Comme tous les mois (depuis le mois dernier !), je me lance dans un récapitulatif de l’actualité récente de la bd numérique… Une tournée au gré de trois rubriques : revue d’actualités, enjeu du mois et oeuvre du mois. Au menu d’avril : recueils numériques, simultrad et maison de santé.
La revue du mois : Festiblog, Cyclope, traboules et chaises musicales
Peu de réelles actualités en ce mois d’avril 2015 autour de la bande dessinée numérique… En revanche, quelques annonces intéressantes par plusieurs acteurs du secteur.
Le plus ancien des festivals de bande dessinée numérique, le Festiblog, qui fêtera cette année ses dix ans et sa dixième édition a lancé un appel à candidatures auprès des blogueurs bd. L’édition 2014, qui devait être la dixième, n’a pas eu lieu pour permettre aux organisateurs de faire évoluer leur évènement. Cette « pause », quelles qu’en soient les raisons réelles, se comprend assez bien quand on pense que le Festiblog a été créé au début de la vogue des blogs bd, à une époque où la bande dessinée numérique ne ressemblait pas du tout à ce qu’elle est maintenant et consistait, essentiellement, en une multitude de blogs et de webcomics en libre-accès sur le web, allant de l’amateur au professionnel. Et le festival a toujours gardé une ambition de « rencontre IRL géante » concevant la création graphique numérique avant tout comme une grande communauté d’auteurs et de lecteurs, sans oublier des masterclass pour encourager aussi les lecteurs à devenir eux-mêmes auteurs. Une vision plutôt oecuménique donc, dont on peut se demander sur quoi elle peut s’appuyer après une dizaine d’années qui ont vu l’arrivée intempestive des éditeurs papier via Izneo, les hésitations des premiers essais de commercialisation, le ralentissement des adaptations papier de blogs bd et le retrait progressif des auteurs professionnels s’étant risqué à l’expérimentation numérique (Trondheim, Cadène, Jouvray, les équipes de Professeur Cyclope et Mauvais esprit…), qui plus est dans une crise d’identité du secteur. Cette recherche de consensus et ce maintien d’un équilibre entre pro et amateurs, le festival le trouve en 2015 par le choix de son parrain, Balak, figure qui présente l’avantage d’être populaire parmi une partie des jeunes créateurs graphiques en ligne et d’apporter de vraies idées neuves en terme de création, et donc, espérons-le, de renouveler le festival (mais Balak était présent au Festiblog depuis quelques éditions). Le Festiblog est avant tout un lieu festif qui mise davantage sur la convivialité et les rencontres ; en ce sens, le festival la Cyberbulle que j’évoquais le mois dernier se présente comme un complément, plus réflexif, plus proche des auteurs professionnels et des enjeux concrets et actuels de la bd numérique en posant les questions économiques qui ont toujours tendance à fâcher. Les deux ont vocation à coexister, chacun reflétant une part du monde de la bd numérique telle qu’il existe actuellement. A voir quelles seront les évolutions du dixième anniversaire du plus vieil évènement autour de la bd numérique française…
Puisque je parle d’Olivier Jouvray, je voulais évoquer la création du mensuel Les rues de Lyon par l’équipe de l’Epicerie Séquentielle, collectif d’auteurs lyonnais ayant participé à la fondation du festival LyonBD. Olivier Jouvray est le fondateur et président de cette structure qui a lancé une nouvelle revue locale. Vous me direz : ce n’est pas de la bande dessinée numérique ! Certes, mais à mes yeux, cette création dit beaucoup de choses sur cette dernière, ou du moins pose des questions. Le projet a l’air extra : un mensuel local, original, proposant une rémunération directe des auteurs, centré sur la ville de Lyon, son histoire et son actualité, avec principalement des récits documentaires ; je vous invite à aller voir le projet. Mais là où il en dit long, c’est par comparaison avec la situation d’il y a environ trois ans : Olivier Jouvray est, et ce depuis près de quinze ans, un des principaux promoteurs de la bande dessinée numérique en France. Mais cette fois, ce n’est pas cette voie d’innovation « technophile » qu’il décide de suivre pour redynamiser la profession (car c’est aussi là un des objectifs affichés des Rues de Lyon : diversifier les débouchés des auteurs locaux, hors des grandes maisons d’édition). Avec Les Rues de Lyon, l’innovation semble venir de deux directions : le retour au local, comme un « circuit court » de l’édition de bande dessinée, et le développement de la bande dessinée documentaire. Deux idées originales appliquées à la bande dessinée (même si la tendance documentaire a maintenant quelques années) et qui, on l’espère, feront le succès du mensuel. Mais de toute évidence, même pour un auteur investi dans ce secteur, la bande dessinée numérique n’apparaît plus, en 2015, comme une solution pour les auteurs professionnels, alors qu’elle a pu avoir cette fonction au début de la décennie. Si j’ai le temps, je reviendrais sur ce point essentiel…
Car oui, souvenez-vous, en 2012 était créé Professeur Cyclope, lui aussi présenté comme la recherche d’une solution innovante pour les auteurs. En décembre 2014 paraissait le dernier numéro du plus durable des webzines numériques payants et de ce qui m’était apparu alors à la fois comme une vraie réussite en terme de création mais comme un semi-échec en terme financier. En ce mois d’avril 2015, Professeur Cyclope refait parler de lui en annonçant la mise en ligne de « recueils numériques » de certaines des séries commencées dans la revue, en l’occurrence Samurai Space Marines de Loïc Sécheresse, Super Rainbow de Lisa Mandel et Guffin de Pierre Maurel. Trois styles de récits différents mis en accès libre. A travers cette diffusion, l’équipe de la revue gère l’après-projet, et je suis ravi de constater qu’elle le gère aussi autrement que par la sortie de livres papier. Pour juillet est annoncé un « numéro spécial ». Signe d’une relance de la revue, ou au contraire dernière parade avant l’extinction des feux ?
L’enjeu du mois : piratage vs partage, un vieux débat
L’enjeu du mois aurait pu être cette question du recul des auteurs professionnels face au numérique après l’investissement des années 2009-2014… Mais une autre nouvelle m’a interpellé, et j’ai voulu me frotter à un domaine que je connais finalement assez mal : le scantrad et le piratage des bd numériques.
Partons du début. C’est une annonce de la maison d’édition Kana, éditeur historique du manga en France, filiale du géant de l’édition de bd Médias-Participations et éditeur français de Naruto (est-il nécessaire d’en dire plus pour mesurer la place économique de cet éditeur dans le secteur ?). Dès le 27 avril, les épisodes de la manga Naruto Gaiden, spin-off de la célèbre série, seront mis en ligne en « simultrad ». Le « simultrad » désigne la sortie simultanée des épisodes en France et en Japon, en version numérique et traduite du japonais. S’il n’est pas présenté explicitement comme tel, l’objectif est clair : limiter la pratique illégale du scantrad qui fait que les planches d’un chapitre se retrouvent, dès leur sortie japonaise, scannées, traduites et mises en ligne par des équipes de passionnés. Pika (groupe Hachette), autre éditeur français important dans la diffusion de mangas, s’est lancé dans cette expérience en mars. Il s’agit bien là de la stratégie d’éditeurs se débattant, depuis une quinzaine d’années, avec les critiques des fans. Car, si on met à part la question (non négligeable !) de la légalité, le noeud du problème est le suivant : les éditeurs/traducteurs français se sont laissés débordés par des lecteurs organisés bien décidés à gérer eux-mêmes la traduction et la diffusion en France de leurs mangas favoris, car estimant que les éditeurs faisaient peu ou mal leur travail pour faciliter la diffusion numérique. Kana et Pika souhaitent ainsi amadouer une génération de lecteurs pour qui la lecture de scantrad est devenue une habitude.
L’annonce de Kana convaint-elle la communauté des lecteurs de manga numérique ? L’article de BDZmag, webzine toujours bien informé sur ces questions de piratage, offre donc une autre perspective : en titrant « Offre légale vs piratage : un combat déjà perdu » : « Tout comme les scans BD et comics, le scantrad ne date pas d’hier. Cette pratique, qui consiste à traduire les textes sur les scans des versions originales, remonte à au moins 15 ans, bien avant les offres légales numériques.
À chaque nouvelle offre légale ou dans leurs tentatives de lutte contre le piratage, les éditeurs n’ont pas tenu compte de cette donnée, et c’est leur principale erreur. » L’article, partial puisque BDZMag est un webzine militant pour la reconnaissance et la prise en compte du libre « partage » des oeuvres met très bien en lumière les enjeux du débat, qui rappelle celui du secteur de la musique d’il y a quinze ans : est-ce qu’une bd téléchargée illégalement = une bd non achetée ? l’habitude de l’accès « gratuit » à des oeuvres via le Web est-il irréversible ? les lecteurs sont-ils prêts à payer une oeuvre deux fois, sur le modèle de la prépublication ? BDZMag parle de « fracture entre les adeptes du partage gratuit et ceux de l’offre numérique légale », ce qui résume bien la situation. On a d’un côté une offre pirate facile d’accès et de qualité, favorisant la pratique de la collection et de l’autre une offre légale qui peine à décoller, aussi parce qu’elle entend rester dans le cadre légal. Les réticences de l’offre légale sont par exemple présentées dans l’article du Figaro à propos de l’idée d’un « Netflix du manga », comme une lecture illimité d’un catalogue sur abonnement mensuel : « Les déboires d’Amazon avec son Kindle Unlimited, déclaré illégal en France, a freiné les ardeurs des acteurs français. Si une offre multiéditeur est incompatible avec la loi, rien n’empêcherait chaque éditeur français de lancer sa propre offre illimitée. Mais cela pose un hic pour les ayant-droits japonais. ». Paradoxalement, donc, le manga, seul secteur de la bande dessinée pour lequel existe un réel public de masse pour une lecture numérique, peine à construire une offre légale. Ce constat semble indiquer que l’initiative de Kana ne sera pas forcément bien accueillie par les fans. Mais ne vendons pas la peau de l’ours, etc…
Élevons un peu la focale. L’annonce de Kana intervient en même temps qu’une pétition lancée par des auteurs contre le « piratage ». Il s’agit cette fois d’auteurs au sens large : pas seulement de bande dessinée. L’annonce de départ est claire : « Le temps où le monde du livre se pensait à l’abri du piratage est révolu. ». La pétition dénonce une accélération du piratage de livres numériques, phénomène relativement nouveau, quoique déjà pointé par le MOTif en 2012. L’étude de 2012 soulignait à raison que la BD était le secteur de l’édition le plus piratée. Et, de façon attendue (on a vu le même phénomène pour la musique), ce sont aussi les meilleurs ventes qui se retrouvent les plus piratées. Étrangement, la pétition (qui réunit 380 auteurs au 30 avril 2015) comprend, proportionnellement aux réalités du piratage, assez peu d’auteurs de bande dessinée (parmi les initiateurs, j’ai reconnu les noms de Jean-Louis Tripp et Pierre Duba ; d’autres ont signé par la suite). On note l’absence des grandes figures des récentes mobilisations d’auteurs (Benoit Peeters, Denis Bajram, Olivier Jouvray, Fabien Vehlmann…), en pleine période d’Etats Généraux de la bande dessinée qui ont mis la bd numérique parmi leurs axes de préoccupations. La pétition n’a pas été relayée par le SNAC-BD et l’adaBD qui se concentre sur d’autres luttes professionnelles que celles contre les « pirates ». Ce constat paradoxal (les acteurs du secteur de l’édition le plus piraté ne sont pas présents en masse dans la pétition) a-t-il un sens, où n’est-ce qu’une absence circonstancielle liée aux organisateurs de la pétition ?
Pour en revenir au fond du débat, il est bien résumé dans cet article d’Actualitté : alors que plusieurs institutions et auteurs avaient sonné l’alarme dès les années 2000, le développement d’une offre numérique légale de qualité n’a pas eu lieu pour le livre. La présence de DRM et les prix plutôt élevés (un ebook coûte généralement plus cher qu’un livre de poche) freinent l’adoption de la lecture numérique « légale ». L’exemple de la bataille scantrad vs simultrad pour la manga illustre parfaitement cet enjeu qui prend de plus en plus de place… Faut-il s’attaquer d’abord aux « pirates » qui diffusent illégalement les oeuvres, mais participent à créer une bibliothèque numérique de qualité et facilement accessible, ou faut-il s’en prendre d’abord aux éditeurs qui, par leurs stratégies de protection outrancière des fichiers numériques, freinent aussi le développement d’une offre légale ? Actualitté donne à entendre une troisième voix.
La bd du mois : Ma visite à la maison de santé de Tony
Mais éloignons-nous des débats enflammés pour revenir à des lectures plus réjouissantes. Pendant que certains auteurs se plaignent du sort numérique de leurs oeuvres papiers, d’autres travaillent à de véritables créations exploitant les possibilités des technologies numériques. Les lecteurs réguliers de Phylacterium doivent finir par connaître Tony, auteur et chercheur sous son vrai nom, Anthony Rageul. L’oeuvre qu’il met en ligne sur son site web en ce mois d’avril, Ma visite à la maison de santé, n’est pas nouvelle, mais inédite sous cette forme. Une occasion supplémentaire de parler d’un des rares artistes audacieux de la bande dessinée numérique actuelle.
Ma visite à la maison de santé est avant tout une commande de la commune du Val d’Izé, en Ille-et-Vilaine, au dessinateur Tony, réalisée en 2012. L’enjeu est de produire une frise gigantesque (12 m) pour décorer la maison médicale communale. L’oeuvre dans sa version matérielle peut être vue, outre dans les lieux mêmes de son exposition permanente, sur cette page. Pour cette création, Tony est resté fidèle à son style si reconnaissable : usage de figures et symboles dérivés des pictogrammes, absence de mots qui n’empêche pas la présence de bulles de paroles, motifs récurrents faisant écho à d’autres de ses oeuvres (scènes de poursuite, fourchettes, déformations des corps…). Il a eu la bonne idée d’adapter cette oeuvre au format numérique, assez logiquement sous la forme d’un long scrolling horizontal qui adapte le principe de la frise à la lecture sur écran. On revient en un sens aux tous débuts de la bd numérique, au bon vieux temps de « la toile infinie » qui reste après tout toujours efficace à l’heure où triomphe le diaporama « turbomediatisé ».
Tony reste d’abord un expérimentateur. L’histoire racontée par Ma visite à la maison de santé n’a rien d’extraordinaire : un enfant se blesse en jouant au foot et est conduit à la maison médicale. Là, il va suivre un parcours vers sa guérison auprès de plusieurs médecins (radiologue, pharmacien, infirmière, etc…). L’histoire est linéaire, mais là n’est pas son intérêt : après tout, il s’agit d’une commande et, dans sa forme matérielle, une oeuvre « utilitaire » dont l’objectif est de guider les patients dans les couloirs de la maison médicale. Ainsi, chaque séquence possède une couleur qui correspond à un « code couleur » des espaces. On imagine que la commune a posé à Tony un certain nombre de contraintes de création, dont celle-ci.
Ce qui est intéressant, c’est qu’il détourne ces codes pour aller au-delà de la simple commande utilitaire. Chaque visite à un spécialiste est l’occasion d’une séquence amusante qui puise en partie dans l’imaginaire enfantin ; et le radiologue se transforme en fée électricité, le pharmacien en cuisinier, tandis que la pose du plâtre se fait au milieu de sculptures à l’antique. Ce détournement remplit aussi, on l’imagine, la fonction de « dédramatiser » un lieu de tension, de crises et de douleurs. Il convient très bien au style même de Tony. Après tout, le milieu hospitalier est plein de pictogrammes, d’une symbologie présente dans les espaces, ou sur les médicaments.
On pourra objecter que le format numérique est exploité de façon minimale dans cette adaptation, notamment par rapport à d’autres oeuvres de Tony. C’est vrai : la lecture se limite au scrolling horizontal et à un plan de la maison pour suivre le parcours. Mais la sobriété est aussi un des traits du style de Tony, et en un sens on le remercie de ne pas avoir ajouté des animations et d’avoir limité les effets numériques. L’oeuvre est ici présentée dans une version minimale, mais lisible ; ce n’est pas une réécriture mais une adaptation à un autre média.
Et puis ce qui est intéressant c’est que, par son format de frise, cette oeuvre ne peut exister que de deux façons : sous la forme d’un parcours et dans sa forme numérique. Elle aurait peu de sens sous la forme d’un livre, même si techniquement une telle adaptation serait possible, mais au risque de perdre la notion de progression, présente dans les deux cas. Il est fréquent que l’expérimentation matérielle de la frise, vieille technique rappelant les tapisseries médiévales, soit couplée avec l’expérimentation numérique : on peut penser à des auteurs comme Philippe Dupuy et son Histoire de l’art ou à Martin Guillaumie et sa machine « raconteuse d’histoires ». Alors je trouve ça amusant d’être face à une oeuvre de bande dessinée qui « évite » le livre tout en gardant un sens dans une matérialité autre. Cela nous rappelle que le « livre » comme objet n’est qu’un format parmi d’autres de diffusion matérielle de la bande dessinée. Il n’a pas de raison d’être le seul horizon d’attente.
A découvrir aussi :
High Bone Theater, un webcomic de Joe Daly. Pour découvrir cet auteur sud-africain connu en France pour Dungeon Quest et Scrublands publiés chez l’Association. On regrettera un format de lecture peu adapté (succession de fichiers .jpg), mais c’est l’occasion de lire en pré-publication le prochain graphic novel de cet auteur réjouissant.
L’amour à la plage, un webcomic de Matthieu Pellerin. Une nouveauté sur le portail Lapin ! Ce n’est pas si souvent, donc on file lire ce panel strip fidèle à la tradition d’humour absurde du vétéran des webcomics français.
Edit au 11/05/2015, merci à Maël Rannou :
Level 1, de Victor Hussenot. Une création très originale par cet amateur de mise en abyme graphique. Une aventure dans l’univers du jeu de combat qui commence sur grandpapier.org mais se poursuit sur d’autres plateformes de diffusion et explore différentes possibilités du numérique.