Retour en 2010, après cette escapade dans les années 1930, et à la bande dessinée numérique, pour un court article sur les actualités du moment. Où l’auteur de ce blog s’interroge, à son humble niveau, sur les rapports entre édition numérique et édition papier…
Revue de presse : quelques actualités sur la bande dessinée en ligne
Pour ceux qui voudraient approfondir les sujets d’actualité de ces deux derniers mois en matière de bande dessinée numérique, je les laisse avec une foule de liens et d’articles qui continuent, inlassablement, à analyser le phénomène de la bande dessinée numérique, tant dans ses aspects esthétiquues, éditoriaux, qu’économiques.
Du pas très chaud, d’abord : Julien Falgas nous signalait tout d’abord, en avril dernier, le lancement de Séoul district, une manga à la lisière entre la bande dessinée et le dessin animé puisqu’il mêle des cases de BD et séquences d’animation, le tout avec des effets sonores. Et ce n’est pas le léger scepticisme de JiF (pour ceux qui ne connaîtraient pas son site, http://julien.falgas.fr/, visitez-le pour en apprendre beaucoup sur la BD numérique ; il est aussi l’administrateur de Webcomics.fr, une plate-forme de diffusion de BD en ligne) qui doit vous empêcher de vous faire un avis par vous-même avec la bande-annonce. Séoul district est diffusé par Avecomics!, qui est déjà à l’origine du projet Bludzee de Lewis Trondheim. Et puisqu’on parle de dessin animé, on apprend par le site du Festiblog que Maliki, du blogueur Souillon, est adapté en dessin animé après avoir été publié en albums ces dernières années par Ankama. Maliki est donc le premier personnage français né sur Internet à connaître un passage sur une autre forme d’écran… Rien de très étonnant quand on sait que Maliki est très proche graphiquement de l’univers de manga, univers où les liens entre les différents médias sont très minces.
Une série d’articles du site d’informations actuabd analyse, sous le clavier de Didier Pasamonik la situation économique actuelle de la BD en ligne en posant d’emblée la question : « Bande dessinée numérique, la France est-elle dans une impasse ». De vraies questions y sont soulevées sur la difficulté à prendre en compte, au sein du marché français de la bande dessinée, les éléments venant d’Internet. Des questions d’autant plus présente qu’aucun accord n’a été trouvé entre les éditeurs et les auteurs concernant la gestion des droits numériques (lire mon précédent article pour retrouver les traces de cette affaire). Ajoutez à cela que la question de la place de l’éditeur se pose d’autant plus que la principale grande expérience de BD payante diffusée en ligne, Les autres gens, est une pure initiative d’auteurs qui évitent des structures de diffusion intermédiaires au moyen d’Internet. (Pour lire cette synthèse, surtout économique sur la BD numérique, commencez avec la partie 1, puis suivez les liens). Les articles, certes bien faits et très didactiques, ont cependant tendance à se limiter aux enjeux économiques qui sont certes le nerf de la guerre, mais enfin…
N’ayez pas peur après avoir lu les articles d’actuabd : la BD en ligne, ce n’est pas que des problèmes économiques, c’est aussi de réjouissantes innovations esthétiques et les réflexions qui vont avec. Tony, dont je vous avais déjà parlé pour sa BD numérique interactive Prise de tête, et le mémoire qui l’accompagnait, poursuit sa pensée et son analyse esthétique de ce qu’est (ou pourrait être) la BD en ligne. Cela dans un article dense publié sur le site du9, intitulé « Des clics et du sens ». Il tente tout particulièrement de définir ce qu’est l’intéractivité, ses apports à la bande dessinée et ses différents degrés de présence dans des exemples concrets de bande dessinée numérique. Qu’il puisse se baser sur des exemples existants, mis en texte facilement par des liens hypertexte, montre bien que la bande dessinée numérique existe, non plus seulement au sens de « diffusée numériquement », sens où l’entend Didier Pasamonik, mais aussi de « créée en prenant en compte les apports du support numérique ».
Entre édition en ligne et édition papier : un aller et un retour
Après cette revue de presse, je vais maintenant m’intéresser plus en détail à deux actualités toute brûlantes. D’une part, l’arrivée en librairie de l’éditeur communautaire Manolosanctis qui diffusait jusque là ses albums via son site, soit sous forme numérique, soit en vente par correspondance sous forme papier ; d’autre part le choix de l’éditeur « papier » Ego comme X de diffuser gratuitement en ligne une partie de son catalogue. Les deux mouvements, qui interviennent à quelques jours d’intervalles (le 17 mai pour Ego comme X, le 3 juin pour Manolosanctis), semblent presque se répondre : d’un côté un éditeur en ligne, qui est véritablement né et a grandi sur Internet et qui se tourne vers des modes de diffusion traditionnels de l’édition papier ; de l’autre côté un éditeur papier installé qui franchit le pas vers la diffusion en ligne de manière radicale, c’est-à-dire par la gratuité.
Manolosanctis, tout d’abord. J’avais déjà consacré un article, en décembre 2009, à cette maison d’édition en ligne à l’occasion de la sortie de l’album collectif Phantasmes, qui réunissait plusieurs blogueurs et jeunes dessinateurs (lien). Un petit rappel, donc, sur ce qu’est Manolosanctis. Apparue sur le net fin 2009, cette maison d’édition remplit deux objectifs : avant tout, c’est une plate-forme de publication de webcomics pour de jeunes auteurs qui souhaitent se faire connaître (pour reprendre une expression de Julien Falgas qui me semble assez juste : « un Youtube de la bande dessinée ») ; Manolosanctis garantit aux auteurs qu’elle publie une licence Creative Commons qui assure les droits de propriété et d’exploitation sur Internet. A côté de cela, c’est aussi une éditeur plus traditionnel qui publie en albums papier les auteurs les plus plébiscités par les internautes. Car c’est aussi sur cet aspect « communautaire » que Manolosanctis fonde sa politique éditoriale : les lecteurs votent et donnent leur avis. Jusque là, les albums n’étaient disponibles que sur le site, mais à partir du 3 juin, il sera possible de les trouver en librairie. J’ai tendance à voir ça, de mon côté, comme une expansion normale : le nombre d’albums publiés augmente, et être diffusé en librairie permet beaucoup pour une jeune maison d’édition de bande dessinée, et dans un contexte où le marché de la bande dessinée en ligne n’est pas encore pleinement constitué. Le site nous apprend que la diffusion se fera par l’intermédiaire de la filiale de diffusion Volumen du groupe La Martinière, c’est-à-dire un des plus gros groupes de l’édition française.
C’est évidemment une bonne nouvelle pour l’éditeur qui, jusque là, comptait surtout sur sa communauté de lecteurs pour l’achat des albums, alors que les albums diffusés en ligne restent, eux, gratuits. Une chance aussi pour les auteurs qui, pour la plupart, n’ont jamais été édités, et peuvent ainsi sortir du seul cadre de la diffusion en ligne. La nouvelle a été grandement médiatisée par Manolosanctis qui sait profiter des potentialités de diffusion propres à Internet. Une alléchante bande-annonce circule depuis quelques jours sur leur site, présentant en de courtes séquences quelques uns des auteurs maisons. On se souviendra que le principe de la vidéo de lancement avait déjà été utilisé pour le feuilleton-bd Les autres gens, et que d’une façon générale, de nombreux éditeurs font connaître certains de leurs albums par des « bandes-annonces » diffusées via les plate-formes comme Dailymotion. Une preuve de plus, s’il fallait en douter du pouvoir d’amplification d’Internet.
Venons-en maintenant à Ego comme X. Le scénario s’inverse : la maison d’édition Ego comme X fait partie de la vague de création d’éditeurs indépendants dans les années 1990. Créée à Angoulême en 1994, elle se fait notamment connaître grâce au Journal de Fabrice Neaud qui reçoit en 1996 un prix au FIBD. Neaud est par ailleurs cofondateur de la maison dont la ligne éditoriale est tournée en grande partie vers l’exploration du genre autobiographique en bande dessinée, mais si elle publie aussi, parfois, de la littérature non-graphique.
Ce qui est étonnant n’est pas de voir un éditeur « traditionnel » investir Internet. Après tout, la plupart des gros éditeurs ont leur site sur lequel ils diffusent des aperçus d’albums, des bandes-annonces, des infos… Ce qui surprend est qu’Ego comme X franchissent directement le pas de la lecture en ligne gratuite. Une démarche qui me semble à saluer à bien des égards, au moment où d’autres maisons d’édition se réunissent sur le portail en ligne Iznéo pour faire payer des albums en ligne à l’unité, autrement dit reproduire le schéma commercial traditionnel sur Internet. D’autre part, le site nous apprend que les albums ainsi mis en ligne répondent à des critères particuliers : ce sont soit des ouvrages épuisés ou difficiles à trouver en librairie, soit des archives des auteurs jamais publiées. On comprend par là que la volonté d’Ego comme X est de mieux faire connaître les auteurs de son catalogue et parfois de donner une seconde vie à des albums. Appréciez par exemples les archives autobiographiques du dessinateur Pierre Druilhe, jusque là parues dans des fanzines, ou encore L’os du gigot, fameux ouvrage de Grégory Jarry qui remettait à l’honneur en 2004 le genre trop méprisé du roman-photo. Pour aller voir par vous mêmes, cliquez ici. Certes, le lecteur numérique n’est pas parfait, mais la numérisation reste bonne et tout à fait lisible.
Le mouvement opéré par Ego comme X et par Manolosanctis est intéressant, parce qu’il me semble qu’il montre deux choses. 1. Il confirme l’intérêt porté à la diffusion en ligne par les éditeurs et par les distributeurs ; la diffusion de bande dessinée en ligne acquiert, petit à petit, un statut au sein d’une politique éditoriale. 2. Diffusion papier et diffusion en ligne ne se concurrencent pas dans ces deux modèles, mais se complètent. Sur le second point, rien de nouveau, en réalité. Dès le milieu des années 2000, des passerelles étaient apparues entre l’univers en pleine évolution des webcomics et des blogs bd. Elles étaient d’autant mieux apparues qu’elles étaient très diverses. Il a pu s’agir de blogs publiés en papier (Le blog de Frantico en 2005 chez Albin Michel, pour citer l’un des plus célèbres), mais aussi d’auteurs découverts sur Internet et publiant chez un éditeur papier un album inédit (Monsieur le Chien et Hommes qui pleurent et walkyries). Certains auteurs bien installés ont su investir les possibilités du blog bd, que l’on pense à Maëster, à Manu Larcenet, à Frederik Peeters et à Lewis Trondheim. Enfin, on aurait tort d’oublier que certaines maisons d’éditions se sont fait connaître dans le sillage des succès de la BD en ligne, soit en publiant des blogueurs bd, comme Diantre ! et, dans une moindre mesure, Warum ; soit en naissant comme hébergeur de webcomics avant de devenir une maison d’édition à part entière. Je pense là, bien sûr, aux éditions Lapin, à 30joursdebd/Makaka, Café Salé pour l’illustration, mais aussi à Manolosanctis, justement. Le double événement que je cite aujourd’hui n’est donc qu’une confirmation du mouvement qui s’opère depuis près de cinq ans : l’entrée dans le jeu de l’édition de bande dessinée des projets et des auteurs nés sur Internet et des pratiques éditoriales qui leur sont associées. La phase de pure « adaptation de blogs bd » qui faisait de la BD en ligne un phénomène essentiellement promotionnel pour l’édition traditionnelle semble, de plus, s’achever lentement.
Je nuancerai quand même mon enthousiasme en notant qu’il y a tout de même encore une hiérarchisation nette entre la diffusion papier en librairie, payante et rémunératrice et la diffusion en ligne, forcément gratuite. Le support dominant reste le papier, Internet restant pour le moment réservé à « faire découvrir », et s’adressant donc aux lecteurs suffisamment curieux.
Lecteurs curieux dont vous faites partie, je ne me permettrais pas d’en douter…