comics de Gox. C’est évidemment plein de clins d’oeil à l’univers audiovisuel déjanté des deux inspirateurs initiaux. Mais l’hommage graphique vaut le détour aussi pour son trait et son rythme bien vivaces, bruts de décoffrages, dans la droite ligne des vidéos parodiant avec amour le monde des vidéolodique.
Lucief a commencé Astre Rouge en septembre dernier. L’histoire est celle d’un petit garçon solitaire progressivement plongé au coeur d’une épidémie zombie. Le dessin, rond et presque soyeux, est vraiment plaisant, et l’ambiance lourde combinant intime et horreur est tout à fait réussie. A suivre !