De deux études sur la bande dessinée numérique

Cette semaine est sortie le premier ouvrage académique français entièrement consacré à la bande dessinée numérique : Bande dessinée et numérique aux CNRS éditions, dirigé par le professeur Pascal Robert, dans la collection « Les Essentiels d’Hermès ». L’occasion pour moi de compléter les réflexions qui s’y trouvent en deux courtes études personnelles…

CV_BD_Numerique.inddDisons-le d’emblée : je suis au nombre des collaborateurs de ce livre (ainsi que d’autres noms connus de ce blog : Julien Falgas et Anthony Rageul). Je me garderai donc bien de le commenter de font en comble, mais je vous renvoie d’une part vers le dossier de l’éditeur (BD et numérique – Pascal Robert (dir)), et d’autre part vers une critique accueillante de Gilles Ratier à qui le livre a visiblement plu. J’espère (nous espérons, au nom de mes collègues) que d’autres lecteurs y trouveront un plaisir de lecture, et qu’il permettra, même au-delà de la sphère académique, de découvrir cet « objet » encore mal appréciée qu’est la bande dessinée numérique.

Sans trop entrer dans le détail, certains choix de composition du livre, dont le mérite revient à Pascal Robert, professeur en sciences de l’information et de la communication à Lyon, sont particulièrement judicieux. D’abord le livre tente d’approcher l’objet d’étude « bande dessinée numérique » au filtre de plusieurs disciplines : l’histoire (c’est ma partie, vous l’aurez compris), la sémiologie, l’esthétique et les arts plastiques, la sociologie, l’économie de l’édition. Le spectre est large, chacun spécialiste en sa partie, et cela permet d’offrir un point d’entrée quelle que soit la discipline de référence du lecteur. Ensuite, le livre offre à sa presque fin une suite d’entretiens croisés avec quatre acteurs très différents du milieu : Balak, Olivier Jouvray, Simon Kansara et Marc-Antoine Mathieu. Ils sont invités, non pas tant à théoriser (quoique Balak et Mathieu se défendent très bien sur ce terrain), mais à donner leurs versions, leurs lectures, du phénomène. Ce choix de faire parler les créateurs (les questions sont basiques mais claires) est plutôt original par rapport à la moyenne des études universitaires ; une façon de rappeler que, et d’autant plus pour une pratique émergente, ce n’est pas le chercheur qui fait son objet de recherche.

Le seul hic du livre (et je m’arrêterais là dans cette critique que j’avais promis ne pas faire) concerne la mise en valeur des illustrations : c’est une très bonne idée d’avoir égayer le livre avec des dessins tout à fait pertinents de Martin Guillaumie, mais leur reproduction en petites cases ne leur fait pas honneur.

 

Premier complément : l’étude sur les auteurs

Bref… J’aimerais, par cet article, apporter deux compléments au chapitre « Généalogie de la bande dessinée numérique » que je livre dans l’ouvrage. Le premier concerne l’encart spécifique « L’informatisation du processus de production de production de la bande dessinée ». Au moment de le rédiger, aucune étude et aucune information autre que des témoignages ponctuels ne me permettaient vraiment d’apporter des éléments factuels sur l’utilisation des outils numériques pour le dessin par les auteurs. Ce que j’avance dans l’encart en question sont donc surtout des généralités sur des pratiques constatées. D’où la phrase qui vient conclure le texte : « Sans qu’il nous soit possible d’en mesurer le degré, nous tenons à souligner [que] l’outil numérique n’a pas complètement supplanté les usages « mécaniques » traditionnels des artistes. » (p.57).

Depuis ma rédaction sont parus les résultats de l’enquête auprès des auteurs menée dans le cadre des Etats Généraux de la Bande Dessinée (EGBD). L’essentiel de l’enquête concerne des éléments d’ordre sociologique, budgétaire et économique (niveau de vie, précarité de l’emploi, formation…). Il faut dire ici que cette enquête est importante : elle est reçu 1469 réponses exploitables, ce qui est une proportion extrêmement importante par rapport au nombre total des auteurs : si on compte comme auteur le nombre de personnes ayant publié un album de bande dessinée, il y a eu 1602 auteurs en 2015 selon le rapport de Gilles Ratier. Par ailleurs, le questionnaire a été supervisé par des chercheurs (dont certains ne sont pas spécialistes de la bande dessinée) comme Nathalie Heinich, Eric Maigret et Pascal Ory. Il est sans doute possible de le critiquer à la marge, mais il m’apparaît comme globalement fiable. Avec l’étude statistique sur la lecture de bande dessinée, nous avons, pour ces années 2010, deux études importantes pour mieux cerner notre média préféré.

5 questions concernent la bande dessinée numérique :

– année de la première publication sur Internet (p.13)

– nombre d’ouvrages publiés en numérique uniquement (p.20)

– gestion ou non des originaux numériques (p.24)

– part des outils de création numérique (p.25-27)

– une question large : « Pensez-vous que la bande dessinée a un avenir économique en tant que publication numérique ? » (p.44)

 

Je passe vite sur les première, deuxième, troisième et cinquième question de cette liste. Elles sont intéressantes, mais à la marge et par rapport à d’autres données. Sur la gestion des originaux numériques, près de 60% des répondants disent s’occuper eux-mêmes de la génération des fichiers numériques : c’est là une tâche à mi-chemin entre le travail de l’auteur et de l’éditeur, et la répartition est assez équilibrée. Sur la question large, on constatera que 43% des auteurs interrogés pensent que la bande dessinée a un avenir économique numérique. Je trouve ce chiffre très optimiste au vu de la situation économique actuelle du secteur ; et cet optimisme est bienvenu : au moins une part non négligeable des auteurs croit en un avenir numérique. En comparaison, 67% des auteurs croient en un avenir pour la bande dessinée papier. L’écart n’est pas si important. Enfin, sur la question de la publication numérique, elles sont un peu incomplètes et difficiles à interpréter, pour la même raison sur laquelle achoppe beaucoup de commentaires sur la bande dessinée numérique : la question est posée en fonction du « nombre d’ouvrages publiés en numérique uniquement », alors que le mode de publication courant sur le Web n’est pas l’ouvrage mais le blog ou la revue. Le score est donc assez bas (15 % des répondants seulement ont publié un album uniquement en numérique) et le taux d’abstention élevée (58%). De fait, la notion même « d’album uniquement en numérique n’a pas de sens ». Il aurait mieux valu demander « Avez-vous déjà publié directement pour un format numérique ? » et une sous-question « Si oui, en avez-vous tiré des revenus directs ».

En revanche, la question sur l’utilisation des outils numériques est une petite merveille et vient apporter des précisions importantes et concrètes par rapport à mes estimations. Les auteurs du questionnaire ont eu la bonne idée de distinguer les usages des outils : dessin, couleur, couverture et lettrage, mais aussi par tranches d’âge, ce qui permet d’avoir des résultats précis. Qu’en ressort-il ?

D’abord qu’il n’y a pas ou très peu de différence générationnelle : quel que soit la génération, la répartition de l’usage des outils numériques est la même pour les chiffres globaux. C’est un élément important car il vient briser une idée reçue selon laquelle les jeunes générations seraient plus sensibles aux outils numériques, et que l’usage de ces derniers seraient donc une simple question de substitution générationnelle des pratiques. C’est faux, du moins pour le moment. Il y a, chez les moins de 30 ans, la même part d’aficionados du du tout numérique que chez les plus de cinquante ans (12%), et presque la même part de réfractaires total (28% et 34%). En d’autres termes, la pénétration des outils numériques n’est pas un progrès nécessaire et inéluctable : c’est un apprentissage constant. Il sera intéressant d’avoir des comparaisons avec la génération des moins de 20 ans qui, eux, ont eu un enseignement lié au numérique dans leurs écoles d’art.

Ensuite, un autre élément important est la très faible part d’auteurs déclarant pratiquer le « tout numérique » : en moyenne 13% des répondants. A l’autre bout du spectre, 28% annoncent une pratique nulle des outils numériques. Ces deux chiffres viennent confirmer mon intuition : la bande dessinée est un art où la mutation numérique ne s’est pas faite et où la résistance mécanique est forte puisque près d’un tiers des auteurs disent n’utiliser aucun outil numérique. Le création entièrement numérique est une marge, certes non négligeable, mais quand même exceptionnelle. Il faudrait connaître dans le détail la composition des deux populations extrêmes (pourquoi ce choix ? quel parcours antérieur ? etc.). Entre ces deux extrêmes navigue une masse d’environ 60% de répondants qui mêle, à différents degrés, les deux usages. J’aimerais comparer avec d’autres secteurs (littérature écrite, photographie, cinéma…) mais je n’ai pas de chiffres (si quelqu’un les connaît…).

Si on va dans le détail des usages, justement, on comprend un peu mieux la forte proportion d’indécis. Ainsi, les deux pratiques extrêmes sont le lettrage, à 65% numérique, et le dessin lui-même, à 14% tout numérique. La couleur, intermédiaire, est à 52% tout numérique. Là encore est confirmé que l’usage d’outils numériques est plus fréquent pour les tâches « annexes » au dessin tandis que l’acte même, le geste du tracé, résiste encore davantage à l’informatisation. Il y a donc bien un usage principalement utilitaire de l’outil informatique, employé préférentiellement pour les tâches les plus répétitives et les plus laborieuses. Le dessin, qui définit le style, l’esthétique, est une prérogative humaine. En ce sens les qualités esthétiques de la pratique numérique ne sont que marginalement identifiées et pensées par les auteurs. Cette information-là est cruciale, car tant que l’outil informatique restera d’usage utilitaire, la création numérique ne pourra réellement décoller.

La distinction par usage permet aussi de nuancer l’uniformité générationnelle. Sur le lettrage, par exemple, il y a un fossé très net entre les plus de 50 ans, qui ne sont que 50% à pratiquer un lettrage numérique, et les moins de 50 ans qui sont plus de 67%. Cette information permettrait de dater la généralisation du lettrage numérique dès les années 1990. Un autre enseignement pertinent est que la catégorie d’âge où les pratiques du « tout numérique » sont systématiquement les plus élevées n’est pas celle des moins de 30 ans mais celle des 31-40 ans. Comment expliquer ce décalage ? Je vois plusieurs explications dont je laisse le lecteur juger de la pertinence : retour des jeunes générations, submergés par le numérique dans leur vie de tous les jours, aux pratiques mécaniques ? coût de la création numérique ? Lien avec l’enthousiasme multimédia de la la fin des années 1990 et du début des années 2000 ?

 

Bibliographie complémentaire

Mon deuxième complément à ma participation à l’ouvrage Bande dessinée et numérique intéressera peut-être davantage les universitaires : il est d’ordre bibliographique. Depuis ma dernière bibliographie publique sur le sujet (2011 !), de nombreuses publications sont parues. Pour en rendre compte, je vous renvoie vers deux outils que j’ai réalisés :

– une bibliographie volontairement synthétique et sélective qui reprend les trente références essentielles sur le sujet. Elle est disponible sur le site web du groupe La Brèche.

– une bibliographie collective Zotero sur le sujet, alimentée également par mon collègue Julien Falgas, qu’il en soit remercié

Bonne(s) lecture(s) !

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