Je m’étais déjà essayé l’année dernière, avec Catharsis de Luz, à « l’anticipation critique ». L’idée est d’aborder une oeuvre récente par une fiction d’anticipation, en se demandant : comment sera lu cet album dans le futur ? Un futur à imaginer, bien sûr, dans un exercice de critique-fiction pour mieux dévoiler l’universalité des images.
C’est au tour des Cahiers d’Esther de subir ce même sort, en complément d’une « vraie » critique que j’ai réalisé pour le site nonfiction.fr.
Ils avaient attendu l’heure de la cloche de nuit pour tenter l’échappée du grand dortoir où somnolaient, paisiblement, pelotonnés dans des draps cousus exprès à leur dessein, repus du dernier repas du jour, les autres de leurs camarades dont les noms, en lettres d’or, s’inscrivaient au rebord de chaque sommier, entre les rangées qu’ils avaient longées, entre Thomas, Gustave, Camille, Léon, et bien d’autres encore que Jonas avait observés une dernière fois en franchissant le seuil. Ils avaient parcouru le couloir, à tâtons le long des murs. Ils avaient fait preuve de toute la prudence nécessaire pour atteindre leur but, le petit Till menant la course pour garantir le pas de son compagnon, ou pour mieux affirmer son instinct de meneur déjà entier malgré son jeune âge. A mi-chemin Jonas avait dû rattraper Till alors qu’il s’engageait dans un mauvais chemin, mais très vite avait été rétabli la préséance.
Enfin, après avoir monté milles marches, guetté à cent portes closes les pas des surveillants, les deux enfants arrivèrent face à la porte. Jonas sortit la clef de sa poche. Till la saisit sans rien dire non plus. Et d’un effort de quelques secondes ils avaient pénétré dans l’interdit.
« C’est ici, Till. C’est ici qu’on m’a dit qu’ils sont. »
« Alors où ça ? On y voit rien. »
« Attends. »
Le grand Jonas écarta les piles de papiers manuscrits qui masquaient l’épaisseur des meubles, tira quelques tiroirs, et sous un plancher fit craquer une latte de cache au trésor. Les rayonnages souterrains des imagiers proscrits remplissaient l’espace entre le plancher et le sol comme des fondations. Till plongea sa main sans attendre.
« Qu’est-ce que tu vois ?! Qu’est-ce que tu vois ?! »
Jonas pensait aux merveilles, là où Till pensait aux frissons. Les pédagogues leur avaient tant répété la nocivité des images, la distorsion du réel, les vertiges qui en résultaient, la perte des sens et des émotions bonnes, de la sagesse des mots et de l’écrit, qu’ils en avaient fait le monde interdit de tous leurs fantasmes, comme une façon d’infinité de l’esprit ; et, quand ils avaient appris que la directrice conservait dans son bureau des exemplaires d’imagiers des temps anciens, ils n’avaient plus voulu que savoir.
« Rien, gros malin, mais je les touche. Ils sont grands, tu peux pas savoir ! J’en prends un pour voir. Approche la lumière. »
Till se rapprocha de Jonas pour mieux discerner sa trouvaille. Le livre tenait grand dans leurs mains. Ils en déchiffrèrent tout de suite le titre.
« Les cahiers d’Esther : Histoire de mes dix ans. Tu crois que c’est la même Esther que dans la Bible ? Ou celle de Balzac ? »
« Sûrement pas, il y a d’autres livres que les tiens… Gros malin ! »
Ils eurent plus de mal à comprendre l’image, à comprendre que derrière les traits souples et les ombres en bichromie se dessinait l’Esther du titre, une petite fille dont ils ne pouvaient réellement percevoir la ressemblance après un si long temps d’iconoclastie. La mise en évidence de sa silhouette délicate, en contraste avec les personnages grotesques en arrière-plan, les y aida. Elle était un chiffon rouge, un léger morceau de toile posé à même ma couverture lisse, un peu sale, toujours blanche.
« Ouvre ! Je veux voir d’autres images. »
L’enthousiasme de Jonas surmonta l’autorité de Till, encore sceptique et mal à l’aise de la curieuse facilité avec laquelle les traits prenaient des formes connues, des formes d’enfants, des attitudes étudiées, précises, distinctes et pourtant tellement peu naturelles. Il se raccrocha au texte, heureusement lisible, qui ornait chacune des vignettes isolées et à travers lequel une petite fille de leur âge racontait sa famille, sa vie, ses amis. Il ne s’était pas attendu à cela, à tant d’anodin et de trviail : il espérait d’autres révélations plus crues sur la réalité, il attendait un surgissement plus brutal, et d’abord se retint, comme Jonas tournait les pages.
« C’est incroyable ! On dirait qu’ils parlent ! »
Jonas avait compris tout de suite le fonctionnement de l’imagier, case après case, à chaque page son histoire, et il s’en réjouissait à chaque lecture, riant en lui-même des aventures de cette petite fille dont il ne savait rien, mais dont les paroles et les actes, si exotiques à bien des égards, fourmillant de mots d’un autre temps, de préoccupations si futiles et si lointaines, l’invitaient dans un autre monde. Il se plaisait de cette curieuse cohabitation régulière entre les enfants et les adultes ; ils la trouvaient si amusante, avec sa naïveté, avec ses obsessions incompréhensibles pour tant de chose qui n’existait plus. Il exultait quand dans l’image même était révélé la présence d’autres images, d’autres projections virtuelles, en d’envahissants aplats de rouge malmenant les reliefs mais créant des lumières surnaturelles, hypnotisantes, des quantités de motifs récurrents, d’un bout à l’autre, des personnages de contes anciens, des monstres de la nuit, Kendji, Black M, Beyoncé, IPhone, Youporn, Noël…
« Elle est vraiment idiote cette fille. Elle croit que les huîtres parlent ! »
« Non, regarde : elle l’imagine seulement. »
Till s’approcha de l’imagier pour chercher à en distinguer les subtilités, se risquant hors des textes vers les dessins. A travers les pages, à travers les lignes, il se surprit à d’abord à voir les sensations de son propre quotidien. Il voyait, dans telle masse informe, les odeurs, les sons, même le silence quand s’absentaient les mots ; mais surtout il voyait sur le visage de la petite fille des émotions qu’il connaissait. Enfin, comme une révélation, il en comprit le sens, et s’attarda à même le livre pour s’instruire des temps anciens.
« T’as vu comme ils croient aux apparences, à l’époque ? Elle ne pense qu’à être belle et ressembler aux autres images qu’elle voit partout. Ils sont tous obsédés par ce qu’ils voient sur leurs écrans et franchement… »
Le son d’un pas dans le couloir les avait surpris, et ils éteignirent brusquement la lampe. Des ombres passèrent hors du bureau, qui projetaient sur le mur des formes indistinctes. Till prit son ami par le bras.
« C’est le surveillant ! Viens ! Vite ! »
A quatre pattes, les deux enfants rampèrent sous un lourd meuble et restèrent ainsi à plat ventre jusqu’à ce que la lumière pénètre la pièce, vaste et clinquante, venant lécher la cachette improvisée et éclairer l’imagier que Jonas tenait encore contre sa poitrine, précieusement. Par le jeu d’éclairage et la proximité du regard, les images semblaient grossir et donnaient aux aventures d’Esther une impression d’épopée, surtout dans ces pleines pages dont les détails, tous les détails, surtout les détails, ne pouvaient manquer de fasciner le jeune Jonas. Ce n’était pas seulement les vieux bâtiments de brique, dont aucun ne restaient maintenant, ou la surprenante absence de verdure, c’était surtout les attitudes si souples et dévergondés des enfants laissés à l’abandon au milieu des pages, si différents les uns des autres, et pourtant tous façonnés dans un même élan, faisant les mêmes gestes improbables de chorégraphie compliqué, de course interrompue ; des gestes dont il pouvait en reconnaître certains pour les avoir lui-même prononcés, ici-même.
La voix grondante de la surveillante leur parvint avant qu’ils ne puissent la voir.
« Qu’est-ce que vous faites là ? Qu’est-ce que vous cachez ? »
Ils n’étaient pas vraiment contrits, juste un peu moqueurs, et quand elle obligea Jonas à lui donner le livre qu’il cachait, Till demanda plein d’une fausse innocence :
« C’est vrai qu’avant les enfants vivaient dans les mêmes maisons que leurs parents ? »
Dora poussa un petit cri sourd qu’elle essaya d’éteindre en voyant l’imagier, et ses mains tremblèrent en le prenant, sous le coup d’une émotion que Jonas interpréta comme de la panique. Plus doucement que son ami, mais d’un ton finalement proche par sa naïveté, quoique moins feinte, il y alla de sa propre question :
« Elles sont vraies, ces images, madame Dora ? »
« Vous savez bien qu’aucune image n’est vraie ! »
Debout dans l’attente, soutenue du regard par les deux enfants, elle enchaîna d’une voix plus douce par des paroles rassurantes :
« Certaines de ces images peuvent vous donner des cauchemars et des idées noires. Allez donc dans la cuisine vous servir un peu de lait, cela vous fera du bien. Je m’occupe de ranger ces vieilleries. »
Puis, en souriant :
« Et donnez-moi la clé du bureau, naturellement. »
Jonas posa la clé sur une pile de feuille dactylographiée alors que Till était déjà parti, ravi par les paroles de Dora. L’enfant discret resta à la limite du bureau seulement éclairé par son extérieur ; il observait la surveillante qui ne lâchait pas l’imagier.
Elle jeta un oeil sur la couverture, si doucement, et le tremblement revint, plus léger, qui n’était pas de la panique mais la remontée de souvenirs et d’échos anciens du règne des images dont elle avait elle-même connu les derniers feux. Elle feuilleta le livre. La vie de la petite Esther était remplie de mots qui n’appartenaient pas à son temps mais qui étaient néanmoins imprimés dans son esprit comme les jalons de ruines. Le trouble la prenait de savoir tout ce que le portrait d’Esther a de juste, et pas seulement sur l’époque, le règne des images, ses abjections, ses contradictions sourdes derrière le sentiment d’enfance ; aussi par le récit même des jeux qui lui reviennent en tête, des trahisons et des craintes qu’elle a reçu. Elle savait avoir vécu cet âge et en reconnaîssait les postures, là, précisément, dès cette attention contrite au coin de la première planche, gênée et malicieuse, concentré aux promesses qui sauront suivre. Elle s’imaginait elle aussi dans vingt ans, comme Dora s’était imaginée étant enfant. Elle découvrait les mêmes mystères des relations humaines, de la cruauté à l’amour, à la mort, et rêvait aussi sans savoir que son âge était encore le plus libre qu’elle puisse connaître, celui où les gros mots ne font pas peur car ils n’ont pas encore acquis toute leur sacralité, comme en d’autres temps les images interdites que l’on recherche encore dans les fondations des cases où les adultes nous protègent.