Entretien avec Vincent Marie mené par Julien Baudry le 12 février 2015 à Bordeaux
Peux-tu présenter ton parcours jusqu’à la thèse en quelques étapes ?
Je suis aujourd’hui professeur agrégé d’histoire-géographie et de cinéma dans un lycée à Nîmes. J’ai donc une formation en Histoire. J’ai soutenu mon mémoire de maîtrise en histoire à l’université de Rennes 2. Après avoir passé les concours de l’enseignement, j’ai réalisé un DEA en histoire contemporaine à l’université de Montpellier 3 pour poursuivre ensuite par une thèse que j’ai soutenue en 2010.
Quand as-tu commencé à travailler sur la bande dessinée ?
Mon mémoire de maîtrise, en 1998 avait pour champ de recherche la bande dessinée. Je travaillais avec Marie-Christine Budischovsky, qui est égyptologue, sur les représentations des animaux de l’Égypte ancienne dans la bande dessinée. A l’époque j’étais inscrit en maîtrise d’histoire histoire ancienne. Vu l’originalité du sujet personne ne savait vraiment où je devais m’inscrire. Or, en discutant avec d’autres chercheurs et notamment avec Michel Thiebault qui avait soutenue une thèse en histoire ancienne sur « L’Antiquité vue par la bande dessinée d’expression française » (non reconnue dans cette section par le CNU), j’ai réalisé que, si je voulais poursuivre en DEA, il était plus pertinent de m’inscrire en histoire culturelle du contemporain, la bande dessinée étant un objet de recherche contemporain.
Je suis alors parti à Montpellier où un professeur d’histoire contemporaine, Christian Amalvi, a accepté, de m’encadrer pour mon projet de thèse. Il m’a été conseillé par Alain Chante qui était à l’époque maître de conférences en information-communication, spécialiste de la bande dessinée, mais n’était pas habilité à diriger des recherches ; Christian Amalvi avait notamment travaillé sur les représentations des héros de l’histoire de France dans les manuels scolaires.
Ce projet s’inscrivait dans la continuité des réflexions du groupe de recherche interdisciplinaire (Histoire, sociologie, linguistique et information-communication) sur la bande dessinée à Montpellier 3 dans les années 1980, avec Alain Chante, Bernard Tabuce, Jean-Bruno Renard et Charles-Olivier Carbonell… Ce dernier avait notamment encadré une thèse d’André Simon sur le mythe gaulois dans la bande dessinée et coordonné un collectif sur les messages politiques dans la bande dessinée franco-belge lorsqu’il enseignait à l’IEP de Toulouse; Alain Chante avait quant à lui réalisé sa thèse sur l’image de l’armée dans la bande dessinée franco-belge ; Jean-Bruno Renard avait travaillé sur la bande dessinée et les croyances du siècle ; Bernard Tabuce explorait les représentations du Midi.
Comment s’est fait le passage du mémoire à la thèse ?
À l’issue de mon travail de DEA, Christian Amalvi m’a suggéré d’appréhender plus largement mon sujet et de ne pas me limiter à la représentation des animaux. Il me conseillait d’ouvrir ma réflexion à l’ensemble de la civilisation égyptienne au sens « braudelien » du terme. Mon projet de thèse a donc évolué vers la construction d’un imaginaire historique de la civilisation des pharaons dans la bande dessinée. Sujet passionnant mais véritable gageure. Le titre de ma thèse s’est donc affiné pour devenir « Les mystères de l’Egypte ancienne dans la bande dessinée : essai d’anthropologie iconographique ».
Comment était composé le jury de soutenance ?
Il y avait dans le jury Christian Amalvi, Alain Chante, Michel Cadé, Jean-Yves Mollier et Sydney Aufrère, un égyptologue.
Dès mon mémoire de DEA, Christian Amalvi avait souhaité associer un égyptologue. Sydney Aufrère a donc participé à mon jury de thèse en tant que rapporteur. Son apport a été intéressant car il m’a permis de me poser les questions de l’interdisciplinarité en histoire et de la maîtrise des connaissances archéologiques et égyptologiques. Lors de la soutenance, Sydney Aufrère m’a d’ailleurs « titillé » sur des connaissances très pointues en égyptologie. On s’est mis d’accord sur le fait que mon travail n’était pas de l’égyptologie, mais de « l’égyptographie ».
Et toi, comment avais-tu interprété cet écueil de ton travail, cette nécessité de maîtriser deux périodes en même temps ?
Sans avoir la prétention d’avoir fait bouger les lignes, j’étais un peu un électron libre : pour un historien du contemporain ça semblait plus naturel de travailler sur la représentation de la guerre 14-18 dans la bande dessinée que sur celle de l’Egypte ancienne. Tenter de maîtriser plusieurs champs de compétences (l’égyptologie, l’histoire de l’art, l’histoire contemporaine de la construction des idées) m’a permis d’enrichir mon propos et d’inscrire mon projet dans une perspective interdisciplinaire et de nourrir une réflexion épistémologique sur le concept de temps en histoire.
Quel était le but de ton travail ?
Mon travail était de comprendre comment s’élabore l’écriture graphique d’un imaginaire, celui de l’Egypte ancienne et d’en construire la généalogie visuelle. Je pouvais remonter jusqu’aux Grecs anciens, en passant par des tableaux du XIXe siècle ou le cinéma contemporain. La mise en perspective historique permettait de suivre comment se forment des invariants ou des ruptures dans la construction d’un imaginaire historique.
La difficulté est que la civilisation égyptienne a duré plus de 3000 ans alors que les auteurs de bande dessinée se concentrent sur quelques figures, Ramsès II, Toutankhamon… Ils proposent, dans leur univers graphique, l’image d’une civilisation « compressée » dans un âge d’or pharaonique.
Sur le plan méthodologique, j’ai repris la réflexion de Plutarque qui analysait le mythe d’Osiris comme reflet de la société égyptienne à travers trois angles : l’importance du Nil, le polythéisme, et la hiérarchisation du pouvoir. J’avais là les trois champs qui ont forgé l’imaginaire occidental de l’Egypte ancienne dans la bande dessinée. J’ai pu confirmé cette intuition en lisant les travaux sur les structures anthropologiques de l’imaginaire de Gilbert Durand, disciple de Bachelard. Deux questions ont ainsi guidé mon parcours : comment la bande dessinée s’approprie cette mythologie ? En invente-t-elle une nouvelle ?
Et quelles ont été tes réponses à ces questions ?
D’une bande dessinée à l’autre, la vision qui se dégage de l’Egypte ancienne est celle d’une civilisation stéréotypée et parfois reconstruite de manière anachronique. Par exemple, la découverte de la tombe de Toutankhamon en 1922 a systématisé le fonds de références archéologiques (mobilier, bijoux et sarcophage) mais aussi forgé tout un imaginaire : celui du mythe de la malédiction des pharaons. Il y a aussi des bandes dessinées documentées d’archéologie-fiction qui vont marquer un tournant dans la représentation de l’Egypte ancienne, comme Le Mystère de la grande pyramide où Jacobs va inventer un document archéologique qui n’existe pas. C’est la fameuse pierre de Maspero !
Enfin, il y a des ponts entre les arts : par exemple la bande dessinée Astérix et Cléopâtre s’inspire du film de Mankiewicz avec Elizabeth Taylor, puis est réadaptée au cinéma par Alain Chabat dans Astérix : mission Cléopâtre avec Monica Belluci. L’histoire culturelle de l’écriture visuelle de la civilisation des pharaons s’inscrit aussi dans la tradition artistique du courant orientaliste.
Quelles étaient les œuvres qui composaient ton corpus ?
J’avais un peu plus de 300 titres de bande dessinée, qui allaient de Krazy Kat de Georges Herriman au début du XXe siècle jusqu’à La foire aux immortels d’Enki Bilal. Je traitais de toutes les aires géographiques afin de valider ou non l’idée que cet imaginaire était invariable quelles que soient les contextes culturels de création des œuvres. Mon corpus était aussi composé de séries complètes comme Alix, Papyrus, et des publications comme Les Belles Histoires de l’Oncle Paul. J’avais classé les œuvres par genre : la fiction historique, les approches humoristiques, fantastiques et futuristes, les récits réalistes contemporains (policier, aventure) ayant trait de près ou de loin à l’Egypte ancienne.
Pour comprendre comment se fabrique cet imaginaire, il convenait de tenir compte des contextes de production, de diffusion et de réception des œuvres dans lesquels elles s’inscrivaient. Un auteur utilise des archives, au sens large, pour construire son récit : c’est là que des œuvres secondaires intervenaient, quand les auteurs s’inspiraient d’arts graphiques en lien avec la (re)découverte de l’Egypte ancienne, de l’édition (ou plutôt de la (re)édition) des dessins, croquis et peintures réalisés lors de l’expédition d’Egypte…
T’es-tu livré à des études d’œuvres à proprement parler ?
Oui, par exemple j’ai essayé de montrer la façon d’aborder la civilisation égyptienne le temps d’une série complète comme celle de Papyrus par exemple. L’univers imaginé par Lucien De Gieter a en effet considérablement évolué au fil des albums. D’abord merveilleuses les aventures de Papyrus et de Théti-Chéri s’inscrivent dans un contexte historique de plus en plus documenté à partir du septième album (La vengeance des Ramsès). Ce qui est révélateur c’est que ce tournant coïncide avec les voyages en Egypte effectués par le dessinateur. Dans les derniers albums, la série est devenue une véritable odyssée qui trouve son inspiration dans la culture occidentale (Homère mais aussi Shakespeare).
Quels sont les auteurs qui t’ont inspiré pour ce travail ?
Le travail de Jan Assmann est fondamental et fondateur. Il a écrit un livre remarquable sur la mémoire culturelle de l’Egypte ancienne. Une autre référence importante a été celle des travaux de Jean-Marcel Humbert sur l’égyptomanie dans l’art occidental. Ces deux auteurs ont nourri la mise en perspective historique et artistique de mon sujet.
Mon travail de thèse s’inscrit dans l’histoire culturelle telle que Pascal Ory l’a définie c’est-à-dire une histoire culturelle des représentations. Ses travaux pionniers sur Mickey go home et Le Téméraire qu’il qualifie de « petit nazi illustré », sa façon d’utiliser la bande dessinée pour comprendre l’histoire ont guidé ma réflexion. Ce qui m’intéressait c’était d’inscrire mes sources à savoir les récits dessinés dans leur régime d’historicité. Dans cette perspective, le collectif dirigé par Michel Porret : Objectif bulles, histoire et bande dessinée propose des pistes d’explorations particulièrement stimulantes.
Il y a enfin les travaux de spécialistes de la bande dessinée. Les grands classiques : Groensteen, Smolderen… Mais la sémiologie n’était pas l’aspect majeur.
D’après le travail que tu as fait, quelle vision as-tu de ce que la bande dessinée comme source peut apporter à l’étude de l’histoire ?
Pour moi la bande dessinée est une écriture visuelle de l’histoire, en tant que représentation d’un imaginaire historique, d’une période de l’histoire. C’est une piste parmi d’autres. Avec Adrien Genoudet et Pierre-Laurent Daures, nous avons créé en partenariat avec l’ITHP, les archives nationales et la BNF un séminaire sur ce sujet.
Justement, peux-tu présenter ce séminaire ?
On est trois co-organisateurs : Adrien Genoudet, Pierre-Laurent Daures et moi. Nous réfléchissons sur la façon qu’ont les artistes de se représenter ou de dessiner le passé. Dresser la généalogie des images m’intéresse particulièrement car elles sont souvent le fruit d’un long cheminement historique. Un des objectifs premiers est d’ancrer vraiment le séminaire dans l’histoire en utilisant les concepts et les outils de l’historien comme la mémoire, la micro-histoire, le temps, la géohistoire. On cherche aussi à associer historiens, éditeurs et artistes pour réfléchir ensemble aux enjeux que posent l’historisation de la fiction et la fictionalisation de l’histoire.
La question de la légitimité de la bande dessinée dans la science historique a été discutée en ouverture du séminaire par Pascal Ory. A la lumière de l’article d’Ivan Jablonka nous avons cherché à éclairer les liens d’appartenance et d’interdépendance que tissent bande dessinée et histoire. La recherche universitaire sur la bande dessinée est réelle mais tarde à trouver une forme de structuration au sein de laboratoires de recherche. Certes, des tentatives existent comme l’initiative du Labo Junior à Lyon, l’organisation de colloques ou de journée d’études mais elles sont encore trop disparates. Notre objectif est de proposer un projet de recherche où la bande dessinée est au cœur d’une programmatique scientifique. On essaye de « faire bouger un peu les lignes » non pas pour légitimer la bande dessinée en tant que telle mais pour l’asseoir durablement dans la réflexion universitaire. Dans cette optique, j’ai proposé à Adrien de m’accompagner dans la direction d’une collection d’ouvrages sur la bande dessinée et les cultures visuelles aux éditions Manuscrit Université. Le premier ouvrage de la collection Graphein (écrire et peindre au sens étymologique du terme) aura pour titre Dessiner l’Histoire et devrait paraître en septembre 2015.
En plus du séminaire, as-tu conçu d’autres projets autour de la bande dessinée ?
Oui, j’ai été commissaire ou co-commissaire de trois expositions. L’exposition « Tardi et la Grande Guerre » à l’Historial de Péronne, une exposition « Mobilisation générale ! 14-18 dans la bande dessinée », et l’exposition « Albums, récits dessinées entre ici et ailleurs 1913-2013 » à la Cité de l’Immigration à Paris.
J’ai aussi réalisé, avec Antoine Chosson, un documentaire intitulé Bulles d’exil et je développe un projet de documentaire sur l’écriture visuelle de la Grande guerre par la bande dessinée qui devrait s’intituler Là où poussent les coquelicots.
J’ai l’impression que tu as une approche de vulgarisateur, à la fois sur la bande dessinée et par la bande dessinée ?
Oui d’une certaine façon, sans doute parce que je suis enseignant dans le secondaire. Pour le CRDP de Poitiers, j’avais d’ailleurs réalisé un fascicule sur « Enseigner la souffrance et la mort avec La guerre des tranchées de Jacques Tardi ». J’utilise régulièrement la bande dessinée dans mes cours.
D’ailleurs, j’ai vu que les choses ont un peu bougé dans les manuels : depuis l’exposition de l’Historial de Péronne, il y a des pages sur 14-18 et la bande dessinée. L’élaboration des manuels scolaires tient compte des évolutions de la recherche dans ce domaine. Dans cette optique, je suis assez curieux de voir ce qui va émerger dans les prochains manuels d’histoire ou de géographie sur l’immigration et la bande dessinée.
Pour moi la vulgarisation est un exercice passionnant qui cherche à faire connaître les avancées scientifiques aux amateurs, à les rendre plus accessibles. C’est donc précieux pour faire connaître les potentialités graphiques d’un médium dont la puissance d’évidence est encore souvent trop sous-estimée. Travailler sur la bande dessinée en histoire permet de combiner plusieurs approches. On peut notamment chercher à montrer comment la bande dessinée peut être un document de propagande, comment elle peut témoigner de son temps, comment elle est un vecteur de la transmission graphique d’un traumatisme (on pense notamment à Maus d’Art Spiegelman, au syndrome Hiroshima dans le manga). Il y a aussi l’autobiographie en bande dessinée qui peut éclairer un événement historique sous l’angle d’une reconstruction mémorielle.
Quel est l’accueil des élèves quand on leur présente des bandes dessinées ?
Ils sont intéressés, mais je me rends compte que les jeunes connaissent très mal ou très peu la bande dessinée. Parfois, ils la connaissent par le cinéma ou la télévision comme la série The Walking Dead inspiré des comics américains dessinés aujourd’hui par Charlie Adlard ou les films de super-héros comme Iron man, Spider man, Les quatre fantastiques…
Est-ce facile ou non de passer d’un travail de recherche à de la vulgarisation, auprès d’élèves ou auprès du grand public ?
Vulgariser les travaux de la recherche est un exercice didactique et pédagogique que tout enseignant doit savoir maîtriser. De part ma formation, cette pratique est devenue, pour moi, assez naturelle. A mon sens, le neuvième art est un outil pédagogique pertinent qui permet de forger les regards et d’enrichir le bagage culturel des élèves.
Tu es venu à la bande dessinée par l’histoire, ou l’inverse ?
C’est venu en même temps. Quand j’étais gamin, j’étais passionné d’histoire et mon imaginaire a été imprégné par l’univers d’Alix, le personnage de papier crée par Jacques Martin. J’ai aussi eu la chance de beaucoup voyager grâce à mes parents. D’un périple à l’autre, mon imaginaire s’est donc aussi construit au pied du pont du Gard, devant les ruines de l’île de Délos ou celles de la cité d’aleph à Saint-Malo (ma ville natale). L’histoire et la bande dessinée sont deux passions qui ont émergé durant mon enfance et que j’ai associées ensuite pour en faire le sujet principal de mes recherches universitaires ; autant travailler sur ce que j’aimais !
Bibliographie indicative :
MARIE Vincent et CHOSSON Antoine, Bulles d’exil, moyen métrage documentaire, 2014
MARIE Vincent, Enseigner la souffrance et la mort avec C’était la guerre des tranchées de Jacques Tardi, CRDP Poitou-Charentes, 2009