Avec toutes ces sorties et ces articles sur la bande dessinée numérique, j’en viendrais presque à oublier la série en cours sur ce blog. Mais si rappelez-vous : voilà quelques semaines que je m’interroge sur les différentes manières d’exposer la bande dessinée au fil du temps. Après un bref aperçu des premières tentatives d’exposition par les artistes eux-mêmes dans la première moitié du siècle, après une présentation de la fameuse exposition « Bande dessinée et figuration narrative » de 1967, je vais cette fois évoquer l’apparition des premiers festivals de bande dessinée et le rôle de ces derniers dans la généralisation de la mise en exposition de la bande dessinée.
Du fandom au festival de fans
Le précédent article nous avait permis de voir comment une partie spécifique du petit monde de la bande dessinée s’était emparé de la question de l’exposition : le « fandom », c’est-à-dire la communauté d’amateurs désireux de légitimer cet art « injustement méconnu », pour reprendre une formule à la mode. Plus spécifiquement dans le cas de l’expo 67, les fans en question étaient des nostalgiques dont l’un des buts étaient de présenter leurs lectures enfantines, d’en montrer (et de démontrer) au plus large public la valeur. La domination des « nostalgiques » est toutefois une phénomène davantage présent dans les années 1960 et la décennie suivante voit la diversification du fandom, avec en particulier un véritable intérêt porté à l’égard de la production contemporaine plutôt que passée. Ce tournant se produit autour de 1970 avec la multiplication de revues publiées par des amateurs (non-auteurs, non-éditeurs) : Schroumpf de Jacques Glénat (1969), Haga (1972), pour citer les deux plus connues en France. Ils sont le plus souvent l’oeuvre de structures associatives de lecteurs de bande dessinée, de collectionneurs ou de libraires spécialisés (ainsi la célèbre librairie Futuropolis possède sa propre publication au début des années 1970) qui cherchent moins à publier de la bande dessinée qu’à construire autour d’elle un discours, et la faire mieux connaître. C’est la grande époque des fanzines et revues d’étude et d’information, qui coïncide avec le développement d’une nouvelle presse de bande dessinée pour adultes (Métal Hurlant, Fluide Glacial, L’Echo des savanes). Beaucoup de ces fanzines sont inspirés par de grands ancêtres comme Rantanplan en Belgique et Phénix en France qui, bien que nés pendant la vague nostalgique, ont su s’en détacher en partie.
Dans ce contexte de multiplication des revues d’étude se produit également un renouvellement des moyens d’expression du fandom, tant interne (les fans parlent aux fans) qu’externes (les fans parlent à des non-fans). C’est tout au long des années 1970 et 1980, que le festival va s’imposer en France comme un moyen d’expression privilégié des associations bédéphiliques, à côté des réunions, conférences, revues, rééditions, expositions. Il est souvent le fait d’associations implantés localement et colore pour longtemps des politiques culturelles régionales. Sur le plan chronologique, le modèle européen des festivals de bande dessinée est celui de Bordighera en 1965 (qui se déplace ensuite à Lucca). S’il se déroule en Italie, il n’en est pas moins un produit du fandom français puisque les membres du CELEG font partie du comité d’organisation. Pour la France, il faut attendre les années 1970 pour que les premiers festival apparaissent : tout d’abord en 1973 à Toulouse, sous l’impulsion de l’association des Amis de la bande dessinée, puis en 1974 à Angoulême, grâce aux membres de la SOCERLID. Le troisième festival de la décennie sera celui de Chambéry, fondé en 1977 par l’association Chambéry-BD. Il ne faut pas oublier non plus que dès 1962 se tient à Epinal un festival de l’Image au musée de l’Imagerie, qui existe encore, et qui accueille à l’occasion de la bande dessinée. Il ne s’agit pas dans ce dernier cas d’un festival du fandom bédéphilique, toutefois.
Un mot sur la bédéphilie des années 1970 : même s’il ne faut pas perdre de vue qu’elle est diverse, certaines de ses caractéristiques, ou plutôt des caractéristiques de son discours sur la bande dessinée, ont pu être critiquées a posteriori. Nous reprenons ici une analyse de Charles Ameline pour du9.org. Cette bédéphilie porte d’abord en elle une partie des stigmates laissés par la première génération des « nostalgiques ». Il faut d’abord leur faire crédit d’une érudition qui va de pair avec le goût pour la collection et « l’encyclopédisme », cette manie de compiler, de classer, d’énumérer, de ranger, de s’interesser aux faits plutôt que d’aborder la bande dessinée de façon globale et théorique. Mais le fait le plus durable est sans doute l’héritage du militantisme de la légitimation, qui conduit les fans à adopter un discours volontairement non-critique, laudatif et lissant à l’égard de la bande dessinée. Le « discours fanique » mythifie des périodes (durant les années 1970 se construit la légende d’une toute-puissance de la bande dessinée belge dans l’après-guerre), des auteurs plus que des oeuvres. Dans la mesure où aucun autre discours (universitaire, institutionnel, par les auteurs eux-mêmes), n’émerge, le discours fanique domine largement le paysage critique de la bande dessinée. Il est susceptible d’influencer le contenu des expositions, comme je vais essayer de le montrer.
Le festival comme moyen privilégié du fandom ?
La notion de festival n’est-elle pas pleinement adaptée à cette conception dominante de la bande dessinée ? Il s’agit bien de « célébrer » la bande dessinée, dans une « fête » (pour reprendre l’étymologie du mot) fédératrice. A bien des égards, il me semble que le festival est, pour les fans, l’occasion de rassembler, dans une unité de temps et de lieu, l’ensemble des évènements et expérience jusque là disséminés dans le temps et l’espace pour faire parler de la bande dessinée : espaces de vente (librairies), conférences, expositions, rencontre avec les auteurs, remise de prix (les fans s’étant adjugés un rôle de découvreurs de talents jeunes ou étrangers) ; avec un double objectif ambitieux de rassembler les fans de bande dessinée et d’attirer des non-fans vers la bande dessinée. Peut-être peut-on le voir aussi comme une adaptation d’autres manifestations du même type, bien plus anciennes, comme le Salon de l’automobile (1898) ou le Salon du Bourget pour l’aéronautique (1909) : des évènements qui sont à la fois des espaces de vente géants et des espaces d’information grandeur nature.
En cela, le « festival » est un objet bien plus complexe que les méthodes employées jusqu’ici par le fandom, car multiforme : il demande davantage d’organisation, et souvent le soutien des mairies des villes concernées. L’exposition y est un objet parmi d’autres, et l’influence de la partie commerciale sur l’exposition informative n’est pas négligeable.
Quelles expositions dans ces premiers festivals ?
Pour évaluer la place des expositions dans les premiers festivals, je vais d’abord détailler les contenus des manifestations de Toulouse (1973 et 1974) et Angoulême (1974 et 1975).
A Toulouse, l’évènement organisé du 27 mai au 4 juin par les Amis de la bande dessinée comprend une grande exposition intitulée « Des incunables à Zig et Puce » par André Daussin, qui se tient à la bibliothèque municipale. Outre cet évènement isolé, le festival de Toulouse est conçu comme une « exposition-vente-échange », le terme d’exposition étant ici interprété au sens le plus large possible de présentation de stands d’éditeurs et d’associations bédéphiliques. Enfin, deux plus petites expositions ont lieu parallèlement : un panorama des illustrés français d’après-guerre et une exposition des planches originales des Six voyages de Lone Sloane de Philippe Druillet (Dargaud, 1972). La presse, reprenant sans doute un dossier de presse, nous renseigne sur le contenu de la grande exposition-panorama « Des incunables à Zig et Puce », ainsi, La Dépêche du Midi : « A la bibliothèque nationale [probable erreur pour « municipale »] une exposition ravira les amateurs : des éditions rares de Rodolphe Töpffer, Benjamin Rabier, Christophe, etc, voisineront avec l’oeuvre d’Alain Saint-Ogan. ». Lors de l’édition 1974, les expositions se multiplient, dans divers espaces culturels de la ville : « La bande dessinée dans la presse quotidienne française », « L’aviation dans la bande dessinée », « Les dessinateurs français de western d’après-guerre » et enfin une retrospective de l’oeuvre de Pellos, et une, plus modeste visiblement, sur Jean Ache.
Le premier salon d’Angoulême en 1974, oeuvre du SFBD, associé à d’autres groupements internationaux, est l’occasion de poursuivre la politique d’expositions de cette association dont les membres étaient à l’origine de l’expo 67. Ainsi Pierre Couperie, l’historien du groupe, monte-t-il une exposition intitulée « L’esthétique du noir et blanc dans la bande dessinée », au musée d’Angoulême. Il s’agit, d’après le programme, de la seule exposition. Ce déficit par rapport au festival de Toulouse sera comblée l’année suivante lors de l’édition 1975 puisque, outre « le noir et blanc dans la bande dessinée » qui est reprise dans une variante intitulée « les hachures », on trouve trois autres expositions : au musée, « Histoire de la bande dessinée, classements par courants », de Pierre Pascal et Pierre François, accompagnée d’une projection de diapositives ; au théâtre, une exposition organisée par le spécialiste espagnol du cinéma Luis Gasca sur « Les 100 visages de Frankenstein », et une exposition de bandes dessinées réalisées par les enfants des écoles.
Une grande partie de ces expositions reprennent des partis pris théoriques et des obsessions esthétiques du fandom des années 1960, se basant sur un existant, certes encore limité, en matière d’exposition de bande dessinée. Tout d’abord, il y a de part et d’autre une volonté de dresser des panoramas historiques de la bande dessinée. Deux visions s’affrontent : celle de Toulouse, qui intègre plus largement la bande dessinée à l’histoire de l’imagerie imprimée en utilisant pour cela les collections de la bibliothèque (manuscrit, ouvrages du fonds ancien, incunables, presse illustrée du XIXe) et celle d’Angoulême, qui semble davantage fidèle à la logique de classements propre à l’encyclopédisme de la SOCERLID (qui est en train de travailler à une encyclopédie de la bande dessinée à la mêm date). Dans les deux cas demeure l’idée d’investir des institutions de la culture officielle (bibliothèque et musée), comme cela avait été le cas lors de l’expo « Bande dessinée et Figuration narrative » au musée des arts décoratifs. Ensuite, certaines obsessions des revues d’études des années 1960 sont présentes, comme « l’esthétique du noir et blanc » et « l’aviation » et « le western », approches thématiques maintes fois étudiées. Enfin, les thèmes de ces expositions, à l’exception de celle sur Druillet, sont très axés vers une approche historique du medium qu’il est facile de relier au phénomène de constitution d’un marché de l’édition ancienne et d’un « collectionnisme » souvent nostalgique. Les noms de Saint-Ogan (né en 1895), Pellos (né en 1900), Jean Ache (né en 1923) sont bien ceux d’auteurs qui ont commencé leur carrière dans la première moitié du siècle, et dont la notoriété date d’avant 1970.
En revanche, on va trouver du côté de Toulouse quelques nouveautés dans le choix des thèmes d’exposition. Je remarque d’abord le lien à l’actualité éditoriale, avec l’exposition d’originaux des Six voyages de Lone Sloane de Philippe Druillet dont l’album est paru en 1972 chez Dargaud. Cette idée d’exposer des originaux d’un album (ou d’une réédition) qui fait l’actualité fait partie de celles qui connaîtront un grand succès lors des festivals suivants, car elle mêle l’impact commercial et l’intérêt du collectionneur pour l’objet rare et, à la rigueur, l’analyse scientifique de la génèse de l’oeuvre. C’est aussi à Toulouse que l’on va trouver des expositions consacrées à un auteur en particulier : Saint-Ogan, Pellos et Jean Ache, donc. Enfin, comme l’a démontré l’évocation de ces trois noms, Toulouse se démarque d’Angoulême par son intérêt porté à l’égard du domaine strictement français (dans les expositions : « Les dessinateurs français de western d’après-guerre », « panorama des illustrés français d’après-guerre » et « La bande dessinée dans la presse quotidienne française »), là où la bédéphilie des années 1960, dont la SOCERLID, préférait mettre en avant des auteurs américains. Dans les deux expositions « panorama des illustrés français d’après-guerre » et « La bande dessinée dans la presse quotidienne française », je souligne aussi le choix de traiter du support comme élément thématique, démarche plutôt absente des études critiques précédentes. Il correspond aussi aux attentes du public des collectionneurs de domaines spécialisés.
Bien sûr, il m’est impossible de décrire le détail de ces quelques expositions, dont le contenu m’est connu grâce aux cahiers d’Alain Saint-Ogan numérisés par la CIBDI (cahiers 79 et 80 reprennent les programmes respectifs des deux festivals). Dans cette mesure, je ne m’avancerai évidemment pas sur la qualité des expositions, sur la pertinence des documents exposés et les choix scénographiques. Je vais donc me contenter de quatre conclusions pour achever cet article, en attendant des études plus fouillées :
1.Par l’intermédiaire des festivals, le fandom s’approprie pleinement la notion d’exposition de bande dessinée en les multipliant, mais sur une durée plus réduite et avec la garantie d’un public présent. Par les festivals, on assiste à une forme de généralisation des expositions de bande dessinée. L’ambiguité de la bande dessinée comme objet d’exposition demeure toutefois en partie car elle est circonscrite dans le temps et l’espace, et destinée et organisée par une communauté de fans.
2.L’exposition « Bande dessinée et Figuration narrative » de 1967 semble avoir perdu sa valeur d’étalon dans la mesure où, tout particulièrement à Toulouse où les organisateurs sont différents, d’autres choix sont faits quant aux thèmes (abandon du seul « panorama », du tropisme américain, et des obsessions de la première génération de fans), tout en conservant une ambition historique très marquée, presque « archéologique ». D’autre part, l’original tend à devenir un critère dominant, en même temps que le phénomène de la collection et du marché de l’ancien.
3.La proximité des stands commerciaux commencent à avoir un effet sur la tenue des expositions dont certains, en l’occurence celle du Lone Sloane, acquièrent une valeur promotionnelle.
4.Par la suite, les festivals de bande dessinée vont intégrer des scénographies de plus en plus variées, et les réflexions portées ici valent surtout pour les premières manifestations. J’aurais sûrement l’occasion d’y revenir dans les articles suivants.