Il est temps pour nous d’aborder un lieu emblématique de l’exposition de bande dessinée : la CIBDI, ou Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, pour reprendre le nom que porte cet établissement culturel depuis 2010. Je vais commencer par resituer la création du CNBDI en 1985-1990, avant d’expliquer le rôle que le centre a pu prendre dans l’évolution de la notion d’exposition, et surtout de collections, de bande dessinée à partir des années 1990.
La naissance du musée de la bande dessinée
La description qui suit est fortement redevable de l’ouvrage de Thierry Groensteen, La bande dessinée, un objet culturel non identifié, et plus précisément des pages 131 à 151, dans lesquelles l’auteur raconte son expérience de directeur du musée. Je m’excuse par avance auprès de mes lecteurs pour l’hypertrophie groensteenienne de l’article.
L’ex-CNBDI, actuelle Cité de la BD, est un établissement à vocation nationale (comme l’indiquait son ancien nom : Centre national de la bande dessinée et de l’image), ce qui signifie que l’initiative de sa création en revient à l’Etat (et que l’établissement public est « musée de France » depuis la création de cette classification en 2002), même si, dans le cas d’Angoulême, la région et la ville jouent un rôle important dans son développement. Pour cette raison, il est utile de revenir un peu sur les politiques culturelles nationales qui président à sa mise en place, durant les années 1980.
L’arrivée au ministère de la culture de Jack Lang en 1981, après la victoire des socialistes aux élections présidentielles et législatives, est une étape importante dans l’évolution des conceptions de la culture auprès de l’Etat et, surtout, du volontarisme public en direction de la bande dessinée. Outre le fait que le budget du ministère de la culture augmente, une doctrine nouvelle est invoquée en matière de culture : la démocratisation culturelle doit passer par un élargissement du champ d’action des politiques culturelles, en faveur d’arts jusque là peu considérés, et par le soutien à la pratique amateure et à l’éducation artistique. C’est évidemment le premier volet de cette politique qui nous intéresse ; à côté de la bande dessinée, elle va bénéficier à la chanson et la musique autre que classique, à la photographie, au cirque, au design… Parmi les discours d’intention de Jack Lang se trouve, lors du FIBD 1983 l’annonce de « 15 mesures pour la bande dessinée », discours qui la reconnaît comme « activité créatrice à part entière ». La création d’un CNBDI à Angoulême figure parmi ces mesures. On se situe là dans la continuité logique du processus de légitimation de la bande dessinée engagé dans les années 1960. Le changement d’attitude de l’Etat est manifeste en plus de trente ans, quand on compare cette nouveau volontarisme à la loi du 16 juillet 1949 qui relevait d’une vision négative de la bande dessinée sous l’angle de sa dangerosité à l’égard de la jeunesse.
Le CNBDI doit alors regrouper un musée de la bande dessinée, une bibliothèque (bédéthèque) de lecture publique et un « Département d’imagerie numérique » qui gère la recherche et la formation autour d’un autre type d’images : les images de synthèse. En 1985, le concours d’architecte désigne Roland Castro et et Jean Rémond pour la construction d’un nouveau bâtiment, en bord de Charente (généralement connu de nos jours sous le nom de « bâtiment Castro »). Et, début 1990, le CNBDI peut être inauguré. Pour terminer la question de son histoire récente : en 2008, le CNBDI a été fondu dans un nouvel organisme, la CIBDI, dans laquelle il cohabite avec la « Maison des auteurs ». A cette occasion, la partie « musée » (qui n’est qu’une des composantes de la Cité, à côté de la bibliothèque, du cinéma, de la maison des auteurs et du centre de soutien technique multimédia, descendant du « département d’imagerie numérique ») a été déménagée dans un nouveau bâtiment réaménagé à l’occasion, de l’autre côté de la Charente. Il a ouvert en 2010, après une longue fermeture des collections au public.
Thierry Groensteen nous relate dans son livre les difficultés structurelles du CNBDI à ses débuts. L’une d’elles, qui nous intéresse plus spécifiquement, à la constitution de collections. Certes, le temps a prouvé que les collections permanentes ne définissent plus uniquement les établissements muséaux, et que des espaces à vocation unique d’accueillir des exposition temporaires ont su se hisser parmi les espaces culturels les plus fréquentés (musée du Luxembourg, Pinacothèque de Paris). Toutefois, dans le cas du CNBDI, la mise en place d’une exposition permanente de planches suppose la constitution d’un fonds. Selon T. Groensteen, « [la] première équipe de direction ne comptait pas en son sein de représentant du corps des conservateurs et n’était pas imprégnée de « culture muséale ». ». La mise en place de la collection préoccupe trop peu et pas assez tôt. A l’ouverture, le musée dispose de planches achetées à Etienne Robial et Florence Cestac, les deux fondateurs de la maison d’édition Futuropolis et du fonds historique constitué depuis la fondation du festival au sein du musée des Beaux-Arts de la ville, qui avait ouvert en 1983 une « galerie Saint-Ogan » pour présenter des planches originales. A partir de 1991, T. Groensteen est chargé des acquisitions et reçoit pour cela un budget, co-financé par l’Etat et la région Poitou-Charentes. Pour les membres du CNBDI, cette collection devait « valoris[er] particulièrement la composante graphique [de la bande dessinée] », tandis que « la consultation des oeuvres imprimées, à la bibliothèque, avait vocation à compléter ». La Direction des musées de France, chargée du contrôle des collections, voyait davantage le musée sous un angle ethnographique qui étudierai la bande dessinée « dans sa dimension anthropologique propre. La place qu’elle occupe dans l’imaginaire collectif, dans nos représentations, dans nos villes, dans notre quotidien, son influence sur les artis plastiques, voilà ce qui, pour la DMF, était proprement l’objet du musée. ». Malgré tout, une collection de planches originales s’est peu à peu constituée en même temps que s’étoffait la collection d’albums et de revues de la bibliothèque. Le musée de la bande dessinée dit posséder actuellement 6 000 planches originales : de fait, il s’agit de la seule collection publique de et sur la bande dessinée en France (y compris si on y ajoute les albums conservés à la bibliothèque et au centre de documentation).
La bande dessinée, une culture de région ? La rencontre entre deux « décentralisations » culturelles
Le projet du CNBDI peut aussi se lire comme la rencontre entre deux décentralisations : celle, publique, de l’Etat et celle, privée, de la bédéphilie. En effet, la conceptualisation du centre coïncide avec les tournant de la décentralisation des années 1982-1983 : les lois Defferre transfèrent une série de compétences de l’Etat vers les collectivités territoriales et érigent le pouvoir exécutif des conseils généraux et régionaux. Dans le domaine purement culturel, la décentralisation se traduit, entre autres choses, par la création des Fonds régionaux d’art contemporain (on parle là de déconcentration plutôt que de décentralisation), des « scènes nationales » pour le théâtre, et par l’inauguration de plusieurs « Zéniths » pour les concerts (Caen, Lille, Montpellier, Nancy…), ou encore par le soutien à plusieurs festivals en région. Difficile de ne pas voir la marque de la décentralisation dans la création d’un centre national à Angoulême, copiloté par l’Etat et la région. Sous d’autres gouvernements, le processus de décentralisation culturelle au moyen de grands établissements nationaux se poursuivra avec la création du Centre national du costume de scène à Moulins (2006), le Centre Pompidou Metz (2010) et le futur Louvre-Lens (prévu fin 2012). Tout comme le CNBDI, l’un des objectifs de ces établissements est de dynamiser des villes et des régions par ailleurs peu touristiques.
Le cas du CNBDI reste cependant différent car profondément lié à une sorte de « décentralisation » privée de la bédéphilie qui, devançant celle de l’Etat, est la principale raison de l’installation d’un tel établissement à Angoulême, ville qui, avant les années 1970, n’avait pas particulièrement de passé lié à la bande dessinée. Il est intéressant de constater que la bédéphilie, en particulier à partir des années 1970, s’est développée hors de Paris, avec les festivals de Lille (1972), Toulouse (1973), d’Angoulême (1974), Grenoble (1975), Saint-Malo (1981)… Dans cette dernière ville s’installeront d’ailleurs les éditions Glénat en 1969, inaugurant ainsi une tradition d’éditeurs régionaux (Soleil à Toulon, 6 pieds sous Terre à Montpellier, Editions de l’an 2 à Angoulême…), même si une grande partie des éditeurs restent concentrés sur Paris. Cette décentralisation avant l’Etat, festivalière ou éditoriale avait déjà montré que la bande dessinée pouvait être un outil pour dynamiser la politique culturelle municipale. A Angoulême, la municipalité (centriste à l’époque) avait participé à la création du festival.
L’actuel Cité conserve un statut entre grand établissement public (musée de France), et institution culturelle ancrée localement. Selon leur site, le financement se répartit de la manière suivante : département de la Charente : 39%, Etat : 26,5%, ville d’Angoulême : 24,5%, région Poitou-Charentes : 10%.
En contrepoint à cet enthousiasme local, l’analyse de Thierry Groensteen est plus critique concernant le choix de situer un centre national de la bande dessinée à Angoulême : « La décentralisation relève d’un idéal politique assurément très respectable, y compris en matière culturelle ; encore faut-il en mesurer toutes les conséquences. (…) Créer un établissement culturelle à vocation nationale, qui doit rester sans équivalent ni rival sur le territoire, un établissement dont on attend qu’il rayonne en France et au-delà, et l’implanter dans une ville comme Angoulême, c’est, la chose es claire, le priver de toute possibilité d’autofinancer son développement. ». Il craint que le manque de dynamisme touristique de la Charente n’empêche une fréquentation suffisante pour permettre à l’établissement de s’autofinancer. En outre, il se situe assez loin des auteurs, ou encore des chercheurs, pour la plupart implantés à Paris.
Le choix d’Angoulême comme principal centre d’exposition de la bande dessinée est à double tranchant. Il contribue au prestige local et poursuit une politique culturelle qui date des années 1970. Mais le risque d’un rayonnement plus réduit que prévu pour une institution de cette importance est grand.
Quelles expositions au musée de la BD ?
Dès le début de l’aventure, des expositions temporaires avaient été pensées. La première exposition a occupé les locaux du musée est Le musée des Ombres, exposition issue de l’univers des Cités Obscures de Benoît Peeters et François Schuiten, et cherchant justement, par une scénographie forte, à rompre avec l’hégémonie de la planche originale. Le principal metteur en oeuvre de la politique muséographique initiale du CNBDI est Thierry Groensteen, directeur du musée de 1993 à 2001, qui dirigera la plupart des expositions temporaires tenues pendant cette période (en alternance avec Jean-Pierre Mercier), et qui poursuit cette tâche à l’ouverture du nouveau musée, à présent dirigé par Marie-José Lorenzini. En revanche, l’exposition permanente ne sera restée en place que neuf ans : fermée en 1999, elle a été profondément repensée jusqu’à la réouverture du musée en 2010 dans de nouveaux locaux. Pendant les dix ans de fermeture se sont succédées dans le bâtiment plusieures expositions temporaires dont Les musées imaginaires de la bande dessinée de 2000 à 2007, sort d’exposition permanente-temporaire pendant le réaménagement des collections.
Expo « Le musée des Ombres » en 1990
Expo « Alberto Breccia » en 1992
Expo « Storyboard : 90 ans de dessins pour le cinéma » de 1992 à 1993
Expo « Alex Barbier, les paysages de la nuit » en 1994
Expo « Alain Saint-Ogan l’enchanteur » en 1995
Expo « Naissance de la bande dessinée : les histoires en estampes de Rodolphe Töpffer » en 1996
Expo « Krazy Herriman » en 1997
Expo « Caran d’Ache » en 1998
Expo « Tout’an BD, L’Egypte dans la bande dessinée » en 1998
Expo « 49-956 : 50 ans de démoralisation de la jeunesse » en 1999
Expo « Macherot, un dessinateur au champ », en 1999
Expo « Cosey d’est en ouest », en 1999
Expo « Traits de génie : Giraud-Moebius », en 2000
Expo « Maîtres de la bande dessinée européenne » en 2001
Expo « Les musées imaginaires de la bande dessinée », de 2000 à 2007
Expo « Fous de BD » en 2007
Expo « La bande dessinée argentine vue par José Munoz » en 2008
Expo « Poils, plumes et pinceaux » en 2010
Expo « Cent pour cent » en 2011
Expo « Parodies » en 2011
Deux caractéristiques marquent les expositions temporaires du CNBDI, dont je me suis essayé là à une liste non-exhaustive : une forte imbrication avec le FIBD et un tropisme itinérant.
L’imbrication avec le FIBD implique par exemple que, à de nombreuses reprises, l’exposition du « président » soit installée dans le bâtiment Castro (c’était encore le cas en 2011 avec Baru) et y demeure jusqu’à la prochain édition du festival. Même si les tensions existent les deux institutions, le CNBDI est un des espaces d’exposition du FIBD et s’inscrit généralement dans son programme.
Quant à l’itinérance, il est flagrant que la décentralisation sur Angoulême du musée national de la bande dessinée est contrebalancé par une itinérance des expositions, qui peuvent être louées par d’autres établissements, à l’image de l’exposition Cent pour cent BD qui, en 2011, s’est déplacé à Paris à la bibliothèque Forney. En d’autres occasions, c’est davantage l’expertise ou les collections du musées qui sont sollicitées : en 2000, la BnF faisait appel à Thierry Groensteen, encore directeur du musée, pour diriger en son sein l’exposition Maîtres de la bande dessinée européenne, dans laquelle était exposée de nombreuses pièces issues des collections du musée.
Les contributions du musée de la bande dessinée à l’évolution des façons d’exposer la bande dessinée ne manquent pas : avec Le musée des Ombres s’engage un travail scénographique à l’importance historique pour les expositions de bande dessinée. Surtout, beaucoup des expositions du musée ont au moins une composante « scientifique », au sens où elle s’affirment comme un jalon dans la connaissance d’un auteur ou d’un thème et s’appuyent sur des archives inédites autant que sur les oeuvres, apportant ainsi une pensée novatrice. Ces expositions donnent alors lieu à un catalogue qui sert plus tard de référence, ou s’accompagnent de publications à forte valeur scientifique pour les chercheurs en bande dessinée. Le cas typique est l’exposition Caran d’Ache qui se tient en 1998 : elle se concrétise par deux publications : un catalogue scientifique qui met en contexte les pièces exposées et analyse le style de Caran d’Ache et ses liens avec la bande dessinée ; et l’édition d’un manuscrit inédit possédé par le musée, celui du récit intitulé Maestro resté inédit. De la même manière, l’exposition sur Töpffer en 1996 était l’aboutissement des recherches sur les origines de la bande dessinée menées alors par Benoît Peeters, Thierry Groensteen et Thierry Smolderen et venait répondre aux soi-disantes manifestations sur les « cent ans de la bande dessinée » célébré par ailleurs en l’honneur du Yellow Kid d’Outcault.
Les évolutions récentes : une nouvelle façon d’exposer la BD ?
Avec le réaménagement des collections, le nouveau musée de la bande dessinée a reconsidéré sa manière d’exposer la bande dessinée. En 2005, T. Groensteen définissait ainsi l’orientation muséographique qu’il avait tenté de donner au musée : « résumer de façon pédagogique, à travers un choix de pièces exemplaires et de commentaires, l’histoire du neuvième art, en privilégiant le domaine d’expression française et, dans une moindre mesure, le domaine américain ». Cette orientation à la fois historiciste et pédagogique semble avoir inspiré les metteurs en oeuvre du nouveau musée ouvert 2010.
La scénographie est « historiciste » dans le sens où la colonne vertèbrale de l’exposition permanente est la chronologie des oeuvres. C’est avant tout à un « parcours historique » que sont invités les visiteurs, même si des aperçus sur les techniques de création et l’esthétique de certains auteurs est également proposé, mais dans une moindre mesure. Enfin, l’ambition « pédagogique » est évidente : les cartels explicatifs sont nombreux, et le découpage extrêmement didactique. Le visiteur est là pour apprendre l’histoire de la bande dessinée plus que pour contempler des oeuvres. Ces deux orientations sont en partie des héritages des vingt premières années du musée, qui l’ont vu se distinguer par des expositions davantage scientifiques et pédagogiques, qui nous rappellent que la Cité est aussi un espace de recherche en bande dessinée qui abrite un centre de documentation.
Enfin, la refondation du musée semble avoir entraînée une véritable réflexion sur la nature des oeuvres exposées. Les collections du musée sont principalement constituées de planches originales, et la présentation sur le site assume tout à fait ce type d’objet, aussi critiqué soit-il dans sa mise en exposition : « L’original de bande dessinée présente à bien des égards un statut particulier : ce n’est qu’une matrice, un moule destiné au produit final qu’est l’imprimé (revue, album, etc.).
En outre, la planche ne constitue généralement qu’un fragment d’une œuvre plus vaste. Mais elle est également une œuvre en soi et un formidable témoignage du travail de l’auteur, permettant de revenir à l’acte créateur initial, révélant les repentirs, corrections, retouches, « rustines », qui sont autant de signes du parcours qu’effectue l’auteur dans la construction de ses images, de sa page, de son récit.
À ce sujet, le musée opère sur les planches de bande dessinée le même effet que sur tout autre objet de musée : il le détourne de sa fonction initiale .
Ici la planche, qui n’est supposée être qu’une étape dans la création de l’imprimé, est détournée, afin d’être admirée en soi, pour le travail de l’auteur, la qualité du trait qui y apparaît. Plus qu’un simple feuillet prélevé dans un manuscrit, la planche est une création artistique à part entière, qui obéit à une composition interne parfois très sophistiquée. ».
Le point de vue est discutable, mais au moins peut-on reconnaître que les metteurs en oeuvre du nouveau musée ont suffisamment considéré la question et justifient leur choix en assumant le détournement de l’oeuvre induite par l’exposition des planches. On peut aussi leur savoir gré de chercher à contrebalancer ce détournement de deux manières : par une diversification des objets exposés, dont beaucoup sont des revues ou des albums « édités », et non des originaux, mais aussi parfois des vidéos (des dessins animés, principalement) ; par une organisation de l’espace qui laisse une large place à des coins de lecture où des albums sont mis à la disposition du public. Je tiens à souligner cette initiative qui me paraît tranquillement novatrice et prend le contrepied de la conception traditionnelle du musée où l’on circule sans stationner : peut-être y a-t-il ici une manière de repenser l’exposition de la bande dessinée par des espaces mixtes contemplation/lecture.
une chronique de 2001 (source Le Terrier – http://www.le-terrier.net) à propos de l’exposition « Les musées imaginaires de la bande dessinée »
http://www.le-terrier.net/albums/angoulemeweb/index.htm