On reprend les bonnes habitudes en poursuivant sans tarder notre « Golothon », cette rétrospective de l’oeuvre de Golo.
Et après la grande phase « cosserienne », un nouveau moment commence pour la carrière du dessinateur, qui va définitivement l’ancrer dans sa patrie d’adoption, l’Egypte. Voilà Carnets du Caire, il y a déjà quatorze ans, le début d’un parcours dessiné à travers les rues du Caire, encore inachevé…
Episode 1 : Ballades pour un voyou (avec Frank), 1979
Episode 2 : les années Frank ; de L’Echo des savanes à Futuropolis (1981-1987)
Episode 3 : La variante du dragon, Casterman, 1989
Episode 4 : Mendiants et orgueilleux (d’après Albert Cossery), Casterman, 1991
Episode 5 : Chemins au détour de l’an 2000 (1991-2003)
Episode 6 : Les couleurs de l’infamie (d’après Albert Cossery), Dargaud, 2003
Retour à l’alternatif : format libre, trait libre
Rappelez-vous : après des débuts dans l’underground, Golo était parvenu, dans les années 1990, à publier dans des maisons d’édition plus traditionnelles, Casterman et Dargaud. Mais finalement, il ne se sera jamais vraiment éloigné de structures de publication plus alternatives et confidentielles dans leur diffusion, ce dont témoigne sa participation en 1998 à L’Association en Egypte. A cet égard, Golo ne semble pas avoir de stratégies de publication mais préfère aller où les rencontres et les voyages le mène.
On ne s’étonne donc pas de le retrouver dans les premières années de l’aventure des Rêveurs, une maison d’édition discrète qui peut pourtant s’enorgueillir d’avoir publié des pointures comme Etienne Davodeau, Manu Larcenet, Carlos Nine, ou encore Baru. Les Rêveurs, appelée un temps « Les Rêveurs de Runes », est fondé en 1997 avec toutes les caractéristiques de l’éditeur alternatif : association entre un fanzineux (Nicolas Lebedel) et un auteur (Manu Larcenet), souhait de publier peu (5 ou 6 albums par an) et d’abord pour le plaisir, structure associative, alternance entre inédits, traduction et rééditions… Singulièrement, les Rêveurs fait partie de ces quelques structures, comme Alain Beaulet éditeur, n’ayant jamais essayé d’aller au-delà de la petite édition, à l’inverse des éditeurs phares de l’alternatif des années 1990 comme L’Association qui, dès les années 2000, prennent une ampleur nouvelle. Les Rêveurs conserve à la fois un certain goût pour des livres « rares », cohérents entre eux et choisis avec soin, et la chance de n’avoir jamais eu à subir de crise de croissance. En un sens Golo nous montre une autre face, moins médiatique mais tout aussi importante, de ce mouvement « alternatif » des années 1990.
Or, la plupart de ces « petites » maisons jouent souvent un rôle important dans l’écosystème de publication en permettant à des auteurs de publier des œuvres moins formatées, et beaucoup plus libre dans leur structure. Le type d’oeuvres qui n’a pas forcément l’ambition d’une grande saga ou la densité d’un roman graphique, mais permet d’expérimenter et de parier sur l’avenir. C’est ce qui se passe avec les Carnets du Caire que Golo publie aux Rêveurs en 2003, deux livres sur une série de trois, le dernier qui devait s’intituler « Les Enfants de Helmeyah » n’ayant jamais vu le jour. La collection « On verra bien » où ils paraissent porte bien son nom : elle est constituée d’autant d’essais d’auteurs, d’albums qui peuvent se rapprocher de la recherche graphique. On y retrouve les incroyables essais autobiographiques de Larcenet que sont Dallas CowBoy, Presque et L’artiste de la famille, mais aussi Praha, le carnet praguois de Marc Lizano, venu du fanzinat, qui fait comme écho aux carnets cairotes de Golo.
Et la lecture des Carnets du Caire donne le sentiment que le retour à l’alternatif est effectivement porteur d’une forme de liberté d’écriture. Le format d’abord, à l’italienne, bouleverse le rythme des précédents albums, le dilue dans un récit plus lent, qui peut passer d’un découpage en cases traditionnel à de véritables panoramiques. L’impression d’ouvrir un carnet à dessin est total, avec un nombre réduit de scènes par page, tout en noir et blanc, deux facteurs qui permettent de mieux apprécier le trait. Ce dernier se fait d’ailleurs moins précis, plus baladeur, n’hésitant pas à se risquer aux hachures grossières et aux encrages succincts, avec toujours cette impression de « main levée » qui met en valeur la virtuosité de l’artiste.
Clin d’oeil à cette liberté de l’artiste, l’album est parsemé de pages imitant un carnet de croquis. Nous sommes à une époque où ce type de production n’est pas encore un genre éditorial. Mais ici, Golo n’hésite pas à proposer des pleines pages d’essais représentant ses croquis de rues, principalement des personnes. Ont-ils été dessiné pour Les Carnets ou s’agit-il effectivement des carnets de dessin du Golo des années 1970 ?
Qu’il s’agisse ou non d’une mise en scène du croquis d’artiste, ces pages renforcent l’idée d’un album libre dans sa mise en forme. Les dernières pages des deux albums sont assez singulières. Dans le tome 1, c’est l’écriture manuscrite de Golo lui-même qui vient égrener les autres albums de la collection ; au lieu d’en faire un espace éditorial distinct, Les Rêveurs laisse au dessinateur le soin de s’approprier l’ensemble de l’album. Si dans le tome 2 l’éditeur reprend la main sur le paratexte, l’album se termine par quatre pages qui ne sont rien d’autre que des croquis à la plume, sans histoire particulière, juste pour le plaisir. Ce sont les pages les plus expressives du livre.
Enfin, le second tome se termine par une étonnante et touchante phrase écrite à la main « merci à vous d’avoir acheté ce livre », dernier message de l’éditeur à ses lecteurs.
Encore plus avant dans le réel : la tentation autobiographique
Les Carnets du Caire viennent continuer et approfondir le projet ébauché dans « Le piéton du Caire » pour L’Association en Egypte, alors projet de commande : dessiner une ville, sa ville, Le Caire. Pour la première fois Golo peut y consacrer un album entier, sans avoir besoin de l’excuse d’une adaptation d’Albert Cossery. Si on voyait poindre dans Les couleurs de l’infamie des tentations à vouloir dessiner la ville autant qu’illustrer un récit, le sujet même des Carnets est la ville du Caire. Le lien entre les deux précédentes fictions égyptiennes (Mendiants et orgueilleux et Les couleurs de l’infamie) et ce nouveau « carnet » plus personnel est direct, dès les premières pages, il est dit « et maintenant les personnages d’Albert Cossery s’incarnaient devant moi ».
Le passage se produit enfin de la fiction au réel, et ainsi débute la seconde phase de la carrière de Golo, sa phase « égyptienne », obsessionnellement tournée vers la représentation de ce pays et, surtout, de ses habitants. Après plus de vingt ans à être tenté par la fiction, il s’engage dans le réel.
Un des atouts des Carnets du Caire est de montrer combien les fictions égyptiennes antérieures que sont les deux adaptations de Cossery, Mendiants et orgueilleux et Les couleurs de l’infamie, se sont en réalité nourries d’expériences vécues. En témoigne la présence de certains lieux emblématiques : la rue bondée de véhicules, les cafés en pleine rue, la boutique du coiffeur ; en témoigne aussi le personnage, bien réel, de Goudah dont le caractère de vagabond urbain et philosophe rappelle beaucoup le « maître » Gohar de Mendiants et orgueilleux. Assurément, la philosophie de vie de Cossery a influencé la vision de l’Egypte portée par Golo.
Il semblerait que le dessinateur ait encore besoin d’un prétexte pour se laisser aller à dessiner Le Caire. Cette fois-ci, c’est la tentation autobiographique qui l’amène à raconter ses premières années de vie en tant que jeune dessinateur, dans les années 1970, dans la capitale égyptienne. Rien de surprenant à ce que l’envie d’autobiographie se saisisse du dessinateur : nous sommes, en 2003, en plein boum du genre, et particulièrement dans le milieu de l’alternatif. David B vient de terminer la publication de son Ascension du Haut-Mal (L’Association, 1996-2003), Fabrice Neaud celui de son Journal (Ego comme x, 1996-2002) et Marjane Satrapi publie le dernier tome de Persepolis (L’Association, 2000-2003), best-seller ayant définitivement précipité l’autobiographie dessinée au panthéon de la littérature. Plus proche encore des Carnets du Caire, Manu Larcenet se sert de la collection « On verra bien » des Rêveurs pour commencer l’oeuvre autobiographique écorchée qui l’occupera jusqu’au Combat ordinaire. A la faveur de ce mouvement voit-on apparaître dans l’oeuvre de Golo un personnage qui reviendra dans d’autres albums : celui de Golo Jeune. Sorte de hippie aux lèvres épaisses et au nez aquilin, apparemment nonchalant mais en réalité sans cesse aux aguets, émerveillé autant qu’effrayé par sa découverte de l’inconnu, presque passif pour n’être rien d’autre que les yeux du lecteur, voici comme il se représente.
Mais ce qui frappe le plus dans le traitement de l’autobiographie par Golo, c’est que, contrairement à d’autres de ses confrères (Jean-Christophe Menu, Marjane Satrapi, Fabrice Neaud déjà nommés) qui font d’eux-mêmes le personnage principal de l’histoire, le récit de soi chez Golo est d’abord tourné vers les autres ; ce à tel point qu’il est réducteur de parler d’autobiographie, même si, en parlant de ses amis, il finit par parler de lui. Il va donc raconter ses premières années et ses rencontres dans le milieu des dessinateurs de presse du Caire. Golo se fond dans le milieu bigarré des dessinateurs de presse cairotes et particulièrement ceux qui gravitent à cette époque autour de la revue illustrée Sabah el Kheir. On avait déjà pu remarquer, dès les années 1970, le goût de Golo pour l’art caricatural au sens strict : représenter un être en quelques traits, à l’économie, mais dans tout son caractère. C’est bien le cas ici, et Samir l’historien, Goudah et Georges Bahagory les dessinateurs, le docteur Ibrahim, Salama Salama Salama le jeune tenancier d’une fumerie sur les toits sont aussi vivants pour le lecteur que de vieux amis. Golo dépeint ainsi une Egypte pleine de vie et de détours secrets, saisie entre un autoritarisme d’État, souvent tourné en dérision, et une population facétieuse, désinvolte et surtout profondément libre d’esprit, gouvernée par l’humour, l’obsession du haschisch et les joyeuses mouled (fêtes religieuses) plus que par les uniformes. Rien que pour ce regard inattendu sur une des sociétés du monde arabe dans les années 1970, les Carnets du Caire valent toujours la lecture.
Plus spécifiquement, chacun de deux albums est consacré à un ami égyptien de Golo : Samir pour le premier, jeune fonctionnaire travaillant au musée d’art islamique, et Goudah pour le second, dilettante fantasque servant de guide au jeune Golo dans un Caire fantasmagorique fait de fumeurs de hashich et de raconteurs d’histoires…
D’où viennent les histoires ? Des récits sur la création
Carnets du Caire se présente comme un livre de portraits, mais ce n’est pas cette dimension qui me semble la plus marquante. En filigrane, le duo d’albums se présente aussi comme une réflexion sur la création. Il suffit de se pencher un peu sur sa construction : fondamentalement, Carnets du Caire est le récit des rencontres de Golo avec plusieurs égyptiens et des histoires que ceux-ci lui racontent. On le voit souvent dans cette posture d’écoute, le visage dans les mains, les yeux fascinés, comme si les histoires des autres comptaient plus que les siennes.
De quelles histoires s’agit-il ? Là est la qualité de Golo : il capte tout, de l’histoire drôle à le grande Histoire en passant par l’anecdote familiale. Ce qui compte, c’est de raconter, du vrai et du faux, parfois un peu de merveilleux, toujours un peu d’humour… Samir raconte les mésaventures de son oncle provincial et naïf ; puis digresse sur le culte cairote pour la chanteuse Oum Kalsoum ; puis Goudah raconte une histoire drôle tandis que le docteur Ibrahim raconte la jeunesse du même Goudah ; enfin c’est au tour de Golo de raconter ses histoires à ses amis, et à nous par la même occasion. Les histoires s’enchaînent sans vraiment de lien entre elles, et en ce sens Golo retrouve la vieille structure du récit-cadre, à la façon des Contes de Canterbury ou du Manuscrit trouvé à Saragosse, et bien sûr des Mille et une nuits, récit fondateur de la culture arabe. Mais nous reparlerons de ce dernier dans un autre épisode…
Les histoires des Carnets de Caire ne sont pas juste des récits mis en dessin : ce sont toujours des histoires racontées, parlées, qui sont là pour circuler et jamais pour se figer sur des pages, qui ne sont qu’un moyen de transmission de la parole orale. Golo déploie des trésors d’inventivité graphique pour représenter ce enchâssement des histoires, ou le narrateur est souvent un personnage au milieu de l’histoire, comme quand Goudah raconte « l’histoire des trois hommes » et que sa bulle se mêle à celui de ses personnages.
La bande dessinée est un outil excellent pour représenter la parole, et l’acte même du récit, donc de la création « en direct » du conte. Certaines de ces histoires, on ne sait pas trop d’où elles viennent, comme ce pamphlet circulant sur le président d’Egypte qui finit dans la bouche de Goudah et devient lui-même matière à histoire. On ne sait pas d’où viennent exactement les histoires, on ne sait pas si elles sont vraies, mais ce qui compte est qu’elles soient racontées. La circulation des histoires, tel est le vrai sujet des Carnets du Caire. Et ainsi se rejoignent les fictions et la réalité.
Si l’on fait exception des historiettes courtes parues dans la presse ou en album, Carnets du Caire est le premier grand récit solo de Golo. S’il prend la forme du « carnet de croquis », c’est pour mimer une forme de spontanéité et d’insouciance de l’art graphique, sur le vif plutôt que pensé, guidé par un scénario. On le voit dessiner, et on voit ce qu’il dessine. A mes yeux (chacun en jugera), ce premier récit sans scénario préalable ouvre Golo vers ce qu’il fait de mieux, comme si la présence d’une histoire imposée avait jusqu’à présent bridé son art de conteur. Le dessin peut paraître brouillon par endroit, pas fini, laissant apparaître le tracé comme des gribouillages, et Golo n’a jamais été un virtuose d’ailleurs ; mais en réalité le trait se libère. Golo découvre une nouvelle façon de faire de la bande dessinée, instinctive, dégagée du « beau » dessin, comme un langage propre. C’est à cet état de récit graphique qu’il se fixera pour les années à venir.