Tendances numériques (3) : le tournant documentaire
De retour sur les terres de la création graphique numérique, je vais m’intéresser à quelques tendances de la bande dessinée numérique la plus contemporaine. Aujourd’hui je me penche sur la présence du genre documentaire, particulièrement dynamique dans la bande dessinée actuelle. Quelles sont ses déclinaisons numériques ?
L’élan de la bande dessinée documentaire
Ce n’est désormais plus une nouveauté : depuis maintenant une quinzaine d’années les auteurs de bande dessinée ont largement développé une branche documentaire à ce média qui en manquait. Un effort qui va de pair avec une tendance plus large à vouloir décrire le réel et s’échapper de la fiction dont l’essor de l’autobiographie est un autre exemple. Je ne vais pas m’attarder ici sur cette tendance qui a été décrite et commentée par d’autres et vous renvoie vers le n°7 de la revue Neuvième art et cette bibliographie sur le site Sciences Dessinées. Juste quelques noms pour ceux d’entre vous qui n’auraient pas la moindre idée de ce dont je parle. S’il fallait donner une définition, disons que la bande dessinée documentaire est un type d’oeuvres qui, à l’instar du cinéma documentaire, entend donner directement à voir le réel par l’image dessinée, à l’inverse de la fiction qui suppose une part d’invention. Etienne Davodeau avec Rural ! en 2001 et Jean-Philippe Stassen et Pawa en 2002 sont parmi les premiers auteurs français à creuser de façon approfondie la veine documentaire en s’appuyant sur des témoignages et sur un travail de reportage et de documentation. Mais à partir de cette intention première de nombreux auteurs se sont aventurés dans cette voie avec une grande diversité d’approche. Pour en rester à des sorties très récentes, on peut penser à Riad Sattouff qui mêle doc et autobio dans L’arabe du futur ; la biographie historique de Fritz Haber par David Vandermeulen, ou encore celle de Prévert, inventeur de Cailleaux et Bourhis ; l’approche plus didactique de Marion Montaigne dans Riche : pourquoi pas toi sur la sociologie des élites financières ; le récit de voyage dans le diptyque Australes d’Emmanuel Lepage, etc… Et bien sûr n’oublions pas l’approche journalistique par les faits de La Revue Dessinée. Si la bande dessinée documentaire existe en réalité au moins depuis les années 1970, son évolution depuis 2000 l’a conduit à se diversifier, à s’enrichir, à nouer des liens avec les traditions graphiques existantes, jusqu’à prétendre pouvoir raconter la réalité du monde aussi bien que l’écrit et l’audiovisuel.
Qu’en est-il pour la bande dessinée numérique ? Le genre documentaire y est représenté, mais sans qu’on puisse vraiment dire que la dynamique numérique et la dynamique documentaire, chronologiquement simultanées, se rejoignent. Somme toute, le documentaire est un des contenus de la création graphique numérique, mais pas forcément le plus présent. Et on peut ajouter que les principaux auteurs de la bande dessinée documentaire sont peu présents sur les projets numériques. Une exception notable est celle du dessinateur de presse suisse Chappatte, lui aussi familier du reportage dessiné, qui s’est essayé à la publication web avec plusieurs créations à lire sur son site web. À l’inverse, la bande dessinée numérique semble, dans sa majorité, préférer la fiction : les plateformes et les webzines, toutes périodes confondues, n’ont jamais montré un goût marqué pour l’évocation du réel, se plaisant davantage dans le déploiements d’imaginaires. Il existe bien sûr des exceptions (Coconino World a diffusé plusieurs carnets de voyage), et je vais me pencher sur quelques unes d’entre elles. Dans les projets collectifs les plus récents, la tentative la plus intéressante de documentaire est sans doute Une histoire de l’art de Philippe Dupuy, publiée dans Professeur Cyclope en 2014. Encore cette oeuvre propose-t-elle une interprétation du savoir très subjectif et très libre plus qu’un véritable « cours » sur l’histoire de l’art. Nous sommes ici à la limite entre autobiographie, performance artistique et documentaire.
Cette apparente timidité n’empêche pas des conjonctions passionnantes, et c’est en général lorsque la culture numérique joue son rôle d’espace de convergence et de rencontre entre des professions distinctes qu’elle s’épanouit le mieux. Car le genre documentaire en bande dessinée est souvent une affaire de rencontres et de projets collectifs : il consacre soit l’intérêt d’un auteur pour des méthodes de journaliste, de documentariste ou de chercheur (Joe Sacco, Etienne Davodeau, Jean-Philippe Stassen), soit des collaborations entre dessinateurs et « spécialistes » d’un domaine (Marion Montaigne et les Pinçon-Charlot pour Riche). Les projets documentaires numériques et graphiques ont principalement pris deux directions collaboratives qui amènent un dessinateur à aller à la rencontre de deux professions travaillant à l’analyse et la représentation du réel : la science et le journalisme. Côté science, j’avais déjà eu l’occasion d’évoquer les très chouettes projets de vulgarisation scientifique mis en ligne par l’équipe La Physique Autrement : en particulier Physiciens des solides de Chloé Passavant (2014) et Infilitrée chez les physiciens d’Heloïse Chochois (2015). Côté journalisme, les quelques créations de « Traits d’info », le projet conjoint entre France Info et La Revue Dessinée se proposaient aussi comme des réinterprétations graphiques de reportages d’actualités mis en son par des journalistes radiophoniques. La version numérique de cette même revue permet d’ailleurs d’accéder à du contenu, textuel, sonore, audiovisuel, purement journalistique.
Ces deux versants de la bande dessinée documentaire, la vulgarisation scientifique et le journalisme de reportage, sont ceux qui ont le mieux essaimé du côté du numérique. La preuve est qu’ils ont donné lieu à deux « objets » graphiques singuliers : le blog scientifique dessiné et le webdoc graphique.
Blogs scientifiques…
Quand on parle blogs bd scientifiques, difficile de ne pas évoquer Marion Montaigne. Son blog Tu mourras moins bête, a été créé en 2008 et connaît depuis un très grand succès (il est édité en albums depuis 2011). Succès à la fois du côté des blogs bd, puisque Marion Montaigne a été la marraine de la huitième édition du Festiblog, et du côté de la communauté scientifique. La qualité documentaire de son propos et de ses sujets certes inattendus mais toujours passionnants lui a aussi permis de nouer des liens avec des chercheurs. L’auteur n’a pas attendu la publication numérique pour s’intéresser à la bande dessinée documentaire, mais son blog comico-didactique, par la régularité de publication et l’efficacité de la communauté virtuelle et des réseaux sociaux, a donné au travail de Marion Montaigne un écho conséquent.
Un petit tour sur le Tu mourras moins bête permet de comprendre ce qui fait le succès des blogs scientifiques. Marion Montaigne parvient à mêler un talent comique incontestable, que ce soit par son trait faussement brouillon, l’à-propos de certains dialogues et situations, les caricatures de personnalités qui permettent de faire le lien avec l’actualité, et une vraie rigueur scientifique, puisque tout ce qui est dit est vrai et que, comble du bonheur, l’auteur cite même ses sources, preuve définitive du sérieux scientifique. Les sujets sont bien sûr décalés mais, derrière l’amusement initial, apporte de réelles connaissances sur la biologie, la physique, l’astronomie, etc… Bref, Marion Montaigne a retrouvé une des pierres philosophales de la science : le secret de la vulgarisation qui permet de transformer un propos complexe en un exposé attractif et palpitant.
Quelques autres blogueurs, mi-scientifiques, et mi-dessinateurs, se sont lancés depuis dans cette même lignée : on peut les retrouver sur Strip Science. Cet agrégateur rassemble plusieurs blogs scientifiques dessinés, comme Emile on bande de Pierre Nocerino, L’avventura de Fiamma Luzzati, ou Petit Carnet Paleo de Mazan. Et bien sûr, côté anglo-saxon, je ne saurais que trop vous conseiller What If ?, le formidable blog scientifique de l’auteur de XKCD, Randall Munroe.
En réalité les blogs scientifiques dessinés sont à la croisée de trois mouvements. D’une part ils se situent dans la tradition ancienne de l’illustration scientifique, besoin naturel des revues et ouvrages spécialisées. Ils la poursuivent toutefois puisqu’il ne s’agit plus seulement d’illustrer un propos scientifique textuel par l’image, mais plutôt de réaliser un propos scientifique purement graphique. Et ça fonctionne aussi parce que la science raffole du schéma et de la représentation visuelle. D’autre part il faut considérer que les deux domaines que constituent la bande dessinée et la vulgarisation scientifique ont accompli leur transition sur le Web, et s’y sont donc naturellement rencontrées. Internet s’est avéré être un formidable outil didactique où des spécialistes, institutionnels ou amateurs, pouvaient proposer librement des mises en image ou en texte d’explications scientifiques, parfois de haut niveau. Deux exemples de qualité parmi d’autres : le blog Passeur de Sciences de Pierre Barthélemy sur la plateforme lemonde.fr et la chaîne Youtube « e-penser ». Le Web est, en tant que porte d’accès à un public de masse, un nouvel espace de la vulgarisation scientifique tant recherchée par les universités et lieux de savoir. Le blog bd apporte le plus souvent une interprétation plus personnelle : le dessinateur se met en scène (parfois par un avatar, comme le « Professeur Moustache » de Marion Montaigne), tandis que la régularité de publication assure d’accéder à un public de masse, finalité de la vulgarisation. Parfois le blog scientifique dessiné ne se limite pas aux graphismes et s’accompagne de nombreux textes.
Ce besoin de vulgarisation est une vraie demande de la communauté scientifique et des institutions scientifiques, à la fois pour des nécessités de financement et pour des soucis de ne pas abandonner tout lien entre le savoir savant, des chercheurs, et le savoir profane, du grand public. La bande dessinée en est un des moyens tandis que l’investissement d’Internet en est un autre. Leur alliance est le blog scientifique dessiné.
… et webdocs graphiques
De la même façon, le webdocumentaire naît dans les années 2000 d’un souhait de faire du journalisme autrement à une époque où l’abondance d’informations en ligne questionne le savoir-faire propre du journaliste. Il accompagne parfois les pure players de la même époque (Rue89, OWNI). Il intègre les normes de la diffusion en ligne et utilise les spécificités de ce nouveau média de masse (on pourra consulter utilement cette chronologie). C’est bien dans l’entre-deux que se situe le webdocumentaire : ni vraiment reportage audiovisuel, ni vraiment série d’articles, ni vraiment oeuvre d’art numérique, il affirme sa singularité par rapport aux autres formes de journalisme web : dès le départ, pour se différencier, les webdocumentaires jouent fortement sur l’interactivité et l’immersion du lecteur. Il peut s’agir d’une interactivité minimale (navigation dans des chapitres), ou d’une interactivité maximale, où le lecteur est amené à faire des choix qui vont déboucher sur des séquences particulières. Alors le webdocumentaire va voir du côté de notre instinct ludique et du jeu vidéo pour sensibiliser le lecteur à des problématiques contemporaines. Certains analysent l’essor du webdocumentaire comme une réponse à une crise des contenus de presse puisqu’il permet d’explorer de nouveaux formats et d’éclater les frontières du genre.
Si la plupart des webdocumentaires font appel à des contenus traditionnels du journalisme (images filmées, texte, voix off), quelques réalisations ont pris la forme d’une bande dessinée. Un exemple récent intéressant est Anne Franck au pays du manga, produit par Arte et réalisé par Alain Lewkowicz, Vincent Bourgeau, Marc Sainsauve et Herminien Ogawa. Sorti en 2013, il explore la fortune de la figure d’Anne Franck au Japon et, plus généralement de la mémoire de la seconde guerre mondiale dans ce pays. Comme la plupart des webdocs, il se compose d’un scénario linéaire que le lecteur peut suivre dans l’ordre et de toute une série « d’inserts » documentaires qui complètent le récit principal. Comme la plupart des webdocs, il exploite à fond toutes les facettes du multimédia : ajout d’éléments non-graphiques (sons, vidéos, photos), interactivité, voix off, etc… Dans cette histoire le journaliste Alain Lewkowicz, un brin cynique et désabusé, se met en scène en train d’enquêter sur les mystères de la transmission du passé occidental au Japon, et interroge en même temps les rapports interculturels, les différentes échelles de valeur, la connaissance de l’autre. Le choix de la bande dessinée a deux atouts ici : il offre une distance nécessaire pour mettre en perspective le point de vue fortement occidentalo-centré du journaliste, et il permet d’intégrer de façon très efficace les extraits de « vrais » mangas dont il est régulièrement question, ou les images d’autres natures (vidéos, photos).
Ne nous y trompons pas : le genre documentaire demeure très rare dans la bande dessinée numérique actuelle. Mais ce qui est certain, c’est qu’il donne toujours lieu à des créations très originales et réussies. Un peu comme si l’ambition didactique et la prise en compte maximale du lecteur permettait d’aller plus loin dans l’exploration des formats du web. Le blog scientifique dessiné est sans doute un format plus traditionnel : il découle du blog bd, genre assez conservateur dans sa forme et cherchant avant tout la clarté, la simplicité et le rapport direct avec le lecteur, tandis que le webdocumentaire a une forte tendance à l’expérimentation formelle avant-gardiste, quitte à aller parfois du côté du gadget interactif. Tous deux répondent à des besoins différents : dans le cas du blog, vulgariser un propos pour un large public au moyen d’un environnement familier ; dans le cas du webdoc, réaliser une sorte de reportage total qui emploie un maximum de média au service de l’immersion documentaire. Le blog est souvent une création plus spontanée, plus libre, dont le dynamisme est donné par la seule périodicité, tandis que le webdoc demande des financements et des moyens plus importants, avec une scénarisation préalable essentielle.
Mais s’il existe une caractéristique commune entre blogs scientifiques dessinés et webdocumentaires graphiques, c’est certainement l’importance qu’ils donnent à la convergence des savoir-faire au service de la compréhension du public, que cette compréhension passe par le didactisme ou l’immersion. Dans les deux cas, c’est la conjonction de méthodes distinctes qui permet d’aller plus loin. Ils se proposent bien comme des espaces-frontières qui étendent les limites de la bande dessinée et du genre documentaire en général. Ils s’inscrivent dans des mouvements de fond beaucoup plus large (les évolutions du journalisme, les nouvelles formes de la vulgarisation scientifique) dont ils constituent des sortes d’éclats précieux, souvent très ponctuels et, dans leur forme et leur contenu, hautement singuliers. On ne peut que souhaiter que ces genres se développent.