Pandora : revue hors-sol ?

Avec un léger décalage temporel, Casterman s’est joint au mouvement de renouveau des revues de bande dessinée ébauché depuis 2012 en lançant tout récemment une nouvelle revue, Pandora, sous l’égide du rédacteur en chef Benoît Mouchart. Je m’interroge sur cette création qui tente de renouer avec l’âge d’or graphico-littéraire de (A Suivre) dans le contexte bouleversée de la presse de bande dessinée au XXIe siècle.

Pandora, nouvelle revue des éditions Casterman

Pandora, nouvelle revue des éditions Casterman

Pour ceux d’entre vous qui n’auraient pas suivi les épisodes précédents, petit récapitulatif : depuis le début des années 2010 la bande dessinée s’est engagée dans une phase de questionnement de ses modèles économiques : le « triomphe de l’album » des deux décennies précédentes ne doit-il pas être remis en question par un retour à une bande dessinée de presse, pré-publiée et fidélisatrice, comme dans les années 1950-1970 ? D’où une vague de création de revues, au format imprimé (La Revue Dessinée, Papier, Lapin nouvelle formule, Aaarg !) ou numérique (Mauvais esprit, Professeur Cyclope, Spirou Z…). Et je ne compte pas là-dedans les fanzines qui ne cessent de se créer chaque année.

De cette première vague, seules ont réellement survécu La Revue Dessinée et Lapin. Mais il semblerait qu’en ce début d’année 2016, malgré les échecs, une seconde vague ait lieu, en partie avec les mêmes acteurs : Aaarg ! revient sous la forme d’un mensuel, La Revue Dessinée lance une déclinaison pour adolescents sous le titre Topo, tandis que Spirou se lance dans l’actualité expliquée au jeune public avec Groom. Casterman, qui a été pendant les années 1980 l’éditeur de la revue (A Suivre), dernier grand sursaut de la presse de bande dessinée, a lancé en ce mois d’avril sa propre nouvelle revue sous le titre de Pandora, subtile allusion à un personnage de la série Corto Maltese qui avait fait la réussite de (A Suivre).

A la lecture de ce premier numéro, mes impressions sont un peu mitigées… Et expliquer pourquoi permettra de comprendre ce qui fait, à mes yeux, une revue de bande dessinée.

Casting royal

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Blutch ouvre le bal, ici avec une relecture d’Alix.

Je vais commencer par les aspects positifs. Rien à dire d’abord sur le plan matériel : un format livre parce que la mode est aux mooks, un prix relativement bas (18 euros) au vu du volume (264 pages), une couverture qui attire l’oeil… OK.

Il faut aussi avouer que, pour ce premier numéro, Benoît Mouchart a réussi à réunir des auteurs renommés et aux tempéraments variés. Il y a des poids lourds de la bande dessinée internationale, dont trois grands prix d’Angoulême (Blutch, Otomo, Spiegelmann… et Mattoti qui n’a jamais été grand prix mais l’aurait mérité !) ; il y a des auteurs marquants de générations différentes (du rare mais précieux Götting à Vivès, en passant par Tripp, de Loustal, Alfred, Dupré la Tour, de Moor…) ; il y a des piliers de l’éditions alternative (Menu, Killofer, Lehmann, Evens) et des piliers de l’édition plus « mainstream » (Bajram et Mangin). Bref, il y en a pour tous les goûts (il ne manque plus que Lewis Trondheim !), avec une création internationale bien représentée (France, Japon, Belgique, Etats-Unis, Italie, Pays-Bas, Finlande…). De ce point de vue là, c’est un sans faute : le réseau Casterman a l’air de bien fonctionner pour mobiliser de tels auteurs.

La règle de Pandora semble être de se limiter aux récits complets : pas de feuilleton, que du one shot. Les auteurs mobilisés proposent donc chacun une histoire courte (une douzaine de pages chaque), à chaque fois reflétant bien leur style. Dans cet ensemble, j’ai particulièrement apprécié certaines des contributions : l’anecdote de Mathias Lehmann, dans son inimitable style « carte à gratter » est bien prenante ; Jean-Louis Tripp propose un court récit d’adolescence à la tonalité enjouée, Florence Dupré la Tour s’amuse avec un récit préhistorique qui inverse la hiérarchie des genres, Jean-Claude Götting est fidèle à sa tradition de roman noir doux-amer… J’ai beaucoup aimé cet auteur finlandais qui m’était inconnu, Aapo Rapi, dont la longue histoire muette est un petit délice d’underground joyeusement ironique.

Et puis, comme dit plus haut, il y en a pour tous les goûts. Certains préféreront un Blutch un peu en roue libre se livrant à une réécriture de planches « classiques » de la bande dessinée, la planche unique de Spiegelman (?), la fresque mythologico-mystique de Mangin/Bajram/Toulhoat ou les récits illustrés de Brigitte Fontaine/Olivia Clavel, et Matz/Manuele Fior. De ce point de vue, pour un lecteur qui voudrait lire des tentatives variées par des maîtres contemporains, Pandora est une lecture à recommander.

Esprit de la rédaction, où es-tu ?

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Le trait singulier d’Eleanor Davis

Ce qui fait la force de la revue est aussi sa faiblesse : beaucoup de personnalités fortes réunies, des récits autonomes plutôt réussis et professionnels (pas de bâclage évident), mais, tout de même, l’impression générale est celle de la juxtaposition. Si on excepte l’éditorial de Benoît Mouchart et les courts textes de présentation des auteurs, il n’y a pas le moindre rédactionnel. Mine de rien, cette absence m’a pesé : plutôt qu’une revue de bande dessinée, j’ai eu l’impression de lire une anthologie compilée en solo par un rédac’chef qui est un vrai connaisseur de la bande dessinée mondiale et de ses acteurs. Pour moi, une revue, c’est d’abord et avant tout une rédaction et une ligne éditoriale. Ici, les deux semblent (je dis « semblent » : ce n’est que l’impression de lecture, pas forcément la réalité). Il n’y a pas vraiment de ligne directrice entre les histoires (si ce n’est le côté « récits entiers »). Pas de point commun visible qui lierait l’ensemble ou « d’esprit commun » (aventure, humour, documentaire, etc…). En 2013, Papier, qui avait déjà fait le choix de ne proposer que des récits entiers, avait au moins un semblant de fil conducteur (des histoires animalières).

Pour la rédaction, c’est pareil : aucun indice ne laisse percevoir qu’il y a derrière la revue un esprit de rédaction qui aurait un jour réuni tous les auteurs en un même lieu, dans un même but. On a ici le sentiment de commandes passées à des auteurs, dont certains recyclent un peu des formules éprouvées ailleurs (je pense à Menu qui propose un contenu proche des Chroquettes qu’il publie dans Fluide Glacial, ou Blutch qui poursuit le thème de son rapport aux maîtres de la BD développé dans l’exposition du PULP Festival). Pas d’inventions spécifiques à la revue. Pas l’impression d’être avec une « équipe ».

Le constat est d’autant plus frappant quand on regarde les autres revues existantes : La Revue Dessinée, Lapin, Aaarg !, ou même le vétéran des revues, Fluide Glacial. Ces revues jouent sur l’esprit de rédaction, en explicitant leurs choix dans un « courrier des lecteurs » pédagogiques (dans La Revue Dessinée), en se moquant les uns des autres (aaah… qu’est-ce que je regrette la disparition des « marges » de la chronique de Frémion dans Fluide Glacial…), en personnalisant à fond (la nouvelle formule de Lapin « carte blanche à un auteur pour inviter ses amis » est une vraie réussite), ou en affichant une ligne éditoriale claire qui sache ne pas se limiter à la bande dessinée (voir le rédactionnel très touffu de Aaarg ! pour appuyer à fond l’esprit « contre-culture » et les références underground de ses auteurs). Bref, ces revues ont su trouver et affirmer, dès les premiers numéros, une personnalité démontrant un projet éditorial autre que « réunir des auteurs dans une revue ». C’est ce qui m’a le plus manqué à la lecture de Pandora : l’impression d’une revue « hors sol », sans véritable attache rédactionnelle.

Autre point curieux : Casterman dit vouloir, avec Pandora « s’adresser à tous les lecteurs, qu’ils soient des lecteurs de romans et de bande dessinée ou des spectateurs de films et de séries télé ». J’ai un peu de mal à comprendre le lien entre ce souhait et le contenu de la revue, qui justement ne fait aucun lien avec d’autres médias (ce qui la différencie là aussi de Aaarg !, Fluide Glacial, La Revue Dessinée, dans lesquels on trouve des chroniques de livre). En d’autres termes, le projet de Casterman apparaît comme peu abouti.

Peut-être me trompè-je et ce n’est qu’une impression… Après tout, dans un article publié après la soirée de lancement, Didier Pasamonik décrit Pandora comme « un lieu identitaire pour que chacun de ses grands auteurs s’identifie à la maison », insistant ainsi sur la dimension fédératrice, pour les auteurs, de cet essai éditorial prévu pour être semestriel, donc dans un rythme de parution qui privilégie le temps long. Casterman est, parmi les « gros » éditeurs historiques, un de ceux qui a su opérer très tôt un tournant radical dans sa ligne éditoriale. J’aurais donc tendance à avoir encore de l’espoir pour ce qu’il concerne, même si le premier numéro me laisse un peu sur ma faim. Pour conclure sur Pandora : une lecture agréable, sans aucun doute, mais à voir si le format anthologie fait sens pour une revue sur la durée.

Du nouveau du côté des revues numériques ?

Puisque vous avez lu cet article jusqu’au bout (bravo !), je vais finir par un petit contre-exemple en forme d’annonce : une nouvelle revue numérique s’est lancée aujourd’hui même sur le Web : Trompette, dont la page Facebook est déjà bien animée. Et là, par exemple, on a l’impression que le casting, tout aussi prestigieux dans son genre (waouh Lécroart ! Waouh Ted Benoît ! Waouh Marc Dubuisson ! Double waouh Fabcaro et Geoffroy Monde), a été mobilisé. Chaque auteur propose une petite vignette publicitaire (un peu à la façon des bulletins d’abonnements de Fluide Glacial) et donne le ton d’une revue sous le signe de la rigolade et de l’humour décalé. La courte présentation évoque d’ailleurs l’idée de « faire émerger une communauté d’esprits libres et grinçants, de favoriser l’émulation artistique » qui tranche avec l’impression d’anthologie offerte par Pandora. C’est cela que j’attends d’une revue, d’un « esprit de rédaction » qui donne au moins l’apparence d’une communauté.

Alors bien sûr, dans les deux cas, il faut attendre de voir avant de juger… Nous verrons, donc. Mais soyez sûrs que vous entendrez de nouveau parler de Trompette sur Phylacterium…

2 réflexions au sujet de « Pandora : revue hors-sol ? »

  1. Yassine

    Je souscris à ton analyse. Je serais même plus sévère. Pandora dégaine après tout le monde en donnant l’impression d’innover, mais en fait ne propose rien de neuf. Plein de bon auteurs, mais aucune vision et aucune découverte. C’est ce que j’appelle avoir un métro de retard, voir plusieurs.

    Quelques remarques sur ton papier.

    Les marges de Fluide sont toujours là. La gazette de Frémion a disparu, mais les marges sont restés.
    La gazette après fremion est chapeauté par Cizo et Felder. Elle s’est d’abord appelé « Gros porc » et désormais elle s’appelle « BD News ». C’est bien , mais je suis pas objectif car j’écris des articles dedans.

    Dopututto de Misma était la première revue de cette vague en librairie avant Le retour de lapin, Aaargg, papier, la revue dessiné, Franky et Nicole, …
    Et à ce jour la meilleure à mon avis. Hélas ils ont décidé d’arrêter il y a peu.

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    1. mrpetch Auteur de l’article

      Merci pour ton commentaire Yassine.

      Oui, Dopotutto ! Je ne l’avais pas dans ma chronologie mais c’est un bon exemple.

      En fait, quand on creuse on se rend compte que dans l’édition « alternative » il existe encore pas mal de revues. Et sans parler du fanzinat.

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