Premier long récit de fiction depuis dix ans, Les couleurs de l’infamie vient en un sens reprendre la bibliographie album de Golo là où elle s’était interrompue, avec Albert Cossery, l’écrivain égyptien de langue française qu’il avait déjà adapté avec Mendiants et orgueilleux pour Casterman. Voilà l’occasion rêvée pour se demander ce qui a changé en dix ans, chez Golo et dans la bande dessinée…
Episode 1 : Ballades pour un voyou (avec Frank), 1979
Episode 2 : les années Frank ; de L’Echo des savanes à Futuropolis (1981-1987)
Episode 3 : La variante du dragon, Casterman, 1989
Episode 4 : Mendiants et orgueilleux (d’après Albert Cossery), Casterman, 1991
Episode 5 : Chemins au détour de l’an 2000 (1991-2003)
De (A Suivre) à Poisson Pilote
En 1991, Mendiants et orgueilleux paraissait en album chez Casterman après une pré-publication dans la revue (A Suivre). Douze ans plus tard, le contexte éditorial a bien changé, et Les couleurs de l’infamie, que l’on peut raisonnablement envisager comme une suite de Mendiants et orgueilleux, est le modeste témoin de ces changements.
La plus grande évolution est sans doute la fin de (A suivre). Les ventes baissent depuis le début de la décennie, et en 1998 la parution s’arrête. On dit souvent que la fin de (A Suivre) marque la fin définitive de l’ère de la revue pour la bande dessinée, du moins de la « grande » revue car le monde de l’alternatif verra apparaître tout un tas de publications entre l’hebdomadaire et le fanzine. Mais ce qui est certain, c’est que Les couleurs de l’infamie paraît en 2003 chez Dargaud sans prépublication, selon une formule désormais dominante dans le monde de la bande dessinée.
Mon lecteur s’en sera aperçu sans difficultés : Dargaud est un nouvel éditeur pour Golo. Editeur historique du journal Pilote (lui même disparu en 1989) et donc d’Astérix, Dargaud a abandonné progressivement le statut d’éditeur familial depuis la fin de Pilote. Racheté par le grand groupe d’édition Médias-Participations en 1990, il devient un vaste trust qui se nourrit surtout de l’héritage de la bande dessinée belge des années 1950-1960 par les rachats successifs du Lombard (1992) et de Dupuis (2004), ainsi que des nombreuses licences (Lucky Luke, Blake et Mortimer…) qui y sont liées, mais aussi l’incursion dans le manga avec Kana (1990). La bande dessinée est entrée définitivement dans une autre ère…
Cette nouvelle ère, c’est aussi celle de l’ascension de l’édition dite « alternative », ces éditeurs moyens qui, dans les années 1990, apportent des formes nouvelles nées du fanzinat et de l’underground. Or, soucieux de suivre l’entrée de la bande dessinée dans la modernité littéraire (ou de ne pas rater un filon potentiel diront les mauvais esprits), les éditeurs traditionnels lancent tous dans les années 2000 des collections dites « spéciales » destinées à un public plus exigeant et plus habitué aux nouveautés introduites par les alternatifs. Si Casterman lance « Ecritures » en 2002 comme un lointain souvenir de la collection « Romans (A Suivre) », c’est bien Dargaud qui, en lançant en 2000 la collection Poisson Pilote, assume pleinement une ambition de récupération des auteurs issus de l’alternatif. Menée par Guy Vidal, la collection Poisson Pilote parvient à réunir dans ses premières années plusieurs représentants de la « nouvelle bande dessinée » (pour reprendre l’expression d’Hugues Dayez) : Lewis Trondheim, Manu Larcenet, Joann Sfar, David B., Guy Delisle, Riad Sattouf. Et ce malgré un cadre formel assez contraint contre lequel s’était justement élevée l’édition alternative à ses débuts (genre, sérialisation, format album traditionnel…).
La présence de Golo dans cette collection nouvelle peut paraître surprenante : le dessinateur n’a pas d’attaches particulière avec le groupe éditorial (et n’en aura pas d’autres d’ailleurs). Et puis Poisson Pilote ne se préoccupe guère de vernis littéraire, bien moins que Casterman. Est-ce le déclin temporaire de ce dernier qui pousse Golo vers un concurrent ? Est-ce son bref passage par l’Association qui sert de passerelle ? Est-ce que Poisson Pilote est, à cette époque, le débouché le plus logique pour un album qui mêle format classique et traitement original ? Toujours est-il que Les couleurs de l’infamie sort en 2003 et marque le retour de Golo auprès de la « grande » édition après des séjours succincts chez les « petits ». Pourtant, l’album est présenté comme l’oeuvre du duo « Cossery et Golo », et non comme une adaptation, exactement comme l’était Mendiants et orgueilleux, signe que la continuité est bel et bien recherchée.
Retour à Cossery
Du point de vue de Golo, Les couleurs de l’infamie est avant tout un retour à Albert Cossery, cet écrivain rare dont la carrière fait écho à sa propre expérience entre la France et l’Egypte. Nous avons là un roman écrit par un Egyptien depuis la France adapté par un Français depuis l’Egypte. Croisement passionnant entre deux points de vue que j’ai déjà eu l’occasion de décrire pour Mendiants et orgueilleux, tout cela n’a pas changé.
Alors concentrons-nous sur ce qui a changé. Une différence majeure entre les deux adaptations est que Mendiants et orgueilleux s’appuyait sur un roman ancien, paru en 1955 et considéré comme le chef-d’oeuvre de Cossery. Les couleurs de l’infamie est le dernier ouvrage du romancier égyptien, paru en 1999 aux éditions Joëlle Losfeld ; bien plus court que ses autres romans, il rompt un silence de quinze ans, comme un point final à une oeuvre en train d’être redécouverte. Il aborde les thèmes habituels de Cossery (vanité de l’activité humaine, abandon ironique face au monde, constat de l’amoralité comme état permanent de l’homme…), de mon point de vue avec moins de verve et de force que Mendiants et orgueilleux, à l’intrigue moins ténue.
L’album est donc quasiment contemporain du roman (quatre années seulement les sépare) et l’édition du roman chez Joëlle Losfeld est d’ailleurs clairement mentionnée à l’intérieur de l’album de Dargaud et en quatrième de couverture. S’il ne s’agit pas officiellement d’une co-édition (à la façon des albums Gallimard/Futuropolis à la fin des années 1980), le terme « en collaboration avec » est employé en page de garde. Il ne s’agit pas juste de « l’adaptation d’un roman par Golo » mais de « l’adaptation d’un roman édité chez Joëlle Losfeld par Golo ».
Si j’insiste sur ce point, c’est qu’il me semble significatif dans le contexte éditorial des relations entre la bande dessinée et la littérature générale. En 2003, la grande phase de rapprochement entre la littérature « traditionnelle » et la bande dessinée est déjà bien engagée. L’enjeu, d’abord esthétique du temps des « romans » à suivre (années 1980), est devenu commercial et éditorial avec la montée en puissance de la catégorie du « roman graphique », mais surtout avec l’arrivée dans le jeu éditorial des maisons d’édition littéraires (Gallimard, Flammarion, Le Seuil, Robert Laffont, Actes Sud). Dans les années 1990, ces maisons soit fondent un département spécialisé, soit rachètent un éditeur de bande dessinée, soit créent des labels identifiés. Ce qui pouvait apparaître comme une question strictement économique pour ces grosses maisons doit, à la lumière de l’exemple des Couleurs de l’infamie être généralisé à l’ensemble d’un secteur éditorial.
Les éditions Joëlle Losfeld, fondées en 1992 par la fille d’Eric Losfeld (connu notamment pour avoir aussi édité des bandes dessinées dans les années 1960 : Forest, Pellaert, Cuvelier, Druillet…) est une maison strictement littéraire, qui n’a jamais édité de bande dessinée. J’ai déjà dit qu’à partir de 1990 Losfeld rachète les droits de Cossery et entreprend la réédition de l’intégrale de l’oeuvre du romancier égyptien. Les couleurs de l’infamie de Golo peut apparaître comme le dernier volume de cette grande entreprise éditoriale patrimoniale, incluant la bande dessinée. Signalons d’ailleurs que Joëlle Losfeld écrira un court texte pour la réédition de Mendiants et orgueilleux chez Futuropolis en 2009, entérinant définitivement le lien entre son propre projet d’édition et la bande dessinée.
Qu’un lien, même minime, existe avec la bande dessinée, qu’un éditeur littéraire indépendant souhaite s’afficher sur l’album-même montre à quel point la bande dessinée est entrée en littérature, dans ses moindres recoins.
Qu’en est-il du récit, le choix même de ce récit ? Il s’agit toujours de Cossery, avec ses traits caractéristiques : l’histoire se passe au Caire, où Ossama, un jeune voleur ambitieux et cynique découvre par accident un moyen formidable de faire chanter un politicien corrompu. Comme dans Mendiants et orgueilleux, on retrouve une galerie de personnages, dont certains se répondent (Gohar, l’universitaire devenu mendiant est ici Karamallah, un philosophe hors-la-loi), mais le monde de Cossery semble s’être enfoncé dans un sorte de détachement ironique. Ce n’est plus seulement la paresse qui est louée, c’est la rouerie, et « l’universalité du vol » élevée, pour le meilleur et pour le pire, en valeur principale de la société contemporaine.
Il faut bien sûr toujours lire les histoires de Cossery avec une certaine hauteur, comme les fables qu’elles sont, mais assurément Les couleurs de l’infamie est plus dur, moins optimiste ; la dérision n’y est plus seulement un remède, elle est presque la seule voie dans un monde amoral.
Le roman est aussi beaucoup plus resserré, à la façon d’une fable (133 p. contre 212), et ce resserrement narratif semble se transformer en contrainte pour la bande dessinée qui doit s’adapter à un format éditorial, celui de la collection Poisson Pilote, ce fameux « 48 CC » fustigé par Menu à peu près à la même époque (soit 48 p. contre 78 pour Mendiants et Orgueilleux).
Comparaison graphique
Mais le plus important n’est-il pas le changement de Golo lui-même, de son style, de son approche de la bande dessinée ? Ce qui me frappe d’abord c’est de voir à quel point, pour cette histoire plus sèche dans son scénario, Golo a nettement adouci son trait, comme un contrepoint au récit raconté. Les trognes caricaturales de Mendiants et orgueilleux sont bien moins accentuées, et le trait est à la fois plus épais et plus vivant. Jusque dans les couleurs où Le Caire un peu bariolé du précédent opus est ici remplacé par des nuances plus subtiles d’ocre et de bleu. Il est aussi touché par une sorte de minimalisme de l’image : certains passages sont moins denses visuellement, voire franchement épurés. Ce qui est sûr, c’est que Golo a appris des quelques récits courts publiés pendant les dix ans qui séparent les deux albums adaptés de Cossery. En témoignent notamment les pages de la jeunesse d’Ossama où Golo prend une grande liberté avec la mise en page, renvoyant les flash-back en une série de saynètes sans contour de case (cf ci-dessus). Il transforme ainsi le procédé littéraire du récit dans le récit (courant chez Cossery) en un vagabondage graphique qui lui est propre. En témoigne aussi, avec encore plus de forces peut-être, les pages d’introduction : Cossery commence par deux pages de description baroque d’une rue du Caire, sans personnages, sans autre point de vue que celui, omniscient, du narrateur. L’occasion rêvée pour Golo, avant d’entrer pleinement dans le récit, de réintroduire son art de la scène de rue si bien développé dans « Le piéton du Caire », comme s’il se baladait lui-même dans la rue, au point même d’ajouter des scènes comiques qui, pour ne pas dépareiller dans l’histoire, ne se trouvent pas du tout dans le roman original, ou alors « en puissance ». Bref, Golo invente, bien plus qu’il ne le faisait dans Mendiants et orgueilleux, trop fidèle à l’histoire. C’est à cette introduction qu’on voit que le dessinateur sait maintenant comment se détacher d’un scénario original en capitalisant sur ses propres forces, et non simplement illustrer.
Et cela est pour le mieux : Les couleurs de l’infamie permet de mesurer combien Golo s’est amélioré depuis son précédent essai d’adaptation littéraire. L’amélioration se voit dans la gestion du récitatif (émanation logique du texte original), bien moins présent que dans Mendiants et orgueilleux. Il sait désormais se taire et laisser la place aux dialogues ; il ne fait pas que doubler l’image. Il sait désormais opérer les choix propres à l’adaptation : ne pas tout traduire en images, et ajouter des éléments visuels. Par ailleurs, il multiplie les détails discrets dans l’image qui ne reprennent pas strictement le texte mais le traduisent par le dessin, comme la représentation en une case du « café des miroirs » où la présence de touristes ou de vendeurs ambulants renforce l’effet de réel. Ce genre de cases, plutôt absentes de Mendiants et orgueilleux, est bien spécifique au plaisir du lecteur de bande dessinée : suspendre l’espace d’un instant la narration et la lecture linéaire pour entrer dans la brève contemplation d’un tableau en miniature, et relire l’album pour en capter uniquement les détails cachés.
Finalement, en lisant Les couleurs de l’infamie, avec son scénario étique, sans véritable morale, on en vient parfois à se demander si le récit d’Ossama et ses camarades n’est pas pour Golo juste un prétexte à représenter la société cairote. Assurément, c’est bien dans cette direction qu’il entend aller désormais.
Bibliographie :
Nicolas Finet, (À suivre) 1978-1997, une aventure en bande dessinée, Casterman, 2004
Mohamed Ridha Bouguerra. Mendiants, gueux et autres marginaux dans l’œuvre d’Albert Cossery dans : Errance et marginalité dans la littérature : Cahier XXXII [en ligne]. Presses universitaires de Rennes, 2007. Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pur/12066>
JLM, « Les couleurs de l’infamie – Golo – Dargaud », sur actuabd.com, 30 mai 2003. Disponible sur Internet : <http://www.actuabd.com/Les-Couleurs-de-l-Infamie-Golo-Dargaud>
Jean-Philippe Martin, « De l’esprit des “Spéciales” : “Poisson Pilote” », dans Neuvième Art, n°10, Centre national de la bande dessinée et de l’image, octobre 2004, pp.35-37
Une version arabe de l’album de Golo a été publiée en 2015 par les éditions La Fabrica.