Pour tenter de remédier au ralentissement du rythme des articles de ce blog, voilà que votre serviteur se lance dans une nouvelle série d’articles à suivre, après une suite chronologique sur la bande dessinée et la science fiction, et les explorations thématiques de ce qu’aurait pu être l’exposition « Archi et BD ». Je reste justement sur cette idée « d’exposition » avec un thème qui tend à devenir de plus en plus pregnant : comment exposer la bande dessinée ? Plutôt que d’apporter au débat mes propres réponses (d’autres sauront le faire mieux que moi en d’autres lieux), je vais me livrer à un petit jeu de retour sur le passé, pour connaître les enseignements que l’on peut tirer des différentes tentatives d’exposer la bande dessinée…
Et d’abord, une plongée plusieurs décennies en arrière, dans la première moitié d’un XXe siècle désormais défunt, à une époque où les auteurs utilisaient les expositions pour promouvoir leur travail auprès du public, sur le modèle des salons du XIXe siècle. Deux expériences m’intéressent ici : les salons des dessinateurs humoristes et les expositions liées au Grand Prix de l’Image Français dans les années 1946-1949.
Quand les dessinateurs de presse s’exposaient : les salons de dessinateurs humoristes
La bande dessinée moderne est cousine proche du dessin d’humour : leurs deux histoires se trouvent entremêlées au cours du XIXe siècle et ce n’est qu’à partir de la fin de ce même XIXe siècle que la production d’histoires en images « narratives » (par opposition à des dessins uniques, ou en quelques cases) se diversifie considérablement et acquiert, au siècle suivant, une autonomie certaine. Pour cette raison, il me semble logique d’invoquer comme un « grand ancêtre » des manifestations qui ont plus à voir avec le dessin de presse qu’avec la bande dessinée à proprement parler. Après tout, il s’agit bien des principales expositions d’artistes dessinateurs au XXe siècle.
La décennie 1920 est l’âge d’or des salons de ceux qui s’appellent les « dessinateurs humoristes », terme qui désigne alors les dessinateurs et caricaturistes travaillant tout particulièrement dans la presse hebdomadaire humoristique (Le Rire, L’Assiette au beurre, Le Chat Noir, Le Journal amusant), mais aussi, plus occasionnellement, dans la presse quotidienne. Il s’agit d’une profession solidement organisée puisqu’il existe depuis 1907 une « Société des humoristes » qui est, au moins jusqu’aux années 1930, un passage obligé pour les jeunes dessinateurs qui y trouvent le soutien de leurs aînés. L’organisation purement institutionnelle de la profession de dessinateur humoriste fait suite au dynamisme de cette même profession à la fin du XIXe siècle : les journaux humoristiques se multiplient, les techniques de gravure évoluent et l’art de dessinateur prend des chemins nouveaux. Ces humoristes se nomment Caran d’Ache, Jean-Louis Forain, Abel Faivre, Jossot, Hermann-Paul, Gus Bofa, Charles Léandre… En 1907, Félix Juven, directeur du journal Le Rire, décide d’organiser un premier « salon des humoristes ». Après la première guerre mondiale, la Société des Humoristes prend définitivement le contrôle de la manifestation et en fait sa vitrine.
En quoi que consiste ce « Salon des Humoristes » ? Les dessinateurs humoristes y exposent, dans des formats plus larges, les meilleurs dessins parmi ceux qu’ils publient régulièrement dans la presse. Un comité est chargé de la sélection, et chaque dessinateur expose entre une à quatre oeuvres, réparties dans des sections telles que : « dessin », « sculpture », « peinture », « art décoratif », le salon étant ouvert aux autres formes d’art. Cette organisation avec comité de sélection s’inspire directement des grands salons artistiques du XIXe siècle. Non pas du vénérable « Salon de peinture et de sculpture » qui existe depuis 1725 et est contrôlé par l’Académie des Beaux-Arts, mais du modèle qui se diffuse durant la Troisième république : celui de salons artistiques gérés par des sociétés d’artistes. En 1881, le Salon de l’Académie des Beaux-Arts est placé sous le contrôle d’une « Société des artistes français » (sous le nom de « Salon des artistes français ») ; le Salon des Indépendants est créé en 1884 et le Salon d’automne en 1903, tous deux pour des artistes insatisfaits de l’organisation du salon « officiel », celui des Artistes Français. Le parallèle entre salons des humoristes et salons des Beaux-Arts est parfaitement assumé et même revendiqué. Les dessinateurs humoristes se considèrent eux-mêmes comme des artistes à part entière, la plupart poursuivant à côté une carrière de peintre, de sculpteur ou d’artiste décoratif, et ils interviennent dans les débats artistiques.
Les salons de dessinateurs humoristes connaissent la même diversification que leurs homologues des Beaux-Arts durant les années 1920. Le Salon des Humoristes, premier du nom, est une manifestation mondaine très couru dont le nombre d’exposants, d’oeuvres et de visiteurs, augmente chaque année durant la décennie. Mais des accusations d’académisme apparaissent au sein de la profession et plusieurs salons rivaux sont créés : le Salon de l’Araignée, en 1920 par Gus Bofa, le Salon des dessinateurs parlementaires en 1926 par Gassier et Sennep et, plus tardivement, le Salon Satire en 1935. A chacun de ces salons correspond une vision de l’art de dessinateur de presse ou une nouvelle génération qui tente de s’émanciper de l’ancienne. L’objectif est de montrer des oeuvres refusées au Salon des Humoristes, qui apparaît vite comme une manifestation archaïque dont le succès s’éteint progressivement. De fait, les vénérables « humoristes » ne parviennent pas à intégrer les évolutions esthétiques du dessin de presse de l’entre-deux-guerres (rapprochement avec le journalisme, éclosion de l’humour absurde, fin de la « vieille gaieté française »…) et leurs institutions cessent d’être incontournables. Néanmoins, les années 1920 ont été riches en expositions régulière d’artistes dessinateurs.
Durant la seconde guerre mondiale, le modèle du Salon est encore celui qui prévaut dans la sociabilité des dessinateurs de presse : en 1941 et 1942 sont organisés deux salons « Humour » en zone libre à l’initiative de Carrizey et Max Favalleli de Ric et Rac, l’un des rares hebdomadaires humoristiques (avec Candide) à paraître encore dans le contexte de guerre.
Bien sûr je n’oublie pas ici les spécificités propres au dessin d’humour, qui sont fort différentes des problématiques de l’exposition de bande dessinée. Ici, l’image unique préexiste à l’exposition : nulle besoin de couper un album en morceaux ou d’isoler une « case remarquable » pour la mettre en valeur sur un mur. Au début du XXe siècle, une grande partie des dessins d’humour fonctionnent sur le modèle d’un dessin en une case avec légende (mais pas uniquement : Caran d’Ache est un maître du dessin en plusieurs cases). L’exposition d’un dessin d’humour est un passage direct d’un support à l’autre, de la presse à l’encadrement mural. Ainsi, le mode de lecture de l’image s’en trouve modifié (on ne la lit plus comme un rendez-vous hebdomadaire ou quotidien, mais comme une oeuvre isolée entourée par d’autres oeuvres de même nature) mais le nouveau mode de lecture n’est pas contradictoire avec la forme initiale.
Le prix de l’image française, ou la défense d’une « qualité française »
Passent à présent quelques années et une seconde guerre mondiale pour arriver en 1946. A cette date, le paysage de la presse pour les enfants, l’un des supports de publication des bandes dessinées, se recompose doucement au gré des autorisations de publications délivrées par les autorités politiques, elle-même en recomposition. Les titres parus pendant la guerre sont supprimés, ceux qui sont nés au sein de la presse résistante ont plus de chance (et Le Jeune Patriote devient Vaillant). Surtout, la fin de l’occupation allemande signifie le retour sur le sol français des bandes américaines, interdites pendant quatre années. Les dessinateurs ont pleinement perçu le problème et décident, pour mieux s’organiser (également face aux éditeurs) de se regrouper en 1946 au sein d’un Syndicat des Dessinateurs de Journaux pour Enfants, présidé par Alain Saint-Ogan, figure symbolique de la création française qu’il défend farouchement face à « l’invasion » américaine, et initié par Auguste Liquois, dessinateur et militant communiste. Dans le même temps, des débats s’organisent entre éditeurs, éducateurs et dessinateurs pour pousser les parlementaires à rédiger et voter une loi pour contrôler les publications destinés à l’enfance, au prétexte d’une « démoralisation » de cette dernière (ce sera la loi de juillet 1949, jamais abolie depuis alors qu’elle n’a jamais fait la preuve de son efficacité et s’affirme comme une des quelques lois autorisant la censure légale). L’un des credos du SDJE, qui participe au débat public par la presse, notamment, est de faire passer en même temps que la loi une obligation donnée aux journaux paraissant en France de publier au moins 75% de dessins français (ce qui n’aura finalement pas lieu).
C’est dans ce contexte que le SDJE ci-dessus présenté imagine le « Grand Prix de l’Image Française », accompagné par une exposition de dessins (en 1946, elle a lieu dans les locaux du Bon Marché à Paris). Les deux sont indissociables et remplissent les mêmes objectifs, l’un concernant le passé de la profession, l’autre concernant l’avenir. L’exposition est partagée entre différents stands représentant les journaux pour enfants de l’époque. Sont exposées des planches parues, mais aussi des dessins inédits ou des jouets sculptés. L’enjeu est de montrer le travail actuel que font les dessinateurs français, avec, comme sous-entendu, de démontrer au public, à la presse, et aux éditeurs, que des talents français existent, bien égaux aux importations américaines. Le prix de l’Image Française est remis par un jury de sept membres constitués en une « Académie de l’Image Française » (Saint-Ogan, Liquois, Le Rallic, Marijac, Puncho, Calvo, Jöel Hammam) et se donne pour but d’encourager des vocations de dessinateurs français. Comme dans le cas du salon des humoristes, on comprend que le Grand Prix de l’Image Française a vocation à devenir une récompense incontournable de la profession qui puisse mettre en valeur le syndicat et son combat pour les dessins français. Ce à quoi s’ajoute le fait que le Grand Prix est soutenu par l’Education nationale.
Malheureusement pour le SDJE, son initiative ne rencontre le succès voulu et les éditeurs ne suivent pas suffisamment la remise des prix pour la rendre attractive aux yeux des jeunes dessinateurs. Seuls trois prix seront remis, successivement à Jean Trubert (1946), Raoul Auger (1947) et Lempereur (1948). L’échec du combat syndical pour les 75% achève de briser l’élan né au sortir de la guerre.
La prise en main par les dessinateurs : enjeux idéologiques et académisme
Salons des dessinateurs humoristes et Grand Prix de l’Image Française ont un point commun essentiel : elles émanent directement d’associations professionnelles de dessinateurs qui poursuivent, statutairement, un objectif de valorisation de leur profession. Cet objectif intervient pourtant dans deux contextes complètement différents.
Dans le cas des salons humoristiques, c’est un contexte de dynamisme du dessin de presse (de plus en plus de débouchés, de plus en plus de jeunes dessinateurs) qui amènent naturellement les dessinateurs à se construire une légitimité artistique. En calquant l’organisation et la gestion du salon sur celui des salons artistiques du XIXe siècle (le terme même de « salon » est connoté), les humoristes cherchent à revendiquer leur talent propre de dessinateurs, et ce n’est pas un hasard si les salons des Humoristes et de l’Araignée accueillent également peintres et sculpteurs : les liens entre les deux milieux ne sont pas si tenus. Nombre de peintres ont d’ailleurs commencé dans le dessin de presse (Kees Van Dongen, Juan Gris…).
Je m’arrête un instant sur l’avis de Francis Carco, observateur éclairé de la vie parisienne de l’entre-deux-guerres. Dans son ouvrage Les humoristes (1921), il écrit à propos des salons de dessinateurs humoristes que « Les progrès que les Salons firent accomplir à l’art humoristique est incommensurable. (…) Le Salon a sauvé l’Humour de la besogne quotidienne et l’a rendu à ses premières et naturelles destinées. ». Selon Carco, les salons permettent de sortir le dessin d’humour du support éphémère et trivial qu’est la presse pour le transformer en oeuvre d’art, le sacraliser le temps d’une exposition. Ils en modifient le statut et révèlent le véritable travail du dessinateur. Il est vrai que dans un salon comme celui de l’Araignée, de Gus Bofa, l’exigence esthétique est très forte. L’entre-deux-guerres voit se développer un débouché pour les dessinateurs : le livre d’art et l’illustration, voie que Gus Bofa lui-même va explorer et qui participe à cet éloignement de la presse, vue comme un support qui favorise la répétition, le stéréotype, et qui bride l’originalité et les expérimentations graphiques.
Dans le cas du Grand Prix de l’Image Française, j’ai déjà explicité le double contexte : celui de la lutte contre « l’invasion » étrangère propre au SDJE et intégrée aux débats sur la loi pour le contrôle des publications destinées à la jeunesse. Certains membres du SDJE essayent, lors des débats, d’appuyer le fait que les publications américaines sont celles qui « démoralisent » le plus la jeunesse. L’exposition et le prix sont dans la parfaite continuité de cette action et ce n’est pas innocent s’ils disparaissent tous deux en 1949, une fois la loi est votée. La rhétorique déployée par le SDJE est intéressante en ce qu’elle essaye de survaloriser la production française soit par un changement de vocabulaire (le terme d’« image » au lieu de dessin permet d’opposer à la « science-fiction », vue à tort comme américaine et néfaste, la tradition du conte merveilleux, vu comme faisant partie de « l’imaginaire » et de « l’imagerie » françaises), soit par des références à des spécificités culturelles françaises (le terme « d’Académie » semble annoblir l’initiative du syndicat en le comparant à la tradition académique maintenue depuis XVIIe siècle). Comme dans le cas du salon des humoristes, le recours à une exposition est peut-être un moyen de sortir du cadre de la presse.
Organisée par des associations professionnelles (la Société des Humoristes n’est pas un syndicat), les deux événements sont fortement prescripteurs et présentent le risque de l’académisme : qu’un groupe d’artistes se prétendent être les principaux représentants de la profession et qu’ils imposent aux autres leur modèle esthétique. C’est ce qui a eu lieu dans le cas du Salon des Humoristes, rattrapé par d’autres salons et vite déserté pour péché d’archaïsme, incapable qu’il fut d’entraîner de nouvelles générations de dessinateurs. Les expositions annuelles du SDJE n’ont sans doute pas eu suffisamment d’éditions pour qu’on puisse tirer des conclusions évidentes, mais leur combat protectionniste pour « l’image française » n’était pas sans contradictions internes. Les dessinateurs français étaient nombreux à s’inspirer directement des bandes américaines, Liquois et Marijac en tête. Or, le rapport au passé du syndicat se situait bien au niveau de la défense d’une tradition, essence même de l’académisme artistique. Que l’initiative du SDJE n’ait pas été suivie alors même que le syndicat était le seul de la profession montre peut-être que ses revendications étaient peu applicables à la situation réelle de la bande dessinée pour enfants.
Dans les deux cas également, le fait d’être exposé (ainsi que la remise d’un prix pour le SDJE) permet de mimer les gestes des arts majeurs, à une époque où la distinction majeur/mineur a encore une valeur forte, et par là de légitimer la profession sur le plan artistique. Le dessin de presse est, sur les cimaises, l’égal de la peinture ; les dessinateurs pour enfants deviennent des imagiers, terme moins trivial et plus poétique. J’émets l’hypothèse que les deux manifestations ne sont pas sans parentés : les dessinateurs Saint-Ogan et Le Rallic, les plus anciens parmi les membres du SDJE, ont exposé avant la guerre aux Humoristes et ont pu s’inspirer de cette forme d’affirmation héritée des salons artistiques. La question de la légitimation par le recours aux méthodes des autres arts reviendra dans les expositions de bande dessinée de la seconde moitié du XXe siècle. Mais, à la différence de ce qui se passera par la suite, elle est ici orchestrée par la profession elle-même qui est justement à la recherche de cette reconnaissance. Il y a une sorte d’arc entre ces premières expositions de dessinateurs et, dans les années 1990-2000, un renouveau des expositions où le dessinateur est son propre commissaire, ou du moins participe activement, voire initie, sa propre exposition. Entre les deux périodes, ce seront d’autres acteurs du monde de la bande dessinée, ou d’ailleurs, qui s’empareront de la question de l’exposition de bandes dessinées. Mais nous verrons ça dans de prochains articles…
Pour en savoir plus :
Je donne ici des références bibliographiques qui ont largement contribué à la rédaction de cet article.
Les salons de dessinateurs humoristes ont été particulièrement explorés par l’historien des médias Christian Delporte. Outre sa thèse de doctorat Dessinateurs de presse et dessin politique en France des années 20 à la Libération dont la version publiée sous le titre Les crayons de la propagande (CNRS éditions, 1993) ne rend pas bien compte des questions de salons et d’expositions, je vous invite à consulter son article sur la sociabilité des dessinateurs de presse sur le site Caricaturesetcaricature : http://www.caricaturesetcaricature.com/article-10460836.html.
Concernant le Grand Prix de l’Image Française, le champ a été investi par un autre historien, Thierry Crépin, connu pour ses travaux sur la presse enfantine au XXe siècle. La question est évoquée dans son ouvrage Haro sur le gangster !, (CNRS éditions, 2001). Il a traité plus spécifiquement le sujet du Grand Prix lors du colloque « La bande dessinée, un art sans mémoire » en juin 2010 ; mais, ne m’y trouvant pas, j’ignore le contenu exact de cette intervention (et espère ne pas avoir trop dit de bêtises sur le sujet !).