Blogs bd : l’illusion autobiographique

Pour lire l’intro : intro
Pour lire la première partie : définir un blog bd
Pour lire la deuxième partie : petite histoire des blogs bd français
Pour lire la troisième partie : blogs bd face à l’édition papier
Pour lire la quatrième partie : La blogosphère bd comme communauté
Pour lire la cinquième partie : Le Bien, le Mal, et les blogs bd

On a souvent rapproché le phénomène français des blogs bd avec le courant de la bd autobiographique. C’est notamment l’un des plus éminents représentants de ce courant, Fabrice Neaud, qui, dans une interview en ligne sur le site de l’éditeur d’Ego comme X, critique les blogs bd justement en les analysant comme intégrés au genre autobiographique. J’ai donc décidé de m’atteler à cette question en apportant une précision initiale : je vais occulter le temps de cet article tous les blogs dans lequel l’auteur ne raconte pas sa vie (et ils sont nombreux). Le récit par un auteur de sa propre vie est en effet la définition traditionnelle de l’autobiographie. Je reprends celle de Philippe Lejeune, théoricien du genre : (site : http://www.autopacte.org/ ) « le récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité. » (le « en prose » étant ici à ignorer, naturellement). Dans l’absolu, beaucoup de blogs bd qui se présentent comme une forme numérique d’un carnet de bord, d’un journal (que je n’ose pas appeler intime en raison de sa publicité) semblent correspondre à cette définition. Un auteur-dessinateur présente au public sa vie. La réalité m’est apparue plus complexe et ce n’est pas en approfondissant l’autobiographie dans ce sens traditionnel que certains blogueurs ont développé des oeuvres originales. C’est l’avis d’un non-spécialiste en matière d’autobiographie, j’espère donc ne pas commettre de trop grosses erreurs.
Après reflexions, j’en suis donc arrivé à deux conclusions :
1.Il y a sans aucun doute des rapprochements à faire entre le genre de la bd autobiographique « historique » et le particularisme français du succès des blogs bd comme forme d’auto-édition en ligne. Mais considérer pour autant les blogs bd comme relevant du genre autobiographique est une confusion. Il serait plus exact de dire que les blogs bd utilisent des moyens d’expression mis au jour par les dessinateurs autobiographes, mais sans aller aussi loin qu’eux.
2.Certains blogs bd se donnent justement pour tâche de gérer le grand écart entre récit de vie et fiction par des créations qui vont au-delà de l’autobiographie.

L’apport formel de l’autobiographie dessinée française

Je commence simplement un petit rappel sur l’évolution historique de la bd autobiographique, que je tire d’un article de Thierry Groensteen dans Neuvième art n°1. Le genre se développe d’abord aux Etats-Unis dès les années 1970 avec des auteurs reconnus qui décident de se consacrer à l’autobiographie dessinée : Art Spiegelman (auteur du célèbre Maus en 1972), Robert Crumb et Will Eisner. A l’inverse, en France, si certains auteurs comme Gotlib et Moebius se mettent déjà en scène, il faut attendre les années 1990 pour que se développe un véritable courant autobiographique au sein de la bd française, généralement chez de jeunes auteurs et des éditeurs indépendants. Les noms qui viennent à l’esprit sont d’abord ceux de Max Cabanes et Baudouin pour les aînés, puis Fabrice Neaud, Jean-Christophe Menu et Lewis Trondheim dans la jeune génération. L’objectif de ces oeuvres autobiographiques est une réflexion approfondie sur le Moi, une exploration du destin et de la personnalité respective des auteurs. Nous sommes donc en présence, en particulier avec Le Journal de Fabrice Neaud, d’oeuvres autobiographiques exigeantes répondant à la définition littéraire du genre, si l’on considère celle de Philippe Lejeune citée plus haut. Ainsi sont apparus de véritables oeuvres autobiographiques dessinées, et ce courant n’a fait que s’étendre depuis les années 1990, avec de nouveaux auteurs s’attaquant à l’analyse de leur vie, comme Manu Larcenet, Joann Sfar, Marjane Satrapi (même si le terme d’autobiographie n’est pas tout à fait exact) ou Aude Picault.
En citant ces derniers auteurs, je fais volontairement un parallèle entre deux générations, la première ayant inspiré la deuxième. Il me semble pertinent de considérer que l’écho rencontré chez la jeune génération par Sfar et Trondheim et leur « carnets » (édités à l’Association) ait pu avoir un impact sur l’évolution du phénomène des blogs bd. Lewis Trondheim, en particulier, tenant lui-même un blog et étant fortement soupçonné d’être l’auteur du blog de Frantico, a pu jouer un rôle important. Je souligne d’autant plus son rôle que les blogs qu’il a contribué à éditer dans sa collection chez Delcourt ont pour beaucoup une dimension autobiographique.

Ces auteurs, dans leurs carnets, ont mis au point des techniques graphiques dont se servent les blogueurs bd. Le plus important de ces éléments est sans doute la banalisation de l’idée de l’autoreprésentation graphique, qui autorise un dessinateur à se représenter et surtout à se représenter comme un personnage de bd, c’est-à-dire de façon reconnaissable pour le lecteur. Baudouin, Trondheim, Sfar, Neaud, Larcenet utilisent ce type d’avatar, de façon plus ou moins directe. Je parlerais une fois de plus de Trondheim (vous allez dire que c’est une obsession chez moi…) qui est connu pour se représenter en oiseau au bec crochu, de telle façon qu’on reconnaît immédiatement le personnage-Trondheim. Les blogueurs bd ont repris le principe de l’avatar dont l’objectif principal n’est pas d’être réaliste, mais d’être reconnaissable par le lecteur en tant que personnage récurrent censé représenter le dessinateur auteur du dessin. Cet avatar se dotant, dans sa version numérique, d’un pseudonyme qui contribue à le hisser au rang de personnage.
Le second élément qui me semble important à souligner est l’exaltation d’un récit du quotidien, même dans sa trivialité. La voie dans ce sens a été ouverte par Lewis Trondheim. Neaud souligne d’ailleurs que de nombreux blogs (il a tendance à généraliser) reprennent la structure formelle de l’autobiographie humoristique qui est celle de Trondheim dans ses carnets, reprises pour son blog (vous pouvez suivre la structure en reprenant un gag du blog de Trondheim : http://www.lewistrondheim.com/blog/ ). Cette structure est la suivante : le héros-auteur est confronté à une situation surprenante mais vécue dans son quotidien qui l’amène à une réflexion intérieure. Cette réflexion donne lieu à chute humoristique dont le comique vient le plus souvent de la constation de sa propre vacuité. Le lecteur est pris à parti lors de la chute. C’est évidemment là un canevas initial sur lequel on peut broder. Mais force est de constater que les blogueurs de la première génération comme Boulet et Pénélope Jolicoeur y font appel, et que le schéma perdure dans d’autres blogs. Trondheim, avec ses carnets, a rendu possible de dessiner le quotidien, même dans sa plus grande trivialité et son absence la plus totale d’intérêt et d’exemplarité.

L’autobiographie malmenée : une vision superficielle

Le blog bd pourrait se rapprocher d’une forme particulière de l’autobiographie, le journal de bord, notamment par la forte présence de la contrainte temporelle et de l’immédiateté dans la retranscription des faits et des pensées. La forme du « blog » offre la potentialité d’un tel exercice où l’auteur se livrerait face à ses lecteurs tout en essayant de réfléchir sur lui-même (le genre du journal intime en ligne existe d’ailleurs, et a même sa revue, http://journalintime.com/archives/sites/clavint/ ). Or, cette potentialité n’a pas véritablement été saisi par les blogueurs. Je ne connais pas, à l’exception peut-être du blog d’Esther Gagné (http://lanternebrisee.net/) de blog dans lequel soit présent, de façon récurrente et même obsédante, une réflexion sur le Moi, sur l’intime… Pour cette raison, les blogs bd, tels qu’ils se sont développés, me semblent être une illusion d’autobiographie plutôt que relever véritablement du genre. Les blogueurs empruntent certes les ressources formelles des dessinateurs autobiographes, mais sans aller aussi loin dans l’introspection. On ne retrouve alors que très peu chez les blogueurs bd une exigence de vérité face aux lecteurs, d’où l’émergence du quotidien, plus superficiel, moins révélateur, avec souvent une volonté d’interpeler le lecteur : « alors, toi aussi tu as vécu ça, n’est-ce pas ? ». Les blogs bd reprennent les formes de l’autobiographie dessinée, mais avec une vacuité (volontaire ?) dans le propos. Il est davantage vécu comme un outil de communication que comme un outil de réflexion sur Soi. On ne retrouve pas la trace de ce « pacte » autobiographique théorisé par Lejeune, que l’auteur fait avec son lecteur, jurant de lui dire la vérité à la manière du Rousseau des Confessions, pour que sa vie serve d’exemple.
Il faut donc un peu d’indulgence et une définition élargie pour que le blog bd soit considéré comme une forme indirecte d’autobiographie. Dans son blog, le dessinateur livre sa personnalité, soit sous forme de récit de vie, soit par de simples dessins qui, sans rien raconter, sont porteurs de sens. De même, le graphisme du site, l’ajout éventuels d’outils d’expression face aux lecteurs (commentaires, radio blog, boutique), fait du blog une page réellement personnelle. Il y a introduction du lecteur dans la vie du dessinateur, ou du moins dans une partie choisie de sa vie.

L’autobiographie comme prétexte
Alors qu’apporte les blogs bd à la notion d’autobiographie ? Je n’ai pas abandonné ma réflexion sur un constat d’échec. Je vais donner ici deux exemples de tendance qui se sont affirmés chez les blogueurs, tendances qui témoignent d’une interrogation (souvent embryonnaire mais néanmoins présente) autour de l’écriture du Moi et de sa publication auprès du public.
Le premier exemple tient aux blogueurs qui utilisent l’autobiographie comme pretexte pour aller au-delà du quotidien. Cela peut être, d’une manière très simple, le pretexte autobiographique pour témoigner soit d’un métier (comme Martin Vidberg dans Journal d’un remplaçant, la publication de son blog), soit d’une situation politique (propos des blogs de Nicolas Wild, http://nicolaswild.blog.lemonde.fr/ ). On est alors plutôt dans le registre documentaire.
Mais surtout, dans d’autres blogs, l’exaltation du Moi est remplacé par l’exaltation de l’imaginaire créateur du dessinateur. C’est là tout le propos du blog de Boulet, et sans doute son originalité et sa force. Dans ses notes, Boulet explore son propre imaginaire, ouvre des portes, part du quotidien pour en faire de l’extraordinaire. Beaucoup de ses notes sont basées sur le principe du « et si », qui permet ensuite à l’imagination de décoller vers d’autres univers, de partir d’une situation réelle pour créer de la fiction. Comme dans cet exemple (http://www.bouletcorp.com/blog/index.php?date=20081209) où une invasion de limaces est l’occasion d’une interminable saga, ou encore dans cette brillante analyse de Noël (http://www.bouletcorp.com/blog/index.php?date=20081226 ). Romain Ronzeau, dans une de ses notes, traite aussi de la difficulté pour le blogueur de s’échapper de la narration banale du quotidien qui caractérise le blog, (http://commedesguilis.blogspot.com/2009/06/histoire-banale-du-quotidien.html ). Il y a dans certains blogs une réflexion entre la réalité et la fiction, le dessin étant vécu comme une manière d’exagérer le réel pour le rendre extraordinaire, puisqu’il autorise toute dérive par rapport au vécu.
Peut-être peut-on rapprocher ce type de développement de la notion d’autofiction, née dans les années 1970 pour qualifier des écrits ayant l’apparence de l’autobiographie (identité narrateur/auteur) mais relatant des faits inventés, parfois en partant d’une base réelle.

L’autobiographie comme jeu aux multiples lectures

Enfin, un dernier aspect mérite d’être évoqué : le cas des faux blogs bd, c’est-à-dire les blogs mettant en scène des personnages fictifs mais prétendant être des blogueurs bd. Trois exemples concrets : le journal d’un lutin d’Allan Barte (http://laviedulutin.over-blog.com/ ), le blog de Maliki par Souillon (http://www.maliki.com/), le blog des Chicou-Chicou (http://www.chicou-chicou.com/). Dans ces blogs, de vrais dessinateurs mettent en scène de faux dessinateurs et livrent une sorte de parodie de blog bd.
L’aspect parodique est particulièrement flagrante dans le journal d’un lutin, puisque l’auteur est censé être un enfant de 8 ans. Allan Barte utilise donc une esthétique enfantine : dessin simpliste, support de cahier quadrillé, humour régressif. Là aussi on retrouve une réflexion sur la différence entre fiction et réalité, poussée à bout puisque le lecteur est volontairement floué. Le blog de Maliki détourne ainsi le cliché du « blog de filles » : l’auteur supposé est une jeune fille racontant ses états d’âmes, sa vie quotidienne, (et le motif si caractéristique du « chat mignon » parodie certains blogs féminins). A partir de ce postulat de départ, Maliki s’inscrit dans tout un monde avec des personnages fictifs et magiques, tel son alter ego Ladybird possédant des superpouvoirs. Enfin, Chicou-Chicou est un blog tenu entre 2006 et 2008 par cinq dessinateurs (Boulet, Aude Picault, Domitille Collardey, Lisa Mandel et Erwann Surcouf) mettant en scène cinq amis d’enfance racontant leur vie à Chateau-Gontier. Chacun d’eux à son propre style de dessin qui reflète sa personnalité. Le blog a été édité sur papier en 2009.
Alors le blog bd devient un jeu graphique, un véritable projet construit, puisqu’il s’agit d’interpréter une nouvelle personnalité par le dessin, en imaginant comment ce personnage dessinerait. La notion d’avatar dessiné, propre à l’autobiographie graphique, est détournée pour une production ambiguë. La fille aux oreilles pointues et aux cheveux roses de Maliki pourrait correspondre à l’avatar d’une blogueuse fan de manga. La confusion est livrée telle quelle au public, sans véritable explication et rien, sur le blog, ne laisse supposer la supercherie. De même que le narrateur du Côté de chez Swann n’est pas Proust, les dessinateurs de Chicou-Chicou ne sont pas Frédé, Ella, Fern, Juan et Claude. C’est une synthèse tout à fait réussie entre le webcomic et le blog bd.

En partant d’une forme initiale de journal numérique, en utilisant les ressources offertes par leurs aînés autobiographes, les dessinateurs de blogs bd ont tantôt livré une version superficielle de l’autobiographie, tantôt dépassé l’ancrage à la réalité quotidienne qui caractérise souvent le blog pour s’en servir comme d’un tremplin vers des vies rêvées.

Quelques ouvrages cités pour aller plus loin :
Edmond Baudouin, Passe le temps, Futuropolis, 1982
Jean-Christophe Menu, Livret de Phamille, 1995
Fabrice Neaud, Le Journal, Ego comme X, 1996-2002 (4 tomes)
Lewis Trondheim, Carnet de bord, L’Association, 2001-2004 (4 tomes)
Allan Barte, La vie du lutin, Delcourt, 2006-2007 (2 tomes)
Chicou-Chicou, Delcourt, 2009
Aude Picault, Transat, 2009

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