J’étais ce samedi au festival Quai des Bulles de Saint-Malo, l’un des principaux festivals de bande dessinée en France, rendez-vous que je manque rarement à cause de mes attaches avec la terre bretonne. Et l’idée m’est venue de faire un petit compte-rendu de cette journée (le festival était sur trois jours, mais mon emploi du temps ne m’a permis d’en profiter le seul samedi) tout en portant un point de vue critique sur la notion de festival de bande dessinée.
Car le « festival » est devenu, depuis maintenant vingt ans, le format traditionnel d’exposition au public, à grande échelle, du medium bande dessinée. Un festival de bande dessinée se veut une vitrine célébrant le neuvième art dans ses dimensions les plus diverses, qu’elles soient commerciales (car la BD est une industrie) et esthétique (car c’est aussi un art). Personnellement, j’éprouve toujours quelques réticences face à l’unanimisme de ce type d’évènement. Les organisateurs font des choix, et ces choix reflètent une vision de la bande dessinée. Je vais donc traquer les « visions de la bande dessinée » que j’ai pu trouver dans ma courte visite à Saint-Malo.
D’Angoulême à Saint-Malo
Ce sont là les deux festivals dont je suis coutumier. Ils font partie d’un vaste de réseau de festivals de BD que l’on trouve en France. Ce réseau s’est formé dans les années 1980 et 1990 à partir de l’exemple de l’aîné, le Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême, crée en 1974. Le FIBDI s’est rapidement imposé comme la manifestation principale ; d’abord à cause de son ancienneté, mais surtout parce qu’il a su attirer dès le départ des personnalités internationales de la BD : Hugo Pratt, qui dessine la première affiche, Burne Hogarth, Alain Saint-Ogan, Maurice Tillieux, Harvey Kurtzmann, Hergé et André Franquin notamment. Sa longévité s’explique pour deux raisons : une capacité à sortir de la simple évocation nostalgique en s’intéressant aux tendances actuelles et internationales ; un renforcement par la transformation d’Angoulême en une véritable ville de la BD : mise en place, à l’Ecole des Beaux-Arts, d’une section spéciale BD en 1982 et création du Centre National de la BD entre 1985 et 1990, avec une bibliothèque destinée à recevoir le dépôt légal des BD en association avec la BnF. Puis, les autres festivals sont venus progressivement : à Saint-Malo en 1981, à Blois en 1984, à Solliès en 1989, à Amiens en 1996, à Moulins en 2001… Et je n’en cite là que quelques uns. Les caractéristiques principales du réseau sont sa décentralisation et l’importance des structures associatives de passionnées qui en sont le plus souvent à l’origine. Il est intéressant de voir que dans un pays comme la France, marqué par une forte centralisation des activités culturelles autour de Paris, la BD fasse exception : nul festival international de BD à Paris, alors qu’Angoulême et Saint-Malo attirent des visiteurs ne venant pas uniquement de Charentes et de Bretagne. On trouvera plutôt dans la capitale des festivals plus spécifiques comme la Japan Expo, le festival BD Rock et le Festiblog. Le secteur culturel de la bande dessinée est de cette manière utilisée pour donner un élan à des villes de moindre taille. La passion de la BD s’étend ainsi sur toute la France, et il est possible que la multiplication et l’audience de ces festivals ont, dans les années 1980 et 1990, contribué à accélérer l’engouement pour le médium.
Angoulême et Saint-Malo sont deux lieux de la BD qui se répondent sur de nombreux plans. Si le FIBD, de par son rayonnement international et son audience (il affirme environ 200 000 visiteurs par an), se situe bien au dessus de Quai des Bulles, ce dernier demeure l’un des principaux festivals de BD parmi les « autres ». Il est bien souvent cité comme le « deuxième » festival de BD avec près de 30 000 visiteurs (pour comparaison, Bd Boum de Blois annonce 20 000, Festi’BD de Moulins 8 000, On a marché sur la bulle d’Amiens 6 000…). Indéniablement, aux hautes murailles surplombant la vallée de la Charente répondent les fortifications massives donnant sur la mer. Saint-Malo bénéficie en outre d’un autre festival important dédié à la littérature d’aventure et de voyage, Etonnants voyageurs, crée par l’écrivain Michel Le Bris en 1992 (lui à près de 60 000 visiteurs).
Un modèle unique ?
Paradoxalement, le grand nombre de festivals en France n’est pas forcément synonyme de diversité. Bien au contraire, avec Angoulême s’est crée un modèle canonique du festival de Bd qui a été ensuite reproduit selon les moyens de chaque organisation. La comparaison entre Angoulême et Saint-Malo m’a semblé frappante : les deux structures sont identiques, sans que je ne puisse affirmer qui a copié l’autre. Deux axes principaux les parcourent : d’une part une dimension commerciale et d’autre part une dimension pédagogique. Autour de ces deux axes se greffent quelques autres activités annexes. A Saint-Malo cette distinction entre commerce et pédagogie est clair : les exposants se trouvent dans une vaste tente, l’espace Duguay-Trouin, tandis que le vaste espace culturel appelé Palais du Grand Large accueille les diverses activités. Une même séparation existe à Angoulême.
La dimension commerciale est de loin celle qui m’intéresse le moins. Pourtant, elle est souvent la base d’un festival de BD, pour des raisons, on le comprendra, purement financières. La ville se transforme l’espace d’un week-end en un vaste marché de la BD avec ses exposants, ses auteurs en dédicaces et ses sorties en avant-première. Les stands soulignent bien souvent la hiérarchie entre les différentes structures éditoriales. Ainsi, si les « grands », Glénat, Soleil, Dargaud, Dupuis, Le Lombard, Delcourt, disposent de vastes espaces et mènent à la baguette les dédicaces au moyen de tirage au sort, de tickets limités, et d’obligation d’achats, les petits et moyens éditeurs ont des stands bien plus modestes et s’associent parfois sur un même espace. La dimension commerciale est le moteur du festival, puisque la plupart des visiteurs viennent pour des dédicaces et des achats, comme à un salon de l’auto. Les stands de libraires et d’éditeurs constituent dans le moindre festival de BD l’unité centrale.
A côté de cela, pour équilibrer la balance et rappeler que la BD n’est pas qu’une industrie, les festivals de Bd se sont dôtés d’espaces pédagogiques dont le but premier est de faire découvrir au public des auteurs, des éditeurs, des albums, un pays ou un thème… Plusieurs modalités sont choisies : les expositions et les rencontres/conférences étant les plus courantes ; plus rarement trouve-t-on de véritables débats. Angoulême disposent de moyens pour organiser ce type d’évènement permettant d’aller au-delà de la dimension commerciale : le CNBDI, actuellement Cité de la Bande Dessinée, est une structure ancienne et solide. L’édition 1999 du festival avait été l’occasion d’organiser un débat sur les cinquante ans de la loi de 1949, débats réunissant des historiens de la Bd et ayant donné lieu à un ouvrage de référence sur le sujet, On tue à chaque page. Mais si le FIBD peut se permettre de tels évènements, les autres festivals, en des lieux plus modestes qui ne sont pas capitales de la BD, se limitent à des expos et à quelques conférences.
On pourrait enfin citer d’autres activités étoffant encore le contenu. Elles sont toutes présentes à Angoulême et éventuellement dans les autres festivals. Je passe rapidement sur les rencontres po-amateurs qui permettent à de jeunes auteurs de présenter des projets au représentant d’un éditeur, sur les concours « jeunes talents » qui se sont multipliés ces dernières années (à Angoulême, Saint-Malo, Moulins…) et sur les ateliers professionnels ; tous ces exemples d’adressent au public plus restreint des dessinateurs amateurs. Je passe aussi sur l’incontournable remise de prix permettant d’intégrer, au-delà de la relation éditoriale, des auteurs au fonctionnement du festival, puisque dans le cas du FIBD, le Grand Prix devient l’organisateur du prochain festival, tandis que le Grand Prix de Quai des Bulles doit réaliser l’affiche de l’année suivante. La remise de prix se veut ainsi un point culminant de l’évènement auprès du public, une manière de créer un rythme et un suspens.
Ce qui m’intéresse surtout, c’est la manière dont ces festivals tentent d’intégrer la bande dessinée à d’autres domaines culturels, pour mimer durant un week-end une sorte de monde de la culture qui tournerait autour de la BD. Deux exemples, tirés du FIBD et de Quai des Bulles.
D’abord l’intégration de la BD au sein d’un univers de l’image, en intégrant des projections cinématographiques au festival. Le dernier FIBD présentait plusieurs longs-métrages d’animation en avant première : Brendan et le secret de Kells, le sens de la vie pour 9,99 euros, Ponyo sur la falaise, Bleach… Quai des Bulles passe tous les ans une demi-douzaine de films sur un thème (cette année : les monstres), en ne se limitant pas aux films d’animation.
En 2005, la programmation du FIBD présente pour la première fois un « concert de dessins ». Une performance scénique durant laquelle un dessinateur dessine en direct, accompagné par un musicien. L’idée d’allier spectacle musical ou théatral et BD est devenu un incontournable des festivals de BD, là aussi selon les moyens de l’organisation. A Angoulême, les spectacles de ce type se sont multipliés : l’idée du concert de dessins est resté (l’année dernière avec comme vedettes Brigitte Fontaine, Arno, Arthur H et Rodolphe Burger) et s’y est ajouté l’impro BD (match d’improvisation théâtrale et de dessin). A Saint-Malo a eu lieu cette année un un ciné-Bd-Concert dans le même espri : un album de Bézian, Garde-fous était projeté sur un écran au son du groupe Sayag Jazz Machine. En proposant des activités qui ne sont pas liées au seul univers de la BD, les festivals espèrent sans doute attirer un autre public, le faire venir à la fois au festival, et peut-être à la BD.
La BD, c’est bien
Voilà pour une présentation de l’état actuel des festivals de BD, marqué par le tropisme du festival d’Angoulême. Beaucoup de festivals, au revenu plus modestes, restent fidèles à la formule dédicaces/expositions/remise de prix. Au contraire, Saint-Malo et Angoulême, à travers la diversification du champ culturel de la BD qu’ils proposent tous les deux, se rapprochent.
La meilleure définition d’un festival de BD tel qu’il se présente actuellement est la notion de « célébration ». Le mot d’ordre est que, sans hésitation, la BD c’est bien. C’est là ce que je regrette parfois, à Saint-Malo comme à Angoulême : l’absence d’un esprit critique, d’un recul vis à vis de ce qu’on célèbre. Le FIBD a bâti son succès sur cet unanimisme qui gomme les frictions pouvant exister au sein du monde de la BD, du moins est-ce là ce que je ressens chaque fois que je me rends, fin janvier, dans la capitale de la BD. Et l’impression m’est revenue à Saint-Malo en me baladant entre les expositions.
Ainsi citerai-je l’exposition organisée pour les cinquante ans d’Astérix, consacrée au dessinateur Albert Uderzo. Uderzo y est dépeint comme un « immense artiste », au talent précoce, « totalement autodidacte », « artiste complet », capable d’absolument tout graphiquement parlant. Et l’exposition de faire une bonne publicité aux marques de figurines d’Astérix (Plastoy, Leblon et Delienne…). Même chose pour l’exposition consacré au quarante ans de l’éditeur Glénat, exposition réalisée par Henri Filipinni (qui se trouve être directeur de collection chez Glénat, justement). Là encore, les bienfaits que Jacques Glénat a répandu dans le monde de la BD sont soulignés : réédition de vieux classiques dans les années 1970, revalorisation de la bd d’aventure dans les années 1980, introduction avant tout le monde du manga dans les années 1990, ainsi que renouvellement de la presse jeunesse avec Tchô !. Ce qui m’a rappelé l’exposition consacrée aux deux organisateurs du FIBD 2009, Dupuy et Berberian, composée principalement de planches de leurs albums, davantage présentation du travail des deux auteurs qu’analyse critique et raisonnée de leur production.
Je m’opposerais à moi-même deux objections. D’abord rien n’oblige une exposition à être forcément être intelligente ; elle peut très bien se contenter d’être laudative et promotionnelle. A cet égard, l’expo Glénat de Saint-Malo tentait de trouver l’équilibre entre une dimension hagiographique et une volonté pédagogique ; et, de fait, j’ai beaucoup appris sur Glénat en sachant lire entre les lignes. Et puis surtout, je ne doute pas de la place qu’occupe Jacques Glénat, Albert Uderzo, Dupuy et Berberian, dans l’histoire de la BD. Mais leur parcours n’est pas tout blanc, et je suis très sceptique, par exemple, face aux derniers albums d’Astérix réalisés par Uderzo seul, ou face à la multiplication des séries trop souvent identiques de « bd ésotériques » chez Glénat. Je reprocherai d’une façon générale la vision par trop subjective proposée par les expositions des festivals de BD, comme si le contexte de célébration du médium faisait taire les voix critiques et les réserves pouvant s’élever. Je me souviens bien de l’exposition sur la BD en Argentine lors du FIBD 2008 : là, j’avais vraiment eu la sensation d’apprendre quelque chose et pas seulement d’assister à une parade promotionnelle. A trop vouloir promouvoir un média qui a longtemps été déconsidéré, on en gomme les aspérités et on oublie d’en proposer une vision alternative, moins consensuelle.
Heureusement, pour me consoler, il y a eu lors de Quai des Bulles une excellente conférence du dessinateur Joe G. Pinelli présentant sa future adaptation (très future, puisqu’il n’a pas encore d’éditeur) du film de Carlo Rim L’armoire volante et analysant en détail le dialogue qui s’établissait entre deux langages de l’images, le langage du cinéma et le langage de la BD, et les limites et possibilités du second par rapport au premier. J’ai eu là la sensation qu’on me parlait de BD de façon intelligente, et qu’on ne me traitait pas forcément comme un consommateur venu faire ses emplettes.