En cette année 2016, les éditions Warum/Vraoum ont fêté leur onze années d’existence. Et elles l’ont fêté dignement tout au long de l’année, à grand coup de rééditions-collectors, de soirée-expo sur une péniche parisienne, et d’un petit fascicule en édition limitée auquel j’ai eu l’honneur de participer. Sur Phylacterium, on va les aider à clore cette année de célébrations avec une série d’articles consacrée à « mes années Warum » : un parcours parmi nos albums Warum/Vraoum préférés, un album pour chaque année, deux albums (donc deux années) par article… Parce que sur Phylacterium, on apprécie le ton et la persévérance éditoriale, de Warum/Vraoum (pas si facile de lancer une nouvelle maison d’édition !) et on se dit qu’il y a là-dedans des pépites à conserver pour les siècles des siècles !
Et pour ce troisième épisode, on va suivre Warum/Vraoum dans son exploration de l’humour graphique après son clin d’oeil au(x) monde(s) des blogs.
Episode 1 : 2005-2006, Warum aux premiers temps de l’alternative
Episode 2 : 2007-2008, un pas de côté bloguesque
2009-2010 : aux frontières de l’humour
A partir de 2009, le tournant pris avec la création du label Vraoum et le rapprochement de la communauté des blogueurs bd a une incidence décisive sur la politique éditoriale de Warum/Vraoum : de plus en plus Vraoum ! assume l’adaptation de blogs bd, notamment en se chargeant de la publication en album de Un crayon dans le coeur, de la célèbre blogueuse Laurel, mais surtout une nette orientation est donnée en direction du genre humoristique. Loin de moi l’idée de dire que les albums d’avant cette période n’était pas drôles, bien sûr ; simplement la spécialisation de l’éditeur dans l’humour graphique (domaine d’une extraordinaire richesse pour l’art de la bande dessinée) n’était pas aussi net.
Loin de moi aussi l’idée de dire que les autres voies de la création graphique cessent d’être explorées. Par exemple, d’un strict point de vue statistique, sur les 15 albums parus durant ces deux années, 7 le sont chez Vraoum ! (label privilégiant l’humour), et parmi les 8 chez Warum, 4 dans la collection Décadence et 4 le sont dans la collection Civilisation, dans un équilibre parfait. Cette dernière (la collection Civilisation) donne d’ailleurs lieu à d’excellents albums, comme le réalisme poétique de Au Rallye, (voir ci-dessous), ou encore Mu de Guillaume Aventurin qui poursuit la veine expérimentale de la maison d’édition. Mais tout de même… Mon impression générale de ces années est que le dynamisme, les recherches et découvertes de nouveaux auteurs se trouvent du côté de la décadence plus que de celui de la civilisation. Ce n’est sans doute pas pour rien que les changements les plus visibles ont lieu au sein de Vraoum !, qui devient un véritable lieu d’expérimentation humoristique, avec la création de pas moins de trois collections venant s’ajouter à « AutoBlographie » : « Heromytho » où l’on parodie l’héroïsme voire le super-héroïsme (le Abigail d’Aseyn), « Bête comme chou » dédié à l’humour idiot, et « Con-concept » pour un humour plus conceptuel et intellectuel. La diversification qui s’engage alors m’invite à penser que c’est la jungle du comique qui s’apprête à être explorée et défrichée en tout sens.
Et d’autres preuves indiquent qu’il pourrait ne pas s’agir seulement d’une impression subjective. Tout d’abord, de nouvelles têtes font leur apparition qui vont être des fidèles de la maison d’édition et qui s’avèrent être de bons humoristes : Gad, bien sûr, et son Ultimex, dont je vais avoir l’occasion de reparler ; Navo qui, avec sa Bande pas dessinée ouvre la voie à l’humour conceptuel et à un art du dialogue venu du stand-up (Navo, sous son vrai nom de Bruno Muschio, sera le scénariste et réalisateur de la série à succès Bref) ; Martin Singer, spécialiste d’un humour noir, souvent borderline et désespéré… On assiste aux débuts de la sérialisations de certains albums (après les tentatives de Seuls comme les pierres de Wandrille) : Chef Magik de Guerrive en est à son deuxième volet. Enfin, on voit naître aussi deux des figures essentielles de la tendance comique de Warum/Vraoum : l’incroyable Ultimex et Fernand l’ours blanc obsédé (de Marshall Joe et Wandrille).
Ces deux personnages (mais aussi dans une certaine mesure La bande pas dessinée de Navo) incarnent une tentation de pousser l’humour jusqu’à ses limites ; en l’occurrence les limites du bon goût tant Ultimex et Fernand sont (dans deux styles graphiques très différents) les véhicules un même comique de la transgression à travers des personnages alcooliques, violents et obsédés, n’ayant aucune morale. Avec ces nouveaux antihéros, il s’agit bien de comprendre jusqu’où l’humour peut aller, jusqu’où il est encore drôle. Complètement assumés, pour le plus grand plaisir des lecteurs, les chemins de l’humour que vont privilégier les auteurs Warum/Vraoum (peut-être sous l’impulsion de Wandrille, scénariste de Fernand l’ours blanc) martèlent l’idée que le comique est là pour nous pousser à rire des aspects les plus sombres de l’existence, de la société et de l’homme. En un sens ce sont les contradictions de nos sociétés modernes que mettent à nu ces personnages toujours ambigus, entre premier degré cynique et second degré ironique.
Finalement, si ce virage humoristique de plus en plus manifeste rappelle le meilleur de certaines des maisons d’édition alternative (Warum/Vraoum se range quelque part entre les Requins Marteaux et de Six pieds sous terre), l’éditeur chercher aussi sa voix propre qui sera celle de la provocation. Les excès du virilisme contemporain post-féministe et la sexualité deviante deviennent, aussi dans des oeuvres moins marquantes comme L’obsédé de Géraud, des thématiques privilégiées, nouvelles pour un éditeur qui se limitait pour l’instant à un humour du quotidien et de l’intime. C’est en ce sens qu’il trouve une voix distincte et s’ancre davantage dans son époque, pour le meilleur et pour le pire.
Ultimex de Gad
La série de Gad (François Gadant) est sans doute le meilleur exemple de cette veine humoristique (faussement ?) cynique et décomplexée propre à Warum/Vraoum. Mes lecteurs réguliers savent combien Ultimex a pu être loué dans ces pages : je vais donc limiter mes observations à l’évidence et vous renvoyer vers d’autres saillies enthousiastes de ma part pour en savoir plus.
En quelques mots : Ultimex est un dandy oisif et musclé doté d’un charisme extraordinaire et dont les aventures consistent à distribuer ses faveurs sexuelles à de multiples conquêtes féminines, non sans s’adonner régulièrement au meurtre lorsqu’il s’agit de sauver son honneur, sa réputation, ou par simple amusement. Il est sans cesse accompagné de Steve, maladroit, naïf et probablement pédophile, né pour être le faire-valoir idéal (mais aussi le meilleur ami) du mâle dominant qu’est Ultimex. Le tout est dessiné dans un style underground assumé, souvent sommaire mais étonnamment expressif.
Une telle description pourrait faire fuir plus d’un lecteur, mais, tout en restant honnête (les aventures d’Ultimex débordent d’une violence de slapstick et d’allusions à des formes de sexualité toujours plus imaginatives), ajoutons que le cocktail proposé par Gad parvient à équilibrer son humour trash par une forme d’élégance et de minimalisme efficace, tant dans la narration que dans le dessin. Il porte en lui une espèce de plaisir enfantin de la violation des règles qui en devient presque innocent tant il est exagéré ; Ultimex est une série sans complexes, mais pas sans messages. Et on se surprend à lire derrière les facéties d’Ultimex l’incarnation monstrueuse de nos contradictions, de nos interdits et des pensées honteuses de la société dévoilées par l’absence d’inhibition des personnages. Alors oui, il y a plusieurs niveaux de lecture dans Ultimex, dont certains ne sont pas franchement recommandables. Mais, à mes yeux, c’est aussi ce qu’on a fait de plus transgressif en matière d’humour graphique depuis plusieurs années. Il représente exactement ce que j’attends de l’underground : profiter d’une vraie liberté créatrice pour foncer dans le tas, quitte à s’assagir un peu et gagner en subtilité avec les années.
Je ne sais pas si on peut dire qu’Ultimex se soit assagi, mais il est certain que la série est devenue une des franchises les plus porteuses du label Vraoum ! avec trois volumes plus une intégrale sortie en 2016 sous le titre Ultimate Ultimex. Elle a même donné naissance à un produit dérivé tellement représentatif de l’humour décomplexé de la maison d’édition : le jeu de cartes Coups d’un soir où le joueur doit draguer un maximum de filles (puis de garçons dans les extensions suivantes) pour devenir le roi de la soirée.
Le personnage créé par Gad a déjà quelques années derrière lui quand il arrive chez Vraoum ! en 2009. Initialement publié sur le blog collectif Lizzycool à partir de 2005, puis sur son propre blog intitulé Ultimex et Steve le faire-valoir prodige (2008) il connaît ses premiers albums aux éditions Lapin en 2008 (Ultimex dans la famille de Steve). On ne peut donc pas dire que Warum/Vraoum ait découvert Ultimex, mais je serais toujours reconnaissant à cette maison d’édition d’avoir osé offrir un écrin professionnel à ce qui, tout en ayant les apparences d’une bande potache, recèle de vraies qualités d’écriture. L’album qui sort en 2009 est un recueil des planches parues sur le blog, mais une simple comparaison permet de voir combien Gad a procédé à un gros travail de mise au propre des dessins pour parvenir à la qualité professionnelle qui permettra de faire passer ses gags à la morale douteuse à un lectorat du bel album peut-être plus exigeant. Preuve s’il en fallait une de la plus-value de l’édition imprimée, de ses spécificités. Le rôle de passeur que la maison d’édition avait pu assumer pour des auteurs comme Aude Picault se poursuit ici en allant sonder des perles dans les profondeurs des succès bloguesques.
Au Rallye de Pierre Place
Et comme pour illustrer la diversité de cette plongée dans la diversité des blogs arrive à point nommé mon second album des années 2009-2010, Au Rallye de Pierre Place. S’il ne s’agit pas à proprement parler d’un recueil, le point de départ en est un blog où l’auteur racontait, en mots et en images, la vie de quartier de son 19e parisien. Des instantanés de vie, pour la plupart « glanées dans les petits cafés populaires de paris » (pour reprendre les propres mots de l’auteur) qui donnèrent naissance à un album conçu comme « hommage aux gens qui faisaient vivre ces quelques rues du 19ème ». Mais il y a derrière plus que ça, plus que l’anecdote de vie dessinée par le dessinateur assis à la table du coin.
C’est précisément ce que j’aime dans Au Rallye : ce passage en douceur de l’anecdote au récit, mais tout en gardant ce dernier en arrière-plan, en mode mineur, comme si la vie collective de tous les jours était plus importante que l’exceptionnel. L’album est conçu comme une suite de portraits : une quinzaine d’habitués qui fréquentent le bar un peu hôtel d’Antoine, un black « flambeur » ; Au Rallye est situé quelque part dans un 19e parisien pas bien déterminé, au bord d’un canal, à côté d’un pont, à l’intersection de deux larges avenues haussmanniennes qui lui donnent l’aspect d’un bout du monde. Ils sont tous attachants, tous un peu paumés, les membres du petit théâtre de Pierre Place : la fille gaffeuse, le repris de justice colérique mais qui se soigne, le petit vieux toujours endetté… Il y a de tout : des filles, des mecs, des blacks, des beurs, des vieux et des jeunes. Les portraits sont d’abord individuels, construits autour d’anecdotes insignifiantes, et petit à petit se bâtit une histoire plus grave dont le café sera le centre, à mesure que les fils de chacun se croisent. Jusqu’au dénouement qui prend aux tripes tant la voix omniprésente d’une mystérieux narrateur (on imagine Pierre Place nous raconter l’histoire en terrasse) nous aura arrimé à la petite bande.
Rien à jeter dans ce premier album hors pair, simple mais profond, comme son style semi-réaliste au lavis à travers lequel Pierre Place parvient à merveille à retranscrire l’ambiance grisâtre, orageuse et parfois habitée de trouées de lumières, d’un quartier de l’est parisien. Une mention spéciale pour les décors, toujours précis, aux petits détails, qui ne pourront que rappeler des souvenirs à ceux qui ont quitté Paris et en gardent ces images de grands immeubles détourés et de chambres exiguës.
Nonobstant ses qualités évidentes, j’ai toujours eu le sentiment que Au Rallye était, au sein du catalogue Warum/Vraoum, un album déplacé. Là où la tendance générale de l’éditeur était au narcissisme et à la frime (aussi pour les moquer), Pierre Place propose une histoire ouverte sur les autres et dont son portrait est absent, pour n’être présent que par des mots. Pas de rires éclatants non plus, ni d’envolées dans le pires des excès pour cet album qui paraît la même année que Ultimex ou Fernand l’ours blanc ; au contraire une certaine délicatesse de ton. Et on n’est pas non plus dans l’expérimental, la narration et le style étant plutôt classique. Pourtant, preuve que l’éditeur tient à cet album : il a fait l’objet d’une réédition en 2016, sous le titre Au Zinc, qui corrige qui plus est certains défauts d’impressions initiaux.
Comment cet album a-t-il pu arriver là ? Je l’aurais plus vu débarquer chez Six Pieds Sous Terre, aux côtés des récits de banlieue de Gilles Rochier par exemple, où chez le Futuropolis nouveau modèle qui publie alors les documentaires d’Etienne Davodeau, où chez Casterman en compagnie de Baru. J’aurais alors pu divaguer sur la dimension sociologique du récit de Pierre Place, sur son inscription dans la vague de la « bande dessinée documentaire » ; car il y a de cela, aussi dans Au Rallye, le portrait d’une époque, le début du XXIe siècle, et de lieux oubliés que sont ces quartiers où traînent marginaux, déclassés et immigrés. Mais non, il a fallu qu’il paraisse chez Warum…
Alors c’est que c’est une autre intimité qui y est décrite, une intimité collective ; une autre fenêtre sur le contemporain, peut-être moins tournée vers la jeunesse branchée et arty. L’aspect documentaire Pierre Place ne semble pas le revendiquer et finalement l’album trouve sa place chez Warum par l’apparente frivolité d’un récit qui laisse le beau rôle à la légèreté du temps et au plaisir de raconter des vies individuelles. Peut-être faut-il lire Au Rallye avec plus de désinvolture et de simplicité, comme l’antithèse en réponse au Moi je et à Seuls comme les pierres ; aussi ancré dans son époque mais d’un autre temps, d’une autre société. L’album est une heureuse surprise, et ce n’est pas pour rien qu’il paraît dans la collection « Civilisation » plus que dans la « Décadence ». Il sublime l’élégance de l’anecdote dessinée, et rejoint à cet égard les qualités formelles des autres albums de la collection. A défaut de nous aider à comprendre la cohérence d’un catalogue toujours en renouvellement, il marque l’ouverture d’esprit de ses fondateurs qui, en opérant ce choix (qui est toujours celui de la qualité), mettent à mal tout reproche d’abdication face à l’égotisme et au cynisme moderne.
Ou alors est-ce simplement Pierre Place qui est un auteur à surprises ? Si on l’attendait plutôt dans une collaboration avec Baru pour un récit social dans le monde des immigrés algériens (La Silence de Lounès), il nous étonne en allant voir du côté d’un pôle Nord fantastique (Celle qui réchauffe l’hiver) ou, plus récemment, d’une révolution mexicaine stylisée et débridée (Zapatistas). Encore un auteur prometteur découvert par Warum…