En guise d’introduction, une information en lien avec ma série d’articles « Exposer la bande dessinée… à travers les âges » : le groupe de travail « Histoire culturelle de la bande dessinée », intégré à l’université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines organise le mercredi 4 mai une demi-journée sur le thème « exposer la bande dessinée » à la bibliothèque Buffon (Paris, 5e). Outre votre prolixe serviteur, qui interviendra sur le thème des expositions de bande dessinée dans les premiers festivals au début des années 1970 (une reprise complétée d’un autre article de la présente série), vous pourrez y écouter Pierre-Laurent Daures, qui prépare un mémoire sur les expositions de bande dessinée, ainsi que Jean-Pierre Mercier et Jean-Marc Thévenet, respectivement conseiller scientifique de la Cité de la BD d’Angoulême et ancien directeur artistique du festival de la même ville.
Le triomphe de la scénographie en trois dimensions : une nouvelle façon d’exposer la bande dessinée
La décennie 1990 a marqué l’évolution des expositions de bande dessinée de plusieurs manières : l’apparition du musée de la bande dessinée, que j’évoquais dans mon précédent article est sans doute une étape importante. Mais il faut aussi compter avec le développement (je n’ose parler « d’apparition », ne pouvant dater exactement la chose) d’un nouveau modèle d’exposition de bande dessinée que je qualifierais d’« hyperscénographié », replaçant la scénographie au centre du dispositif de l’exposition. Représenté notamment par l’atelier de scénographes Lucie Lom, ce nouveau modèle se répand au cours des décennies 1990 et 2000 et me semble plutôt spécifique aux expositions de bande dessinée. A sa manière, et parce qu’il rompt avec la monotonie classique des panneaux blancs et des alignements de planches originales, il contribue au dynamisme des expositions de bande dessinée caractéristique de ces deux décennies entre XXe et XXIe siècle.
Quelle rupture pour quels objectifs ?
Les habitués du festival d’Angoulême pourront sans doute mettre des images sur ma définition d’exposition hyperscénographiée, car rares sont les éditions de cette vénérable manifestation qui n’en comporte pas. Je veux parler ici d’expositions où le visiteur n’est pas seulement confronté à un ensemble de planches disposés le long des murs, mais à une mise en scène de la bande dessinée reproduite comme en trois dimensions autour de lui. Ainsi, s’il est question de tel western graphique, on reconstituera un saloon ou la place vide d’une bourgade de l’ouest sauvage ; s’il est question d’une série de science-fiction, un vaisseau spatial aura certainement fière allure. L’exposition hyperscénographiée conçoit son thème, quel qu’il soit, comme un « univers » reproductible à échelle humaine.
Je caricature ici consciemment des choix scénographiques qui sont beaucoup plus pensés que mes quelques exemples pourraient le donner à croire. Car au centre de ce renouvellement de la manière d’exposer la bande dessinée se trouve bel et bien une profession bien spécifique : les scénographes. La rupture se situe à ce niveau-là : dans les premières expositions montées par les bédéphiles, la présence d’un scénographe professionnel n’était pas nécessairement la norme (Bande dessinée et figuration narrative faisait ici exception, toutefois). L’exposition pouvait consister en un simple assemblage de grands panneaux modulables présentant tantôt des planches, tantôt du texte, tantôt un agrandissement photographique ; c’est ce que laisse voir les quelques photographies des premiers festivals de bande dessinée, au début des années 1970. Il n’y avait pas à proprement parler de « scénographe ».
Le terme fait d’abord penser au théâtre : qui dit scénographie dit « mise en scène », et le métier de scénographe est en partie l’extension de la profession de « décorateur » ; extension car la démarche du scénographe va en général plus loin, dans l’influence sur la mise en scène, que celle du décorateur. Dans le domaine de la muséographie, la notion de scénographe apparaît autour des années 1980, du moins en tant que profession clairement identifiée des commissaires d’exposition ou des artistes (je m’appuie ici sur un article de Kinga Grzech paru dans la Lettre de l’Office de coopération et d’informations muséales n°96 de novembre-décembre 2004). L’Union des scénographes, fondée en 1987, oeuvre pour la reconnaissance du scénographe en tant qu’artiste à part entière, dans le souvenir des conceptions muséographiques de certains artistes du début du XXe siècle considérant l’exposition non comme une simple présentation organisée d’oeuvres, mais comme une « oeuvre d’art totale » (El Lissitzky est l’un des promoteurs de cette idée dans les années 1920). Le scénographe pense la question du parcours du spectateur, de son rapport aux oeuvres exposées… La scénographie n’est pas seulement là pour mettre en valeur les oeuvres exposées, elle est elle-même une oeuvre construite en collaboration avec (voire même par) l’artiste et les commissaires d’exposition.
Dans le domaine des expositions de bande dessinée, la rencontre avec la scénographie à la fin des années 1980 va donner dans le spectaculaire et l’imagination du scénographe y aura une grande liberté, et je ne saurais dire s’il s’agit là d’une exception par rapport à d’autres objets d’exposition. Sans doute la bande dessinée, elle-même génératrice d’univers graphiques « spatialisables » en trois dimensions est plus à même que d’autres formes d’art de donner lieu à une scénographie complexe (quoiqu’il faudrait voir du côté des expositions sur le cinéma…). Elle laisse des images dans l’esprit du lecteur, et le scénographe peut jouer avec ces images et donner au visiteur l’impression d’être entré dans sa bande dessinée.
Si l’on réfléchit en terme de rupture avec les autres expositions plus traditionnelles issues de la bédéphilie des années 1960, deux données fondamentales émergent :
– La planche dessinée (originale ou reproduite) n’est plus au centre de l’exposition ; ou plutôt, elle passe de deux à trois dimensions, devient un espace. Peut-être y a-t-il, à l’origine du renouvellement qui se produit dans les années 1990, une volonté de s’affranchir de l’idéalisation de la planche originale ou, plus simplement, de pallier à la difficulté d’obtenir ces planches originales.
– Le didactisme assumé des bédéphiles militants voulant faire découvrir la bande dessinée à un public de non-amateurs et démontrer d’une façon argumentée sa valeur artistique est dépassé. Le visiteur d’expositions hyperscénographiées ne vient pas pour apprendre, et lire de grandes quantités de textes explicatifs sur tel ou tel aspect de telle ou telle série, il vient comme à un spectacle, pour être émerveillé. L’exposition est conçue comme une expérience qui touche la sensibilité du visiteur, et non son intellect.
Quelques jalons historiques
Reportons-nous une fois de plus au La bande dessinée, un objet culturel non identifié de Thierry Groensteen (et je m’excuse auprès de mes lecteurs pour la limite de mes sources bibliographiques). A propos d’Opéra Bulles (p.160-163), grande exposition de bande dessinée ayant eu lieu à la Cité des sciences et de l’industrie de la Villette, à Paris, l’auteur revient sur les débuts du renouvellement scénographique des expositions de bande dessinée et de ce qu’il appelle lui « l’exposition-spectacle ». François Vié, alors directeur artistique du CNBDI, est un des promoteurs de ce mouvement de fond : les festivals d’Angoulême 1985, 1986 et 1988 présentaient l’une un « astronef » inspiré de Valérian de Jean-Claude Mézières, l’autre des tranchées rappelant les thèmes à l’oeuvre chez Jacques Tardi, la dernière un bunker pour l’univers d’Enki Bilal. En 1990, c’est à l’intérieur même du tout neuf CNBDI qu’a lieu l’exposition Le musée des ombres, reproduisant, en collaboration avec Benoît Peeters et François Schuiten, l’univers onirique des Cités obscures. Revenant sur ce projet (dans l’introduction du catalogue La BD s’attaque au musée, 2008), Benoît Peeters explique leur démarche volontairement ironique : il s’agissait de représenter « une caricature de musée à l’ancienne. Les planches et les encadrements étaient lamentables, l’éclairage pitoyable et blafard, il y avait même un vieux balai fixé contre le mur. (…) Nous avions fait des copies de nos planches, nous les avions massacrées, parfois en posant des tasses de café dessus, parfois même en les déchirant. Mais dans la deuxième salle de ce musée soporifique, une planche était coupée en deux : il y avait une faille dans laquelle on s’engouffrait pour accéder à l’univers des Cités Obscures. ». On saisit ici toute la complexité de ce type d’exposition, qui, dans certains cas, aboutit à une véritable réflexion sur la notion d’exposition de bande dessinée.
T. Groensteen interprète Opéra Bulles, à la Grande Halle de la Villette en 1991-1992 comme un tournant important qui vient confirmer le succès déjà émergeant d’un nouveau type d’expositions lancé par le festival d’Angoulême. Le terme « opéra » est essentiel ici, signifiant bien le rapport au spectacle, ambiguïté perceptible dans la notion de même de « scénographe » : « L’exposition-spectacle prend acte du fait que la lecture d’un album, dans le confort d’une position assise, et la déambulation à travers les salles d’un musée ou d’une halle, sont deux modes d’appropriation fondamentalement différent. (…) Ce qui, dans l’art de la bande dessinée, est exhaussé par l’exposition-spectacle, c’est son pouvoir démiurgique, sa propension à me projeter dans des mondes imaginaires. ». Il relie cette évolution à une « nouvelle culture du divertissement » davantage orienté sur le spectacle, où l’élévation au rang d’art par l’imitation des techniques muséales traditionnelles n’auraient plus guère de sens à une époque où la hiérarchie entre les arts tend à disparaître.
L’héritage des expositions hyperscénographiées n’est pas négligeable : il agit même dans de plus modestes festivals que celui d’Angoulême, ou dans des expositions moins évènementialisées. Les ajouts scénographiques tiennent alors à des objets, à quelques panneaux, à des réalisations sur mesure illustrant les traditionnelles planches originales. Ainsi l’exposition Tintin, Haddock et les bateaux, montée à Saint-Nazaire par l’association des 7 soleils en 1999 puis au musée de la Marine à Paris, se situe dans son sillage lorsqu’elle propose aux visiteurs une réplique à taille humaine du submersible du professeur Tournesol dans Le Secret de la Licorne. A sa manière, l’exposition Blake et Mortimer à Paris (2003-2004), en mêlant planches originales et objets issus des collections du musée de l’homme qui l’accueille, recherche également à donner vie à « l’univers » créé par Edgar Pierre Jacobs. Enfin, on pouvait saisir le niveau minimal de cet héritage scénographique à l’exposition Reiser du festival Quai des Bulles 2010, où le thème des « vacances » était illustré par des seaux d’enfants, de fausses cabines de plage, et un peu de sable.
L’exemple de Lucie Lom et l’investissement des auteurs eux-mêmes
Une autre rupture importante de ce type d’exposition émergeant autour de 1990 est la prise en compte de l’auteur dans la réalisation de l’évènement. Dans les expositions des premiers festivals, l’initiative en revenait à un « spécialiste » de la bande dessinée, producteur d’un discours savant. Sans doute consultait-il l’auteur exposé, pour avoir quelques originaux, par exemple, mais le contenu était bien produit par une personne extérieure à la création de bande dessinée. T. Groensteen souligne même une forme de méfiance anti-intellectuel de la part de certains auteurs face à des expositions traditionnellement muséales. Et, lorsque Benoît Peeters et François Schuiten cherche à mettre en scène un « musée à l’ancienne », c’est bien d’alignement de planches encadrées dont il est question.
L’un des apports des expositions hyperscénographiées a été de ramener l’auteur de bande dessinée à l’exposition, de même qu’en 1923 El Lissitzky avait pris en main la mise en espace de ses oeuvres en concevant l’espace « Proun » à Berlin, réfléchissant à la correspondance entre ses oeuvres et les éléments scénographiques (lumière, taille des panneaux, vitrines…). Il nous faut citer ici quelques auteurs de bande dessinée s’étant montré très actifs dans le domaine de la scénographie et de la réflexion scénographique : Benoît Peeters et François Schuiten, déjà cités, mirent par écrit leurs réflexions issus de l’expérience du Musée des ombres dans L’Aventure des images, aux éditions Autrement (1996). François Schuiten a reçu une formation d’architecte et a reproduit en trois dimensions l’univers des Cités Obscures dans d’autres réalisations hors expositions, comme à la station de métro Arts et Métiers à Paris. Marc-Antoine Mathieu, parallèlement à sa carrière de dessinateur (la série Julius Corentin-Acquefacques) est scénographe d’exposition, responsable de l’atelier Lucie Lom dont je ne vais pas tarder à vous parler en guise de conclusion…
Dans cette évolution dont vous venez de lire les grandes lignes, l’atelier Lucie Lom (http://www.lucie-lom.fr/) tient une place importante : il est à l’origine de beaucoup de ces scénographies d’exposition innovantes dans les années 1990, dont Opéra Bulles déjà cité. L’atelier Lucie Lom naît en 1985 de la rencontre entre Marc-Antoine Mathieu et Philippe Leduc. Dans un contexte d’affirmation de la profession, ils vont travailler à la scénographie de nombreuses expositions, pas uniquement de bande dessinée, ainsi qu’à des installations dans des espaces publics (et complètent leur activité par un travail de graphiste). Leur objectif est à chaque fois de mettre en scène l’objet exposé d’une façon subjective, et non neutre, comme dans les expositions plus traditionnelles. Leur scénographie imite une narration dans le parcours du visiteur, et c’est en cela qu’elle se rapproche de la bande dessinée. En 1990, à l’occasion de l’exposition God save the comics, ils exposent leur démarche dans une plaquette de présentation : « Aux effets spéciaux et aux décors réalistes, nous préfèrons les choses simples à fort pouvoir évocateur : le parquet qui grince, le sable, l’odeur d’un bar, une ombre portée s’adressent directement à la mémoire du visiteur engagé dans cette expérience singulière. ». Leurs réalisations se veulent tout le temps spectaculaires. Pour Un opéra de papier, exposition sur Edgar Pierre Jacobs en 1994 au CNBDI, ils reproduisent les coulisses d’une salle d’opéra. Pour Erotisme et bande dessinée au festival BD Boum de Blois en 2000, ils font flotter des seins et des globes oculaires. Lors du dernier festival BD Bastia en 2011, ils garnissent les murs du centre culturel de la ville d’onomatopées géantes pour l’exposition Les onomatopées dans la bande dessinée.
Si les choix de l’atelier Lucie Lom ne sont qu’une voie possible parmi d’autres dans la scénographie, ils ont au moins le mérite d’être l’aboutissement d’une réflexion élaborée qui a influencé, à des degrés divers, les expositions de bande dessinée des années 1990 et 2000. Ses collaborations avec des festivals de bande dessinée (à Angoulême, Blois et Bastia) et avec le musée de la bande dessinée sont fréquentes. L’atelier est sollicité en 2000 pour l’exposition semi-permanente du musée de la bande dessinée en rénovation, justement intitulée Les musées imaginaires de la bande dessinée. On y retrouve évidemment la caractéristique auto-réflexive de ce type d’exposition qui met en question la notion même d’exposition de bande dessinée par une mise en abyme : il s’agissait de proposer au visiteur six faux musées de bande dessinée s’inspirant des muséographies classiques d’institutions culturelles diverses. La preuve, sans doute, que la question des techniques d’exposition de la bande dessinée est un sujet de débat qui s’est puisamment cristallisé ces deux dernières décennies.