Le renouvellement de la fantasy : regards franco-américains
Une récente chronique de Makuchu, de nos chers voisins du Culture’s pub m’a poussé à lire cet album vieux de deux ans pour sa traduction française, mais commencé par la dessinatrice américaine Linda Medley depuis 1996, sous le titre Castle Waiting (publié à partir de 2006 chez Fantagraphics Books, et en France par le petit éditeur Ça et là). Et alors il m’a fallu non seulement rédiger à mon tour un article sur cet album atypique, mais en plus poursuivre dans la foulée avec une analyse sur l’évolution de la fantasy dans la Bd de ses deux dernières décennies… L’occasion pour moi de vous inciter à lire trois excellentes séries publiées chez Delcourt.
L’heroïc-fantasy sur le marché de la BD
Un bref rappel, avant tout, du destin de ce genre littéraire bien spécifique dans l’univers de la BD. N’étant pas spécialiste de la littérature, je ne vais pas m’aventurer à une définition précise de la fantasy (donc si vous avez des précisions, n’hésitez pas). Il s’agit, pour aller vite, d’un genre littéraire dont la caractéristique principale est l’univers dans lequel il se déroule : un univers fictionnel où la magie et le surnaturel ne sont pas étrangers (ce qui le distingue du fantastique), et faisant généralement appel à des thèmes et personnages issus de la littérature ancienne (médiévale, mais pas seulement) et à plus spécifiquement à l’univers des contes : chevaliers, princesses, êtres magiques variés, monstres et dragons… A la suite du succès rencontré à la fin des années 1960 par l’oeuvre de J.R.R. Tolkien The Lord of the rings, le genre connaît un succès croissant dans la seconde moitié du XXe siècle comme littérature populaire, avec des déclinaisons variés et de grands auteurs. Il devient un véritable phénomène culturel dans les années 1970-1980 avec le jeu de rôle Dungeons and dragons, symbole d’une communauté dynamique de fans du genre.
L’insertion et le succès de la fantasy dans le monde de la BD se fait principalement dans une des déclinaisons du genre : l’heroic-fantasy, ou « sword and sorcery » qui, comme son nom l’indique, se distingue par sa dimension épique et met généralement en scène un groupe de héros luttant contre le Mal avec, donc, de la magie et des épées (tout cela est, certes, très caricaturé…). Je vais aller vite sur les Etats-Unis que je connais moins bien, mais le genre s’introduit non pas à travers Tolkien mais à travers la série de romans de Robert H. Howard Conan the barbarian inspirant à Marvel un héros éponyme à partir de 1970. Le succès de ce héros musclé de l’âge Hyborien, symbole de cet heroic-fantasy dessinée, ne cesse pas jusqu’à nos jours.
En France, c’est également l’heroic-fantasy qui va prévaloir à partir des années 1980. La série Thorgal de Jean Van Hamme et Gregor Rosinski prélude à ce succès dès la fin des années 1970, avec l’insertion de magie dans une série à fond historique réaliste (les Vikings). Mais c’est surtout La Quête de l’oiseau du temps de Serge le Tendre et Régis Loisel qui, à partir de 1983, va fonder le succès et les codes du genre pour la BD française.
L’arrivée de l’heroic-fantasy dans les années 1980 n’est pas le fruit du hasard. Cette décennie correspond, pour la BD française, à un retour à une certaine tradition de la BD d’aventure, souvenir des succès de la bd belge des années 1950 dont les principes sont repris au service d’un genre nouveau qui, surtout, dispose de sa communauté de fans. On retrouve ainsi dans la série de Le Tendre et Loisel le principe de la série, l’alliance de l’aventure exotique et de l’humour ; elle va aussi formuler des codes du genre qui seront réutilisés par la suite dans d’autres séries : l’accorte héroïne, de mystérieux monstres humanoïdes, l’exotisme des décors et d’un univers totalement inconnu du lecteur. Le succès de la série lance sur le marché d’autres titres plus ou moins réussi. Je citerais tout de même Les chroniques de la lune noire de Froideval et Ledroit qui, tout en restant dans une sword and sorcery classique, est parvenu à la fin des années 1980 à proposer une oeuvre originale, sorte de space opera appliqué à la fantasy, avec ses étourdissantes scènes de bataille.
La dernière étape de cette assise de l’heroic-fantasy en France tient à l’irruption sur le marché français de Soleil productions de Mourad Boudjellal, d’abord en 1982 pour rééditer d’anciens titres. Mais c’est le succès de la série Lanfeust de Troy à partir de 1994 (Christophe Arleston et Didier Tarquin) qui crée l’identité de l’éditeur et le pousse à creuser la piste de l’heroic-fantasy à destination des adolescents. Depuis cette date, Soleil a contribué à figer le genre selon les codes énoncés plus haut, utilisant le plus souvent Arleston, leur scenariste maison. Un héros en plein quête initiatique, de la magie, des combats épiques, de l’humour, des filles plantureuses, sont les topos de l’heroic-fantasy à la française, reprenant là encore certains principes de la bonne vieille Bd belge, notamment dans la multiplication de séries bâties sur des principes communs en terme de narration et de dessin.
Les voies nouvelles de la fantasy française
Il y a sans doute quelque chose d’amer dans ce constat. D’abord parce que Soleil fige les formes que peut prendre la fantasy dans un produit commercial visant un public spécifique, et ne participe donc pas à un projet de renouvellement des formes. C’est chez un autre éditeur que va se développer ce renouvellement : Delcourt. Tandis que Soleil commence à éditer Lanfeust, il y a chez Delcourt une convergence de séries relevant dans une certaine mesure du genre de la fantasy, mais se dégageant des codes canoniques de l’heroic-fantasy. Turf commence sa Nef des fous en 1993, tandis qu’Alain Ayroles débute simultanément en 1995 Garulfo avec Bruno Maïorana et De cape et de crocs avec Jean-Luc Masbou. On pourrait y ajouter encore d’autres séries (Horologiom de Fabrice Lebeault en 1994-2000, Algernon Woodcock de Gallié et Sorel en 2002-2007 et surtout la saga Donjon à partir de 1998) qui montrent l’opposition entre deux stratégies commerciales : la variation autour de mêmes codes et univers chez Soleil et la mise en avant de la singularité des auteurs et des univers chez Delcourt.
La principale caractéristique de ces séries est de renouveller leur références littéraires : pas de héros musclés, de quête initiatique, de lutte cosmique entre le Bien et le Mal… Ces séries lorgnent davantage vers des univers littéraires variés :
Garulfo est, de façon explicite, une parodie de conte de fées. Ayroles mélange les clichés du genre (princesse à délivrer, prince charmant, dragons, joutes, ogres, sorcières) mais opère un retournement bien souvent efficace, dont le principal est que le héros, Garulfo, est une grenouille qui, une fois transformé en prince charmant, continue d’agir comme un batracien. D’autres surprises de ce type attendent le lecteur qui se délècte du mauvais traitement infligé aux contes de fées.
Dans De cape et de crocs, les références littéraires ne sont pas le moteur de l’action mais plutôt un décor qui permet de faire évoluer les deux héros, le renard Armand de Maupertuis et le loup Don Lope dans un seizième siècle mythifié autour des grands symboles culturels qui le caractérisent, mais avec un intervention de la magie. Ainsi retrouve-t-on les jeux de la Commedia della Arte, la figure héroïque de Cyrano de Bergerac, les rebondissements d’un récit de cape et d’épée, avec un débordement sur le dix-huitième et ses récits de pirates, d’île au trésor, et de bon sauvage. Les auteurs recherchent cet esprit lettré du seizième en agrémentant leur album de poèmes, de pièces de théâtre et de cartes du monde qui donnent une cohérence à l’univers ainsi crée.
La série de Turf, La nef des fous, est de loin la plus mystérieuse et la plus difficile à cerner. Le titre fait référence à l’ouvrage de l’allemand Sébastien Brant, daté de 1494. Mais l’univers de Turf est beaucoup plus ample, mêlant les contes de fées (rois, princesses…) et l’esthétique steampunk avec l’omniprésence des automates et des robots, mais aussi des personnages proches de L’oiseau du temps (monstres, créatures humanoïdes aux montures étranges). Toute une juxtaposition de références créant, au final, un univers tout à fait cohérent.
Ces quatre auteurs ont été mis en rapport lors du dernier festival d’Angoulême dans une même exposition. En effet, tous quatre sont nés dans les années 1960 et sont passés par l’Ecole des Beaux-Arts d’Angoulême. Leur univers, mêlant féérie et aventure, sont assez proches. Le point commun des trois séries tient sans doute à la singularité du dessin dans chacun d’elle : les styles respectifs de Masbou, Turf et Maïorana sont suffisamment différents pour dépeindre des mondes uniques. A chaque fois, une attention toute particulière est portée aux couleurs, souvent très vives et puissantes. Le coloriste de Garulfo est Thierry Leprévost, un autre ancien élève des Beaux-Arts. Je signalerai enfin, pour les fans qui ne le sauraient pas encore, que le dernier tome de De cape et de crocs sort dans deux semaines !
La fantasy féérique outre-atlantique : Castle Waiting
Cette longue introduction pour en venir au sujet de l’article, le comics Castle Waiting, récemment traduit en France, par la dessinatrice américaine Linda Medley. J’ai voulu le rapprocher des trois séries françaises dans la mesure où on y trouve la même volonté de renouveler l’univers de la fantasy par l’apport de sources nouvelles. Linda Medley, née en 1964, est d’abord illustratrice free-lance avant d’entamer chez DC une carrière dans le monde du comics dans les années 1990. Castle Waiting est sa première véritable oeuvre, dont la publication s’échelonne entre 1997 (auto-édition) et 2006 (par Fantagraphics).
C’est au monde de la féérie et du conte que Medley fait appel. Les premiers chapitres reprennent ainsi le conte de Perrault (1697), repris par les frères Grimm (1812) La belle au bois dormant en le modernisant dans une narration dynamique et en posant la question : que se passe-t-il après ? On retrouve ici l’idée de parodie de conte de fées de Garulfo. Puis, l’intrigue se complexifie et s’autonomise de ses références qui deviennent surtout un décor, celui d’un Moyen Age où règne la magie et où certains habitants sont des chevaux, des échassiers, et des halflings ; et bien sûr, fées, sorcières, esprits, existent. La narration est souvent menée sur le mode de la fable ou du conte moral.
Il y a donc une relecture complexe de ce que peut être la fantasy. Pas de quête, bien au contraire, le « château l’attente » est un refuge tranquille pour les héros fatigués. L’aventure n’est présente que lorsqu’elle est racontée par les protagonistes. L’auteur explore une autre facette du genre popularisé par Tolkien, où se voit un goût pour la représentation érudite des époques anciennes et à ses littératures. Des éléments présents chez Tolkien, lui-même grand spécialiste de la littérature médiéval, mais en partie mis de côté par le courant de l’heroic-fantasy. Le conte de fées, qui s’était réfugié depuis le XIXe siècle dans l’espace réservé de la littérature pour enfants, ressort ici dans une littérature pour adulte. Ici sont révélées ses potentialités pour la bande dessinée.
Tous ces exemples, de part et d’autre de l’Atlantique, sont-ils des expériences isolées où sont-ils destinés à engendrer un véritable renouvellement du genre de la fantasy dessinée ? La domination commerciale de Soleil est forte, sans aucun doute, mais le succès des séries De cape et de crocs et Donjon montre que le public est prêt à accueillir autre chose.
Pour en savoir plus :
Sur les séries de Delcourt :
Turf, La nef des fous, Delcourt, 1993-2009
http://www.turfstory.com/
Bruno Maïorana et Alain Ayroles, Garulfo, 1995-2002
Jean-Luc Masbou et Alain Ayroles, De cape de crocs, Delcourt, 1995-2009
Sur Linda Medley :
Linda Medley, Castle Waiting, Fantagraphics Books, 2006 (en France : Ça et là, 2007)
http://www.chateaulattente.com/index.htm
Bon, Castle Waiting, je suis en plein dedans, toutes les autres références je les note bien soigneusement (enfin, j’en connais quand même déjà quelques unes) puis je partirai faire une quête à la médiathèque. Car la médiathèque, c’est le bien, ce n’est pas à vous que je vais apprendre ça.
Quelle horreur le conformisme à la Soleil… C’est tout ce qu’il y a de mal dans le fan-service. C’est toujours la même chose et toujours plat, pas intelligent, téléphoné, répétitif. Ça, les couvertures superbes, ils maitrisent, mais pour le reste…
Mais Donjon et Dragon, finalement, est à Tolkien ce que Soleil est à Delcourt. D&D, ce n’est que du combat d’elfes et d’orcs là où Tolkien avait créé un monde profond. Soleil, c’est une n-ième fille dénudée sur son dragon, là où Delcourt privilégie le scenario…
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