Pour la période des fêtes, je vais me fendre d’une petite série plus légère pour reposer vos méninges de mes articles à plus de 4000 signes… C’est parti pour la première partie de « une enfance en bulles »… et un joyeux noël à tous mes lecteurs !
Nous, lecteurs assidus de bande dessinée, avons souvent un rapport à nos lectures qui remontent à l’enfance. D’abord parce que la bande dessinée fait partie des lectures enfantines traditionnelles sans être liée à l’école et à l’apprentissage scolaire de la lecture, ce qui lui donne une saveur bien différente. Ensuite parce que, contrairement au cinéma ou à la littérature, les œuvres de bande dessinée lues pendant l’enfance sont souvent celles qui ont influencé des auteurs de bande dessinée adulte, sans compter le fait que des albums d’Astérix ou de Gaston se relisent volontiers (alors que j’ai quelque doute sur la qualité de revisionnage de Casper le gentil fantôme !). Une familiarité se crée, avec l’impression d’être dans un même univers de lecture, et le passage de la bande dessinée pour enfants à la bande dessinée pour adultes est sans doute un choc moins grand que le passage du Roi Lion à Reservoir Dogs. En cela, les lectures d’enfance sont sans doute fondatrices de la façon dont on continue, après l’enfance, à lire et apprécier la bande dessinée… On commence avec Tintin, évidemment !
L’évidence Tintin
De façon plus que traditionnelle, et comme beaucoup d’enfants depuis plus de soixante ans, ma toute première lecture de bande dessinée n’était autre que le mythique Tintin d’Hergé, qu’il me semble inutile de présenter. Seulement pour moi, cette lecture avait une saveur très particulière, presque officielle voire nécessaire, pour une raison très simple que comprendront tout ceux qui, comme moi, sont nés dans la ville portuaire de Saint-Nazaire…
Et cette fois, une explication est sans doute nécessaire à la majorité non-nazairienne de mes lecteurs.
Saint-Nazaire est une sous-préfecture de Loire-Atlantique (ex Loire-Inférieure) connue successivement dans l’Histoire pour ses chantiers navals de l’époque impériale (1862), ses grèves à répétition depuis celle, mythique, des forges de Trignac (1894), sa destruction à plus de 80 % par les bombardements alliés (1940-1943) et – roulements de tambour – l’accueil fait au plus célèbre reporter belge en 1946 dans l’aventure Les 7 boules de cristal pré-publiées dans l’hebdomadaire Tintin. Souvenez-vous : à la poursuite des kidnappeurs de Tournesol, Tintin et Haddock s’apprêtent à s’embarquer pour l’Amérique du Sud. Dans un élan enthousiaste, le capitaine Haddock annonce à Tintin leur destination : « Et maintenant capitaine, me direz-vous enfin où nous allons ? A Saint-Nazaire ! ».
Cette case, sans doute passée inaperçue pour des millions de lecteurs à travers les années prend tout son sens pour le petit lecteur nazairien qui, au détour d’une planche, découvre avec émerveillement que son héros préféré se rend dans sa ville… Une ville qu’il croyait si morne : un port défiguré par la base sous-marine allemande, un centre-ville désert même les samedis après-midi, et un éclat touristique inexistant à côté de la médiévale Guérande ou de la côté Bauloise où se rendent les parisiens, sans même s’arrêter en chemin dans la cité ouvrière de Saint-Nazaire1. Et quand ce même petit lecteur apprend, au fil d’articles perpétrées par la tintinophilie si pregnante dans cette ville, que Saint-Nazaire est la seule ville française à apparaître nommément dans une aventure de Tintin, la fierté s’ajoute à la joie.
Quand on connaît le souci documentaire d’Hergé, on se doute du degré de réalisme de sa représentation de la ville, qui s’étend sur plusieurs pages. Le plus paradoxal, et qui renforçait sans doute le merveilleux de cette découverte enfantine, c’est que le Saint-Nazaire décrit par Hergé est celui des années 1930, celui d’avant les bombardements de la guerre, autrement dit une ville qui n’existait plus en-dehors des vieilles cartes postales.
Bien sûr, à l’époque, je n’avais pas pour comprendre tout cela la connaissance de l’histoire de ma ville que j’ai maintenant. Je ne savais pas que Saint-Nazaire avait, avant d’être anéantie par la guerre, les atours attractifs du principal port de liaison transatlantique de la côté ouest. Je ne savais pas que les paquebots que je voyais construire dans les chantiers navals avaient, dans les années 1920, un cachet chic qui les faisaient connaître internationalement, y compris en image grâce aux affiches de Cassandre. Je ne savais pas que Saint-Nazaire signifiait à l’époque la première étape d’un voyage vers l’aventure exotique. C’était tout cela qu’il y avait dans le Saint-Nazaire dessiné par Hergé, et en un sens le dessinateur avait quelque chose d’un magicien en rendant à ma ville une gloire que je ne lui avais jamais connu.
Tintinophilie urbaine
Evidemment, être nazairien lecteur de bande dessinée signifiait forcément pour moi être tintinophile. Durant mon enfance la tintinophilie « institutionnelle » nazairienne s’incarnait dans une association, Les 7 soleils, créée en 1986 par Jean-Claude Chemin et active à partir de 1992, au moment même où je commençais à déchiffrer les albums. Les actions menées par l’association ont véritablement fait de Saint-Nazaire la seconde ville de Tintin, après Bruxelles. Entre 1995 et 2004 sont conçus et apposés des panneaux reproduisant les cases des 7 boules de cristal aux entrées de la ville et dans le port. Des expositions régulières ont lieu, dont l’exposition Tintin, Haddock et les bâteaux en 1999 qui rencontrera ensuite un grand succès au musée de la marine à Paris. Je me souviens bien de tous ces évènements et des décors de l’exposition reconstituant les vaisseaux de Tintin : l’Aurore de L’Etoile mystérieuse, La Licorne et son secret, le Karaboudjan du Crabe au pinces d’or (qui n’est pas le Djebel Amila), le cargo de Coke en Stock, et bien sûr le bathyscaphe du professeur Tournesol.
À la maison, la série Tintin faisait partie des rares albums de bande dessinée présents dans la bibliothèque familiale. Elle me reliait aussi à mes parents qui en avaient été lecteurs à l’époque du journal Tintin, âge d’or commercial de la série. Pas d’albums rares mais quelques trésors à mes yeux, propres à renforcer le côté savant et nobles de mes lectures : des éditions étrangères de L’Or Noir, une édition de L’Ile Noire en gallo, patois local breton, et surtout l’énorme volume Le Monde d’Hergé de Benoît Peeters dans son édition de 1983, celle avec la frise des personnages et le dos toilé. Car contrairement à d’autres séries, Tintin représentait pour moi, à l’époque, une forme d’aristocratie de la bande dessinée, peut-être à cause de tout cet attirail savant qui accompagnait la lecture des aventures en elles-mêmes. Paradoxalement, je n’aimais pas trop Les 7 boules de cristal (la scène des savants à l’hôpital m’effrayait dans le dessin animé, et l’action était trop confuse) et ma préférence allait à L’Affaire Tournesol, aux Bijoux de la Castafiore et au dyptique de La Licorne. Tournesol était certainement mon personnage préféré avec Milou.
J’ai été tintinophile. Être tintinophile signifiait d’abord s’assurer auprès des parents que la collection était complète (je me souviens de la recherche de Tintin et l’Alph-Art, l’album posthume à l’histoire éditoriale si complexe) et enfin demander le transfert de cette collection dans sa chambre pour pouvoir mieux en profiter. Être tintinophile signifiait regarder la série de dessins animés, celle des années 1990 qui passait alors sur FR3 et M6, et dont le générique commençait avec ce roulement de tambour du train filant à toute allure et se terminait sur des notes ralenties avec le reporter et son chien en train de courir au milieu de leur cercle jaune. Être tintinophile signifiait aussi lire et relire l’intégralité du Monde d’Hergé jusqu’à l’apprendre par cœur, et tout connaître des secrets de fabrication des albums en ayant l’impression de découvrir la création de l’univers. Dépourvu de la moindre éducation religieuse, Tintin était ma cosmogonie, Le Monde d’Hergé en était la Bible et sa lecture mon catéchisme.
Après Tintin ?
Ainsi puis-je dire que j’ai été moi-même tintinophile pendant une courte période de mon enfance, avant que d’autres lectures ne ringardisent le vieux Tintin. Et c’est bien là toute ma complexité de mon rapport à Tintin. Série passionnante pendant de longues années et matricielle de mon goût pour la bande dessinée, je l’ai progressivement mise à l’écart, même si les albums trônent toujours dans la bibliothèque de ma chambre d’enfant, à Saint-Nazaire. Entre temps, j’ai découvert d’autres séries (qui seront l’objet des articles suivants!). Surtout, les années 2000 ont vu s’accroître les tensions entre les héritiers légaux d’Hergé et les héritiers « spirituels » que sont les lecteurs tintinophiles. De quoi assombrir l’image d’un auteur qui, avec le temps, m’apparaissait de plus en plus comme un monomaniaque certes talentueux, mais trop attaché à un premier degré de lecture, à une production mainstream et passe-partout, sans recul sur elle-même, que j’ai bien du mal à supporter en tant qu’adulte. Désormais capable d’apprécier toute la qualité esthétique et les innovations du travail d’Hergé, je ne suis plus capable d’en éprouver l’émotion pure et innocente des premières lectures.
Alors je peux dire qu’il y a un après Tintin. On survit à la démystification de sa série favorite. On survit à l’effondrement de ses croyances en en reconstruisant d’autres, en reconstruisant d’autres points de repères qui nous semblent plus adultes, plus dignes d’intérêt. Mais encore maintenant, à l’heure où mes goûts d’adulte m’ont transportés vers l’alternatif, je ne sais trop me prononcer sur le cas Tintin. Ai-je eu raison de m’en détacher ? Lecture nécessaire de l’enfance, oui, mais je ne sais pas si je serais encore capable d’en ouvrir un album sans m’interroger sur ce qui, enfant, me fascinait autant.
Nostalgie assurée avec la lecture de… :
- toute la série des Tintin, bien sûr !
- La malédiction de Rascar Capac tome 2, récemment paru en juin 2014, album qui reprend les planches originales des 7 boules de Cristal parues dans le journal Tintin, avec des commentaires par Philippe Goddin
- Tintin et les héritiers de Hugues Dayez (1999). Un peu ancien mais décisif pour comprendre les enjeux de l’après-Hergé. On y trouve un passage sur Les 7 soleils et Jean-Claude Chemin
- et Le Monde d’Hergé de Benoît Peeters, régulièrement réédité et complété par Casterman
1Pour ne pas décourager d’éventuels visiteurs : depuis ma jeunesse la municipalité nazairienne a fait de gros efforts pour améliorer l’attractivité de la ville. Si la tranquillité demeure une caractéristique de Saint-Nazaire, les samedis après-midi sont plus animés, la base sous-marine a révélé un potentiel touristique inattendu et la programmation du nouveau théâtre a gagné en qualité…
Ping : Une enfance en bulles (4) : les grands enfants | Phylacterium
Ping : Une enfance en bulles (5) : une fantaisie héroïque | Phylacterium