De retour sur les terres de la création graphique numérique, je vais m’intéresser à quelques tendances de la bande dessinée numérique la plus contemporaine. Aujourd’hui je me penche sur la façon dont la presse en ligne a permis le développement d’une « bande dessinée de presse ». Il sera plus particulièrement question de deux titres de presse : la plateforme lemonde.fr et la revue Vents contraires.
Presse en ligne et bande dessinée de presse
Comme la plupart des médias et biens culturels, la presse a connu sa transition numérique ces deux dernières décennies. Soit par la création de sites web par les titres de la presse papier, soit par l’émergence de nouveaux titres exclusivement numériques. On peut même dire que la presse a été plutôt précoce dans l’effort global de la société française vers la culture numérique. Le site du journal Le Monde lemonde.fr existe depuis 1996 et une version en ligne payante, sur abonnement, depuis 1998. Dans les années 2000, de nombreux sites web d’information aux objectifs variés sont apparus : Bakchich.info (2006), Rue89 (2007), Arrêt sur images (2007), Mediapart (2008), Slate.fr (2009), OWNI (2009)… Ce nouveau type de titres de presse, en accès payant ou gratuit, aussi appelé pure players, permet d’imposer un style et une déontologie journalistique sur le réseau Internet face au « journalisme amateur » des blogueurs. Ils s’organisent et se stabilisent très vite puisque, dès 2009, après que la loi Hadopi ait reconnu un statut « d’éditeur de presse en ligne », plusieurs d’entre eux forment un syndicat, le Syndicat de la Presse Indépendante d’Information en Ligne (SPIIL). C’est peu dire que le journalisme et les journalistes, qui développent aussi leur activité sur les réseaux sociaux, ou s’intéressent au marché des applications, ont effectué leur transition vers le numérique.
Or, si la bande dessinée a constitué un contenu de presse papier par le passé, qu’en est-il de la bande dessinée comme contenu de la presse en ligne ? Ce qui m’intéresse ici est bien la « bande dessinée de presse », et non le « dessin de presse ». Pour être clair : ces deux types de création sont les deux faces d’une même activité : proposer des dessins pour la presse non-spécialisée (au sens de : diffusant principalement d’autres contenus que des dessins). Elles ont souvent été conjointes (notamment au XIXe siècle, où la distinction n’a pas vraiment lieu d’être), sont mêlées chez certains auteurs (on pense à Reiser, Gébé, Sattouf), et cette zone-frontière m’intéresse d’ailleurs beaucoup. Mais il y a bien, entre la bande dessinée d’un côté, et le dessin de presse de l’autre, des traditions qui se séparent régulièrement, avant de se rejoindre de nouveau ; par exemple dans les années 1940 où l’influence de Donald Searle vient imposer dans le dessin de presse un humour absurde et existentiel qui reviendra sous forme de bande dessinée via Gébé, par exemple. Le dessin de presse a derrière lui toute une tradition de caricature, de satire sociale ; tandis que la bande dessinée de presse se nourrit surtout des arts du récit et de la littérature. Le dessin de presse est un art de la brièveté et de la condensation ; la bande dessinée de presse s’inscrit davantage dans la logique du feuilleton et de la sérialité : personnages récurrents, balancement entre humour et aventure, feuilletons à suivre… Sur tous ces sujets je vous renvoie aux travaux d’Alain Beyrand sur l’âge d’or de la bande dessinée de presse entre 1945 et 1975 (et à un de mes précédents articles). De façon minimale, on pourrait définir la bande dessinée de presse comme une catégorie du dessin de presse qui se nourrit, formellement et thématiquement, de l’héritage de la bande dessinée ; autrement dit un contenu de presse prenant la forme d’une bande dessinée, et intégrée au milieu de contenus purement journalistiques.
Depuis les années 1970 la bande dessinée avait plutôt disparu des titres de presse en France. Elle se déployait alors surtout dans des revues spécialisées, mais les quotidiens et hebdomadaires la boudaient, à quelques exceptions près dont la formidable revue Actuel, et bien sûr Charlie Hebdo, tous deux étant des titres plutôt non-conventionnels et porteurs d’une contre-culture. La diffusion de bandes dessinées, que ce soit en prépublication ou en inédit, se faisait rare dans la presse d’informations grand public… jusqu’au développement de la presse en ligne !
En effet, les sites web de plusieurs organes de presse ont ouvert leurs pages à des dessinateurs de bande dessinée. Il ne s’agit pas encore d’un phénomène réellement massif, et en tout cas loin d’être aussi massif de la bande dessinée de presse des années 1945-1975. Mais, malgré tout, quelques exemples récents permettent de comprendre les contours de cette « bande dessinée numérique de presse ».
À l’automne 2011, le site web liberation.fr accueille Mathieu Sapin pour Journal d’une campagne présidentielle, un blog dans lequel le dessinateur suit la campagne du Part Socialiste pour la présidentielle 2012. Il publie une note par semaine racontant une anecdote, ou un moment de cette campagne. Mathieu Sapin se fait ici « envoyé spécial » pour une bande dessinée de reportage politique.
Autre exemple, cette fois côté fiction : après le succès des Autres Gens, un spin-off est réalisé par Thomas Cadène, Didier Garguilo et Joseph Falzon sous le titre Romain et Augustin : un mariage pour tous. Durant l’été 2013, l’oeuvre est publiée sur le site du Nouvel Observateur. Comme le titre l’indique, le feuilleton hebdomadaire raconte le mariage de deux personnages de la série initiale, Romain et Augustin.
Et puis il y a les blogs : cette fois l’auteur de bande dessinée ne réalise pas une « oeuvre » à part entière mais tient un blog invité sur un site de presse, comme d’autres journalistes, écrivains, artistes… Deux exemples récents parmi d’autres : Zep tient depuis novembre 2014 un blog intitulé What a wonderful world sur le site lemonde.fr, tandis que Joann Sfar tient, entre février et mai 2015, ses carnets en ligne sur Le Huffington Post.
On pourrait remarquer que, curieusement, les pure players sont plus timides pour accueillir des bandes dessinées : pas de publications suivies sur Mediapart, par exemple. Rue89, en revanche (au moins depuis son rachat par Le Nouvel Observateur), s’est ouvert à la bande dessinée : avec par exemple The Daily Struggle, une série où Laurel raconte son expérience de travail aux Etats-Unis, ou encore le très curieux La pause de Décapage, critique littéraire hebdomadaire en dialogues dessinés, en réalité issue du site web de la revue littéraire Décapage. Ces bandes dessinées de presse apparaissent même dans des titres dont on n’aurait pas soupçonné l’intérêt pour la chose dessinée : le site web d’Alternatives économiques publie depuis mars dernier l’excellent feuilleton de Christian Chavagneux et Laurent Jeanneau dessiné par James, Le procès de Jérôme K., dont je vous conseille chaudement la lecture.
La bande dessinée numérique de presse est la conjonction de plusieurs évolutions, les uns liés à la culture numérique, les autres à la bande dessinée papier.
Côté bande dessinée traditionnelle, on ne peut que remarquer depuis une dizaine d’années un rapprochement progressif entre la presse et la bande dessinée. La vogue des mooks y contribue, avec les bandes dessinées paraissant régulièrement dans XXI depuis 2009 ; mais l’essor de la bande dessinée documentaire (dite aussi » de reportage »), dont l’inspiration et les méthodes sont parfois journalistiques, est un autre phénomène important. Enfin, les prépublications d’albums dans la presse non-spécialisée font également leur retour. Parmi les bandes dessinées en ligne citées ci-dessus, plusieurs sont des prépublications : Journal d’une campagne est paru chez Dargaud, et Romain et Augustin chez Delcourt. En résumé, les rédactions se réintéressent à la bande dessinée comme contenu de presse, et c’est une bonne nouvelle.
Côté numérique, l’explication tient sans doute au format blog : il connaît un grand succès à la fois pour la presse en ligne et pour la bande dessinée. Plusieurs sites de presse deviennent des plateformes de blogs pour des auteurs « invités », dont des dessinateurs.
Ces nouvelles bandes dessinées de presse intéressent aussi les rédactions (plus les rédactions numériques que les rédactions papier) parce qu’il y est question de l’actualité et du réel, matière première du journalisme. Chez Mathieu Sapin et Joann Sfar, le carnet en ligne leur permet d’évoquer l’actualité : une campagne présidentielle pour le premier, les intégrismes religieux chez le second. Romain et Augustin est naturellement tout juste consécutif à la loi du printemps 2013 qui a suscité énormément de débats. Derrière la fiction se cache l’actualité… Et c’est là aussi qu’il faut voir un changement plus profond : il est maintenant devenu normal que la bande dessinée puisse dire l’actualité et le réel.
Espaces numériques d’une bande dessinée de presse
A mes yeux, deux espaces, très différents l’un de l’autre, incarnent le renouveau d’une forme numérique de bande dessinée de presse : les blogs dessinés de lemonde.fr et les chroniqueurs graphiques de Vents contraires. Dans les deux cas, un vrai dynamisme et des choix d’auteurs nombreux et savoureux.
Le moteur de la bande dessinée de presse et du dessin de presse numériques, c’est assurément lemonde.fr, site web du vénérable quotidien national Le Monde. Quelques étapes jalonnent l’intégration progressive du dessin dans la version numérique du journal. En 2005, la série de dessins d’humour Les Indégivrables est publiée dans la newsletter destinés aux abonnés du site web. Dès 2008 le site accueille, dans sa partie gratuite cette fois, Martin Vidberg, alors blogueur d’Everland pour la création d’un nouveau blog, L’Actu en patates, et en 2009 c’est le tour de Guillaume Long de créer À boire et à manger. La qualité de ces deux blogs par rapport au tout-venant des blogs bd de l’époque est d’être des blogs thématiques : le premier sur l’actualité, le second sur la gastronomie. Il s’agit bien de réelles « chroniques » journalistiques, mais dessinées. Une cohérence qui participe sans doute à leur succès puisqu’elle permet de sortir du simple « récit de vie » ou « carnets de bord » devenu commun dans le monde des blogs, bd ou non. Sans le savoir, les deux auteurs participent à la réinvention du journalisme sur le Web, voire au-delà : de telles chroniques dessinées régulières assurées par un dessinateur n’existent pas dans la presse papier. Il y a donc dans cette rédaction un vrai historique de promotion d’une culture graphique indissociable de la culture journalistique, même une fois transposée sur le Web.
Ces deux blogs (régulièrement publiés sous forme d’albums) restent longtemps les deux seuls blogs dessinés du site, mais ils vont être rejoints à partir de 2011 : entre 2011 et 2015, une dizaine de blogs dessinés s’ouvrent. Certains sont plus proches du dessin d’humour (L’air du temps, de Micael), mais on trouve aussi de vraies « bandes dessinées de presse » à vocation thématique : Ovalibédé de Plinpopossum pendant la coupe du monde de rugby 2011, L’avventura de Fiamma Lucia, blog scientifique, Une année au lycée de Fabrice Erre, Le grand cerceau européen de Charles Berberian, Ma vie de réac de Morgan Navarro, What a wonderful world de Zep, 3615 Internet de Thibault Soulcié… On le comprend, le but est aussi de faire correspondre, pour chaque grande section du site (respectivement : sport, science, campus, politique, société, culture, pixel), un blog dessiné. En intégrant en mai dernier dans leur application « la matinale » cinq séries de bandes dessinées (je vous conseille particulièrement Françoise, Manuela et les autres de James), lemonde.fr confirme sa considération pour la bande dessinée de presse.
Ce qui est passionnant avec les blogs dessinés du monde, c’est qu’ils révèlent une vraie politique éditoriale, et non de simples coups ponctuels autour de grands noms de la bande dessinée, comme sur les autres sites. Chaque blog s’inscrit dans la structure globale du site, et donc dans la structure de l’information. Et c’est là ce qui est malin : plutôt que d’être un simple support à prépublication, lemonde.fr est plutôt un lieu dynamique de publication en ligne pour les auteurs qui maintient les liens entre le journalisme d’informations « traditionnel » et la bande dessinée.
On change complètement de registre journalistique avec Vents contraires. En 2010, le théâtre du Rond-Point, dirigé par Jean-Michel Ribes, créé cette revue qui se présente comme une « zone d’insolence » mêlant textes et images. Son crédo est le « rire de résistance », une forme d’humour qui se veut aussi critique sociale et outil de réflexion sur le monde et, disons-le, de construction de soi. Elle accueille des humoristes célèbres (dont Noël Godin, Christophe Alévêque), mais se propose aussi comme un espace collaboratif où tout internaute peut venir proposer un texte ou un dessin et, peut-être, devenir chroniqueur régulier.
Or, parmi les chroniqueurs se trouvent de nombreux dessinateurs. La revue accueille des blogueurs bd renommés comme Gad, Geoffroy Monde, Noël Rasendreson, et des auteurs non issus de la blogosphère comme Mazen Kerbaj, Terreur Graphique, Vincent Lefebvre. Il permet de faire de curieuses découvertes, comme les dessins-posts-it de Paul Martin. Et puis il y a même Ray Banana, le célèbre personnage de Ted Benoît, qui vient faire un tour sur le site.
Le système collaboratif du site permet aussi de découvrir, comme de simples internautes, des auteurs par ailleurs bien connus, venus livrer un ou deux dessins avant de repartir aussitôt : Laurent Houssin, Gilles Rochier, James, Fabrice Erre, Sophie Guerrive. Il y a, dans ce système curieusement très libre (et hop, un unique dessin d’Etienne Lécroart qui signe « Je ne comprends pas trop ce que je fiche ici. Et pour pas un rond. ») une forme agréable de désinvolture qui rompt avec l’immédiateté et la régularité des blogs et webcomics traditionnels. On attend pas toutes les semaines sa dose de tel ou tel auteur ; on vient picorer les nouveaux dessins publiés sur la page d’accueil.
Vents contraires, par sa ligne éditoriale propice à un comique réflexif et intelligent, sert de caisse de résonance à toute une tendance actuelle de l’humour graphique, cultivant l’absurde, la provocation, le décalage. C’est aussi en cela que la revue renoue avec un type de presse qui n’existe plus réellement en France, à l’exception de Charlie Hebdo et Sine Hebdo : la presse satirique mêlant, à égalité, le texte et l’image. Cette presse est issue d’une tradition dix-neuvièmiste où la connivence entre humour graphique et l’humour textuel est de rigueur : je pense à des revues comme Le Rire ou Le Pêle-Mêle. Vents contraires fait revivre une véritable « presse humoristique », tout en conservant une ligne éditoriale forte, et, ce faisant, n’oublie pas l’indispensable composante graphique de l’humour, et c’est tout à son honneur.
J’ai voulu mettre en avant lemonde.fr et Vents contraires parce qu’il me semble que, derrière des lignes éditoriales très différentes (informations contre humour et satire), ces deux titres de la presse en ligne donnent au dessin une place forte. Ils l’intègrent bien comme un contenu de presse capable de faire jeu égal avec le texte (soit par parler du monde et de la société, soit pour mettre un point un humour sophistiqué et intelligent) et non comme un supplément à la mode. Or, l’un des apports du support de presse à la bande dessinée dans les Etats-Unis de la Belle Epoque a été de la rattacher aux préoccupations concrètes des lecteurs, à une époque où le public de la presse devient public de masse. Au-delà de ces considérations qualitatives, ces deux sites permettent avant tout de lire plein de bonnes bandes dessinées numériques !