Entretien avec Adrien Genoudet mené par Julien Baudry le 28 janvier 2015 par Skype
Peux-tu présenter les étapes de ton parcours jusqu’à la thèse ?
Dans un premier temps j’ai fait une licence d’histoire à Paris 1, puis je suis parti en master recherche en histoire anthropologique médiévale, où j’ai travaillé sur les textes et les images de la période médiévale. Mon mémoire, en 2012, portait sur les perceptions du temps aux XIVe et XVe siècles, sous la direction de Patrick Boucheron et Jean-Philippe Genet.
Comment es-tu passé du Moyen-Âge à l’histoire contemporaine ?
L’année de mon master 2, je me suis rattaché, via le site Culture Visuelle, au Laboratoire d’HIstoire VIsuelle Contemporaine (LHIVIC) de l’EHESS, fondé par André Gunthert et Georges Didi-Hubermann. Ce laboratoire a une plateforme sur Internet, culturevisuelle.org, où j’ai commencé à publier régulièrement.
À la rentrée, je suis rentré en thèse à Paris 8 sous la direction de Christian Delage dont j’avais apprécié les travaux sur le cinéma et l’hisoire, en Arts et en études cinématographiques, auprès de l’EDESTA. L’année suivante, j’ai été rattaché à l’Institut d’Histoire du Temps Présent au CNRS.
C’est vraiment la rencontre avec André Gunthert et la plateforme culturevisuelle.org qui m’a amené à m’intéresser aux études visuelles et à creuser certaines interrogations en ce sens. Je voulais travailler sur l’image depuis longtemps : j’avais déjà réalisé un documentaire – pratique que je poursuis toujours aujourd’hui – et passé un bac littéraire avec option cinéma. Cette plateforme m’a permis de lire et d’écrire sur l’image contemporaine à travers l’analyse de multiples médiums : cinéma, bande dessinée, publicité etc.
Y a-t-il quand même un lien entre tes travaux en Sorbonne et ta thèse ?
Ce n’est pas exactement la même chose, mais le fond est le même : c’est la question de l’écriture de l’histoire. Je travaille sur la notion d’écriture de l’histoire par le cinéma et plus particulièrement par le visuel, et en master je travaillais sur l’écriture de l’histoire à travers une analyse systématique de textes littéraires médiévaux. Je me sens d’une certaine manière historiographe, tout en étant inscrit en études cinématographiques et en arts.
En réfléchissant à mon projet de thèse, je voulais travailler sur l’écriture de l’histoire et le visuel, et j’ai cherché un fonds qui me permettait de faire ça.
Peux-tu présenter ton sujet de thèse plus en détail ?
Pour ma thèse, je travaille sur le fonds cinématographique du Musée Albert Kahn. J’explore la manière dont ces images ont été réutilisées au cours du XXe siècle, dans tous les organes médiatiques possibles : télévision, documentaire, Internet, mais aussi l’image fixe comme la bande dessinée. Comment ces images ont voyagé au cours du siècle ? Comment ces réappropriations nous permettent de comprendre la construction temporelle du XXe siècle par le biais de cette dimension visuelle ? C’est vraiment là la question de ma thèse. Parce que les images Kahn ont été en grande partie filmées au début du siècle, elles sont un exceptionnel vivier de reprises et de réappropriations diverses.
Ce qui structure ma thèse actuellement c’est la manière dont nous avons segmenté le temps historique en périodes, en siècles, en époques. Il y a des périodes qui me semblent visuelles et que l’on peut résumer par des « clichés ». Je travaille sur ce que j’appelle des « chrononymes » visuels : un chrononyme est un moyen de résumer une somme temporelle par un nom, par exemple « la Belle Epoque » ou « les Années de Plomb ». J’essaye de savoir s’il existe de telles sommes temporelles délimitées par le visuel et qui peuvent nous permettre de comprendre la construction du temps du XXe siècle. Par exemple, je me demande si la « Belle Epoque » n’est pas, avant tout, qu’une période visuelle, dominée par le cinéma, la photographie etc. Au fil du temps, par de multiples jeux d’appropriations, de diffusions et d’assimilations collectives, nous avons « construit » une certaine visualité de la Belle Epoque…
C’est ce qu’on essaye d’appeler de l’histoire visuelle : l’écriture de l’histoire par le visuel.
Tu peux expliciter cette notion « d’histoire visuelle » ?
On est un petit groupe d’historiens à vouloir faire vivre ça. L’histoire visuelle consiste à dire qu’on peut penser autrement l’histoire en tant que discipline en combinant tous les domaines du visuel. Ce n’est pas seulement faire de l’histoire mais parler de la notion d’histoire, et des liens qu’elle entretient nécessairement avec les arts visuels. Il s’agit de partir du visuel pour faire de l’histoire.
J’aimerais aujourd’hui investir l’historiographie comme peuvent le faire d’excellents historiens et historiens d’arts – tous de la jeune génération – comme Gil Bartholeyns, Rémy Besson, Nathan Réra…
Ce concept reste vraiment à définir, à proposer. Je suis persuadé que pour les dix ans à venir, ça va être fondamental. C’est une réflexion qui peut s’apparenter aux cultural et visual studies américaines, même si, à ce que je sache, il n’y a pas vraiment de groupe travaillant sur cette « histoire visuelle » à l’étranger. C’est intéressant, d’ailleurs, de voir comment cette notion de « visuel » est encore difficilement comprise et que nombreux sont ceux qui s’en méfient. Je fais référence ici à l’entretien que j’ai eu avec Stéphane Delorme et Eline Grignard dans Les Cahiers du Cinéma de Mars 2014 où nous avons bien pu percevoir cette incompréhension et cette méfiance diffuse envers ce terme et ces études. Enfin, idéalement, il faudrait rendre l’histoire visuelle plus collective : un chercheur seul ne peut pas faire ce travail de la manière la plus exhaustive possible.
Qu’est-ce exactement que le fonds cinématographique Albert Kahn ?
Ce fonds est constitué de plus de cent vingt heures de films tournés dans le premier quart du XXe siècle, de 1912 à 1931. Le fonds s’appelle « Les Archives de la Planète » et Albert Kahn en était le mécène. Il a embauché, avec le concours du fondateur de la géographie humaine Jean Brunhes plusieurs jeunes opérateurs cinématographiques qui ont parcouru le monde entier et ont tourné les premières images animées que l’on connaît pour beaucoup de pays et de régions.
Il y a aussi dans ces archives un fonds d’autochromes qui est le principal fonds de ce type dans le monde, avec soixante douze mille images. L’autochrome est le premier procédé photographique couleur. Ce fonds est tout aussi passionnant, mais je me concentre sur le fonds cinématographique pour le moment.
Le musée Albert Kahn est à Boulogne et dépend du conseil général des Hauts-de-Seine. En terme de statut je suis chercheur associé du musée et depuis mai 2015 je suis membre du Comité Scientifique pour la réalisation du futur parcours permanent du nouveau musée qui verra le jour en 2017.
Et sur le plan de la méthode, comment travailles-tu à partir de tes sources ?
D’un point de vue méthodologique, je tente de faire systématiquement une généalogie des images : partir de la création d’une image pour essayer de suivre, tout au long du temps, les différentes reprises et appropriations. L’image bouge, on lui fait dire autre chose, elle est mise dans d’autres contextes. Ça permet de documenter l’image. C’est ce que j’ai appelé modestement, dans un article, « l’effervesence » des images.
Concrètement, j’ai consulté la plupart des archives administratives du musée pour « redocumentariser » l’image en lui donnant un apparat critique. Comment l’image est montée, projetée, légendée, critiquée, reçue, réutilisée… ? Il faut lui redonner une dimension d’archive ; c’est un vrai travail d’historien.
C’est ce que fait Christian Delage depuis les années 1990 : redonner des archives aux images tout en considérant les images comme archives. Dans ce travail, j’inscris l’approche dans un temps long, de la généalogie. Toutes formes de réappropriations sont à prendre en compte. En soi, c’est impossible de redocumenter une image de manière exhaustive, mais je pense que ce travail peut apporter de nouvelles pistes de recherche.
Quelles sont les pistes de recherche que tu souhaites ouvrir avec ton travail ?
La première piste est la question de l’écriture de l’histoire à partir des constructions temporelles. Comment a-t-on découpé le temps au XXe siècle, politiquement, idéologiquement ? La question de la temporalité et de ces découpages est très importante parce qu’elle permet de penser l’histoire en tant que discipline mais aussi en tant qu’écriture sociale et collective. Jacques le Goff posait d’ailleurs la question dans son dernier essai en l’intitulant Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches? (Seuil, 2014).
L’autre piste est la distinction qu’il faut faire entre « l’histoire » et « passé ». Et là, l’histoire visuelle peut répondre à ces questions, puisque le passé, à mon sens, est nécessairement une image, est lié au visuel. Il suffit de relire Bergson ou Ricoeur pour s’en convaincre. Comment le passé, en tant qu’image, construit la société actuelle ? Quel est son influence dans notre rapport au présent et à l’avenir ? Cette dernière piste correspond à la notion de « performance » que je tente d’explorer. Ici, une fois encore, les travaux de Gil Bartholeyns sont essentiels.
La quatrième piste, plus intéressante, mais qui va prendre beaucoup d’années, est de comprendre comment le visuel a eu un impact sur la notion de « mémoire » en histoire. La notion de mémoire a aussi été construite et diffusée par le visuel.
Pour en venir à la bande dessinée, quelle place lui donnes-tu dans tes réflexions ?
À la base, la bande dessinée est une passion, mais j’ai rapidement voulu m’y intéresser en profondeur et notamment à partir de ma formation d’historien.
Dans ma thèse, je n’ai pas de corpus de bande dessinée, je la traite périphériquement. Pourtant, dès que j’ai commencé ma thèse, j’ai voulu très vite voir ce qui se disait dans les colloques sur la bande dessinée : je suis allé par exemple à Montréal parler de Marc-Antoine Mathieu, à Bruxelles pour parler de Séra et de la part mémorielle de son travail… Finalement, j’ai participé à plus de colloques sur la bande dessinée que sur mon sujet de thèse…
Ton travail sur la bande dessinée est, finalement, indirect… ?
Je n’ai jamais vraiment voulu faire une thèse sur la bande dessinée, ou du moins uniquement sur la bande dessinée : j’étais plus intéressé par le croisement des images. Pour moi, la bande dessinée appartient à ce « monde » du visuel, elle est traitée à égalité avec le reste.
Au début j’ai lu des sémiologues et les structuralistes, mais je n’arrivais pas à trouver mon compte dans leurs analyses. J’avais envie d’entendre parler autrement de la bande dessinée. Alors cet héritage de la culture visuelle est revenu : pour parler d’une image, on essaie de voir d’où elle vient et ce qu’elle devient à travers le filtre de nos pratiques et de nos usages.
C’est comme ça que je me suis intéressé au travail de Séra pour le colloque « Bande dessinée et engagement » à Bruxelles [ndle : 2013]. La question qui m’intéressait était de savoir ce que les dessinateurs engagent pour dessiner. En rencontrant Séra je me suis rendu compte qu’il se réappropriait de nombreuses images et dessins. La question plurielle de la réappropriation ou de la reprise, est celle qui m’intéresse, et c’est ce qui fait le lien avec ma thèse.
Enfin, en parallèle, je ressens le lien très fort entre cinéma et bande dessinée par ma formation sur le cinéma : on retrouve beaucoup d’éléments de langage entre les deux.
Quels sont les auteurs qui t’intéressent et t’inspirent ?
Aujourd’hui, sur l’image, je citerais à nouveau Gil Bartholeyns ou un excellent philosophe comme Emmanuel Alloa. Je pense également à Sven Lütticken, Jaimie Baron, Clément Chéroux, W. J. T. Mitchell, Hans Jonas… Par ailleurs, certains auteurs « classiques » nous amènent à réfléchir autrement l’image en les relisant : Ernst Gombrich, Jacques Derrida etc. Difficile de ne pas citer l’importance, pour notre génération, de Georges Didi-Huberman.
Côté histoire, Patrick Boucheron a été et est toujours très important pour moi, il a été un des pionniers de l’enseignement de l’écriture de l’histoire à l’université avec avec François Hartog. Je pense aussi à Christian Delage, André Gunthert, Antoine de Baecque, Henri Rousso, Carlo Ginzburg, Daniel S. Milo, Philippe Artières, Ivan Jablonka, Pascal Ory ou encore Siegfried Kracauer.
Pour la bande dessinée, il y a Jan Baetens, Erwin Dejasse ou encore Pierre Sterckx que j’aime bien – et évidemment Benoît Peeters. Dans ce domaine, je trouve qu’il manque quelqu’un qui remettrait un peu de poésie dans les textes. Je pense aussi à Bruno Lecigne et Jean-Pierre Tamine ou encore Benoît Berthou.
Tu co-organises en ce moment le séminaire « Les écritures visuelles de l’histoire dans la bande dessinée : enjeux et pratiques ». Peux-tu expliquer l’origine du projet ?
En deuxième année de master, j’ai organisé une émission sur Radio Libertaire sur la thématique histoire et bande dessinée, avec Jean-Noël Lafargue, Patrick Peccatte et Etienne Rouillon, auteur de bande dessinée et rédacteur en chef du magazine Trois couleurs. C’était un sujet qui m’intéressait personnellement depuis longtemps et j’ai continué à travailler dessus dans des colloques.
L’année dernière, j’ai rencontré Pierre-Laurent Daurès, qui est comme moi enseignant à Sciences Po Paris. On voulait faire quelque chose ensemble et je lui ai parlé de ce projet de séminaire sur « bande dessinée et histoire ». Mais dès le départ, je ne voulais pas entendre parler de « bande dessinée et » quelque chose. Il fallait trouver une problématique plus profonde. On s’est associé avec Vincent Marie, que j’avais rencontré à Bruxelles, qui est incontournable sur ces questions. On a réussi, grâce au soutien de Christian Delage à se rattacher à l’IHTP au CNRS, puis aux Archives nationales et à la Bibliothèque Nationale de France qui nous a reçu avec beaucoup d’entrain. Le séminaire se déroule au mieux, nous allons poursuivre à la BnF l’année prochaine.
En parallèle Vincent Marie et moi co-dirigeons une collection d’ouvrages aux éditions Le Manuscrit, qui s’appelle « Graphein » et qui a pour but de se pencher sur les écritures visuelles de l’histoire dans les arts graphiques en général. Le comité scientifique de la collection compte d’ailleurs nombre des personnes cités précédemment et des auteurs comme Kris ou David Vandermeulen. On part d’abord sur un projet de quinze ouvrages, à la fois des entretiens, des publications des actes du séminaire, et des essais sur cette thématique. Je viens de terminer la rédaction du premier essai qui sortira à la rentrée et qui s’intitule Dessiner l’Histoire. Manifeste pour une histoire visuelle préfacé par Pascal Ory.
Quel a été l’accueil fait au séminaire ?
Le soutien qu’on a eu est assez étonnant. Faire ce séminaire, c’est aussi faire entrer la bande dessinée au CNRS, et j’ai été très surpris de l’engouement du public et d’institutions comme la BnF qui ont été ravi de nous accueillir. Il y a une envie de décloisonnement universitaire : la bande dessinée permet une ouverture nouvelle sur le plan épistemologique. C’est le sentiment que j’ai dans les colloques que j’ai fait depuis deux ans. Nous cherchons encore un public d' »habitués » mais nos séances sont toutes en général le lieu d’intenses discussions.
Que veux-tu dire par « la bande dessinée permet une ouverture épistémologique » ?
Je pense que si on lui pose les bonnes questions, avec nos apparats critiques respectifs, la bande dessinée peut permettre de poser de nouvelles questions de recherche, plus larges. Dans mon domaine, l’histoire visuelle, on peut aller chercher des questions propres à la bande dessinée, comme « le dessin », pour les transposer dans d’autres domaines.
C’est ce que fait par ailleurs le GRENA de Jacques Dürrenmatt à Paris IV, auquel je suis rattaché, en posant la question du style en bande dessinée : ça permet aussi de reposer la question du style en littérature.
Tu as aussi une activité d’écriture sur Internet ?
Oui, j’ai très vite eu envie de discuter de ces questions sous des formes comme le blog. Sur le site Culture Visuelle, sans me limiter, je parle parfois de bande dessinée, de théâtre, d’image télévisée, de cinéma…
Il y a un plaisir grisant à être son propre éditeur, même s’il y a un processus de sélection et un comité scientifique sur Culture Visuelle. Sur un blog, il y a une liberté de ton, la possibilité de mettre des images, et puis ce qui me donnait vraiment envie c’était la discussion. Au début, j’ai trouvé beaucoup de plaisir dans l’échange de commentaires. Ce système casse aussi les hiérarchies, parce que des spécialistes ont pu commenter mes textes. Je dialoguais avec des enseignants, des spécialistes de l’image, comme dans un colloque, alors que je n’étais qu’en première année de master. Je pense que le blog est un très bon moyen pour ouvrir la discussion.
Etais-tu lecteur de bande dessinée avant ton travail de thèse ?
Oui, évidemment. J’ai vécu à Nancy où a été fondée l’une des premières librairies de bande dessinée. C’est là et dans les médiathèques que j’ai commencé à en lire. Je fais partie de la génération du roman graphique : je lisais adolescent Christian de Metter, Chabouté, Marc-Antoine Mathieu, Davodeau… Des auteurs que je ne lis plus vraiment.
C’est sans doute la bande dessinée qui m’a donné envie d’explorer le visuel, avant le cinéma.
Bibliographie indicative :
GENOUDET Adrien, Dessiner l’Histoire. Manifeste pour une histoire visuelle, préface de Pascal Ory, Le Manuscrit, 2015, à paraître en octobre.
GENOUDET Adrien, « L’historien et l’effervescence des images », Culture Visuelle, novembre 2013, art en ligne : http://mainegative.com/2013/11/16/lhistorien-et-leffervescence-des-images/
GENOUDET Adrien, « Harald Welzer, Sabine Moller et Karoline Tschuggnall. « Grand-Père n’était pas un nazi ». National-socialisme et Shoah dans la mémoire familiale », dans Revue Ethnologie, Montréal, Paysages patrimoniaux / Heritage Scapes, Sous la direction de GILLOT Laurence Gillot, MAFFI Irène et TREMON Anne-Christine, Volume 35, numéro 2, 2013.