La nomination des Eisner Awards 2016, qui récompensent depuis 2005 la meilleure bande dessinée numérique à travers le prix Best Digital Comic, est l’occasion de s’informer de ce qui se fait en matière de bande dessinée numérique de l’autre coté de l’Atlantique (et, comme tous les ans, de s’étonner de l’absence de prix de la bande dessinée numérique en France parce que je suis un peu taquin).
Décernés à l’occasion de la Comic Con de San Diego (qui aura lieu les 21 et 24 juillet 2016), les Eisner Awards sont les principales récompenses professionnelles de la bande dessinée états-unienne. Parmi les différentes catégories (qui ont le bon goût de ne pas s’appeler « Barnes&Nobles Awards » ou « Union Pacific Railroad Awards »). Les nominations sont le fruit de la sélection d’un jury, puis les professionnels votent pour décerner le prix. Comme tour prix, les Eisner Awards ne sont pas parfaits ; mais, relativement ouverts à tout type d’oeuvres, ils permettent néanmoins de se faire une idée de ce qui s’est produit dans l’année.
Dans la catégorie « Best Digital Comic », cinq oeuvres sont nommées… Allons voir cela de plus près.
The Legend of Wonder Woman, by Renae De Liz (DC Digital)
On commence par du lourd, du classique : un bon vieux comic book de super-héros. Je rappelle à mes lecteurs que les gros éditeurs américains que sont Marvel et DC sont passés depuis un bon moment à la publication numérique, y compris pour leur tête de série. DC dispose de sa propre plateforme, DC Digital, qui n’est toutefois pas exclusive puisque The Legend of Wonder Woman est aussi disponible sur Comixology. A noter que, depuis quelques années, l’éditeur propose même des séries en « digital first« , dont le retro et séduisant DC Bombshells que je conseille aux amateurs (éclairés, sans aucun doute) de pin up art des années 1950.
The Legend of Wonder Woman est aussi un digital-first, et la diffusion numérique de cette nouvelle déclinaison de la série Wonder Woman, parmi les plus anciennes de DC (1941 !), va aussi dans le sens de faire du neuf avec du vieux, puisqu’il s’agit de raconter l’enfance de Wonder Woman. N’ayant pas tout suivi à la série initiale, je l’ai lu avec des yeux de novice. On suit donc Diana de son enfance parmi les Amazones à son arrivée sur Terre. Tout ça m’a eu l’air d’un académisme profond, un poil ennuyeux mais professionnel.
Un des avantages du digital first est que le format est d’emblée pensé pour une lecture en ligne : pas besoin de zoom et de déplacement dans l’image. Le format numérique a ses limites et il s’agit toujours de penser, derrière, l’impression papier, mais c’est finalement une bonne adaptation du classicisme super-héroïque au format diaporama que propose cette série.
Bandette, by Paul Tobin and Colleen Coover (Monkeybrain/comiXology)
Mes lecteurs de l’année passée se souviennent peut-être de cette série déjà nommée l’année passée, déjà gagnante en 2013, et qui faisait alors partie de mes petits chouchous. Reprenons… Bandette raconte les aventures d’une jeune aventurière masquée et capricieuse à la croisée de Fantômette et d’Arsène Lupin. Cambrioleuse hors pair mais à la morale irréprochable, elle aide volontiers la police quand la cause en vaut la peine. Le tout est dessiné par Colleen Cover, scénarisé par Paul Tobin, et je dois dire que c’était ma bonne surprise de l’année dernière. Si on reste dans le canon du genre superhéroïque, l’ambiance à la française (en anglais dans le texte : la série se déroule dans un Paris de folklore rêvé par des Américains) et l’humour léger renouvelle considérablement l’ensemble, loin de certains comics pontifiants et terriblement sérieux.
L’éditeur est une maison indépendante, MonkeyBrain Comics, une petite maison d’édition née à l’orée des années 2000 et qui est désormais reconnu, notamment pour la qualité de ses Digital Comics. Sans doute est-ce cette qualité qui avait été récompensé en 2013 par l’attribution de l’Eisner Awards Best Digital Comics à Bandette. On n’est certes pas dans de l’édition électronique originale (pas d’effet numérique, juste une imitation numérique du format comics), mais la distribution via Comixology permettant le téléchargement aux formats .pdf et .cbz (sans DRM !) est tout à fait satisfaisante et la preuve d’un modèle économique sain et qui n’a pas peur de la diffusion en ligne. La série peut-elle l’emporter une seconde fois ?
Que s’est-il passé depuis l’année dernière ? Jusqu’ici conçu sur le modèle d’épisodes relativement indépendants, la série poursuit depuis sa dixième livraison une histoire à suivre, The House of Green Mask. Une série de kidnappings a lieu et les indices semblent pointer vers un lieu mystérieux où serait entreposé des tableaux précieux. On retrouve le ton délicieux de la série, cette façon légère et presque à l’ancienne de se lancer dans l’aventure, sans cynisme et post-modernité inutile. Bon, le scénario tend à se répéter et à écouler voire exagérer les mêmes formules, et je regrette un peu que cette première aventure au long cours ne soit pas l’occasion de proposer de la nouveauté… Mais enfin la lecture reste très sympathique et, je la conseille à ceux qui auraient rater les premiers épisodes.
Fresh Romance, edited by Janelle Asselin (Rosy Press/comiXology)
Étonnamment, ce n’est pas une oeuvre qui est nommée mais une revue, éditée par Rosy Press, éditeur spécialisé, comme son nom l’indique, dans la littérature sentimentale. Chaque livraison contient trois histoires à suivre d’une dizaine de pages : School Spirit, Ruined et The Ruby Equation, chacune dans une déclinaison du genre (romance lycéenne, victorienne et contemporaine). J’avoue ne pas avoir parcouru les sept livraisons existantes car le genre annoncé, ne m’attire guère… Mais il faut savoir prendre des risques quand on chronique des bandes dessinées !
Le résultat ne m’a guère emballé : des histoires sans saveur, sans enjeux et des styles graphiques presque amateur par moment. Bon… On passera donc sur cette lecture qui, en plus n’apporte absolument aucune innovation numérique.
Un élément d’importance explique sans doute la nomination de cette récente revue (2015) : son modèle économique est uniquement au format numérique. En ce sens, le principe est intéressant et montre à quel point la bande dessinée nord-américaine a réalisé sa transition numérique, puisque même des productions archi-standardisées comme la littérature rose tentent le tout numérique. On imagine mal en France ce type d’objet. Et, même si vous aurez compris mon absence d’intérêt pour le contenu, je dois avouer que l’aspect « revue » est plutôt bien fait : outre les trois histoires à suivre, chaque livraison contient des rubriques récurrentes dans le ton de l’ensemble (je vous passe les détails, mais une mention spéciale à l’éditorial dans lequel la rédactrice en chef parle de ses chats) qui donne une vraie cohérence d’ensemble et doivent, j’en suis certain, ravir les amateurs du genre…
Lighten Up, by Ronald Wimberly (The Nib)
Autant les précédentes oeuvres sont des récits longs, autant Lighten Up est court : un scrolling qui ne vous prendra pas plus que quelques minutes sur le blog de l’auteur. Mais c’est une vraie réussite formelle et une excellente surprise.
Lighten up est une réflexion en images par Ronald Wimberly par laquelle il raconte une triste expérience de dessinateur confronté au racisme ordinaire de quelques éditeurs estimant qu’il est préférable de « blanchir » la peau des personnages de comic books. Au-delà de la dénonciation, intelligente et mesurée, d’une pratique qu’on devine régulière, c’est surtout la mise en forme du discours qui est réussie. L’auteur joue sur une analogie entre les variations de couleurs de peau et les code alphanumériques identifiant les couleurs utilisées sur le Web. Ainsi n’est-il pas noir mais #5c4653. Une façon élégante de montrer tout ce qu’un jugement sur la couleur de peau a de relatif, puisqu’inévitablement vient à se poser la question « à partir de quel couleur est-on blanc ? ». La forme prise par le discours, qui mêle texte et images en une suite de cases de taille égale, en devient alors terriblement efficace. Le débat se réduit-il à l’opposition entre deux teintes, #000000 pour le noir et #ffffff pour le blanc ?
En un sens, et par comparaison avec les trois oeuvres ci-dessus, cette simple note de blog, sans grande prétention éditoriale mais finalement extrêmement efficace, montre toute la liberté de l’écriture en ligne. L’auteur, Ronald Wimberly, travaille sur du comic books traditionnel, mais montre ici qu’il sait faire autre chose en proposant une vraie réflexion sur les images et la nature libératrice des images sur le Web.
These Memories Won’t Last, by Stu Campbell
Enfin, on attaque les choses sérieuses. De la vraie bande dessinée numérique comme on les aime sur Phylacterium : de celle qui interroge le medium au regard des modalités de publications numériques. De la vraie bande dessinée numérique immersive et poétique comme les anglo-saxons savent les faire, mais aussi parfois quelques français ici et là.
Stuart Campbell raconte une anecdote : la perte de mémoire progressive de son grand-père, son placement dans une maison de soin, la disparition de ses souvenirs. Une histoire de vie, simple et banale en apparence, comme le style de l’auteur, mais rendue originale par un emploi dynamique des potentialités numériques. Quand je parle de « bande dessinée immersive », je pense à ces oeuvres qui mêlent plusieurs innovations formelles de la création numérique : ici le recours au son, la lecture en scrolling, les effets animés, afin de proposer une expérience complète de lecture faisant intervenir plusieurs sens : la vue, l’ouïe, et même ici, d’une certaine façon l’équilibre. Le tout est dans l’équilibre : parvenir à ménager les effets pour ne pas donner l’impression d’en faire trop.
Dans These Memories Won’t Last, on descend le long d’un fil. Ce fil ténu, qui est celui de la mémoire du grand-père, le lecteur sent sa fragilité. Le scrolling balance constamment, les cases flottent comme perdues. Si on reste trop longtemps sans bouger, un brouillard s’installe. Même les lags de la lecture semblent s’inclure dans l’expérience. Parfois, au détour d’un souvenir resurgi, on interrompt l’inévitable descente pour reprendre une lecture horizontale, plus traditionnelle. Mais finalement la chute reprend le dessus. Elle permet d’accompagner l’émotion, de la souligner sans avoir besoin d’entrer dans trop de pathos. En somme, la forme appuie suffisamment l’histoire, sans en faire trop.
Il y a là, à la différence de (presque) tous les autres auteurs, une vraie pensée de la création numérique qui sait se détacher des canons classiques de la bande dessinée imprimée. Pour cette raison, j’espère que l’oeuvre originale de Stuart Campbell sera récompensée comme il se doit…
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Un petit bilan ? Les choix du jury cette année m’ont profondément surpris, pour plusieurs raisons. Ils ont d’abord quelque chose de terriblement convenu : on y retrouve un lauréat encore récent, même s’il s’agit d’une série de grande qualité, et on y trouve aussi deux oeuvres qui ne font pas preuve d’une réelle originalité, ni par leur contenu, ni par leur graphisme, et encore moins (mais ce n’est pas toujours l’objet de ce prix) par leur usage de l’outil numérique. Il me semble que, par rapport à l’année dernière où le plus « classique » était encore Bandette, les choix de cette année font nettement pâle figure.
En réalité, j’ai le sentiment que le jury a essayé de couvrir toute la gamme de la bande dessinée numérique nord-américaine, de la série archi-classique (Wonder Woman) à la création numérique originale immersive (These Memories Won’t Laste) et en passant par le blog (Lighten Up) ; avec de surcroît différents modèles économiques (accès libre, accès payant sur plateforme, téléchargement…). Et je regrette fort que les seules oeuvres payantes soient aussi les plus traditionnelles ! Finalement, je crois que c’est ce qu’il faut retenir de ce panel : une diversité de création qui sont toutes, et il faut le souligner, des créations numériques originales, et ce même lorsqu’elles copient au maximum l’imprimé. Définitivement, et parce qu’il sait proposer une telle diversité de mode de lecture et de « consommation » de bande dessinée numérique, le monde du comics nord-américain semble être parvenu à assumer sa transition numérique.
Un autre élément m’a frappé avec ce panel : s’il y a une constante thématique, c’est bien le thème de la discrimination et de la différence, présent comme un fil rouge des cinq histoires, et ce à différents niveaux. D’abord parce qu’on ne manquera pas de souligner la stricte parité : six auteurs, trois hommes, trois femmes. La féminisation de la bande dessinée est un mouvement en marche, aussi aux Etats-Unis, et en France aussi on trouve plusieurs femmes parmi les auteurs de bande dessinée numérique (Clemkle, sans compter les nombreuses blogueuses bd). Idem du côté des personnages : avec Bandette et Wonder Woman, on a deux héroïnes féminines fortes, et les romances de Fresh Romance laissent également une place importante à l’amour au féminin. Et le thème même de Lighten up est la discrimination raciale. Bref, il semblerait que le mot d’ordre cette année soit le rééquilibrage en faveur des « minorités » (un contraste saisissant avec le pataquès du FIBD 2016, mais aussi avec la polémique des derniers Oscars sur l’absence d’acteurs noirs !).
Je ne vais bien sûr pas m’opposer à une telle prise de position « éthique » de la part du jury, mais je me demande à quel point ce choix a un peu « forcé » la sélection, et en conséquence mis à l’écart des oeuvres qui auraient mérité toute l’attention du jury.
Tiens, par exemple, si j’avais dû choisir j’aurais mis deux autres oeuvres :
S’il s’agissait de chercher dans l’édition traditionnelle, pourquoi ne pas mettre en avant la série des Infinite Comics de Marvel ? Et je ne dis pas ça seulement parce qu’à l’origine de ce projet se trouve le français Balak ! Non, c’est surtout que ces oeuvres, qui utilisent le format de diaporama de type « Turbomedia », avec gestion dynamique de l’affichage successive des cases, sont réellement pensées pour la lecture numérique et cherchent à mettre en oeuvre une forme originale. Je vous invite vraiment à aller voir la série de Balak pour Marvel A Year of Marvel Infinite Comics sortie récemment : c’est un excellent exemple de bande dessinée numérique « classique », mais vraiment numérique. Et en plus c’est très drôle.
Mais mon gros coup de coeur de l’année, grand absent de cette liste, c’est certainement Thunder Paw, l’excellente série à suivre depuis mars 2015, dessinée par Jen Lee. C’est certainement ce que j’ai lu de mieux en matière de bande dessinée numérique ces derniers mois. Le lecteur suit l’épopée de deux amis, Bruno et Ollie, le boy-scout débrouillard et le gamin pleurnicheur, perdus dans une vaste forêt peuplé d’animaux méfiants mais pas toujours hostiles. Le ton est celui d’un curieux et fantastique conte de fées où les animaux parlent et possèdent leurs propres croyances animistes et mystiques. L’image est traitée dans des tonalités gris-orange, marque du feu qui menace de ravager la forêt, mais surtout extraordinaire décor pour une histoire mélancolique qui sait faire évoluer ses personnages. Sur le plan numérique, le choix d’animation gif peut donner de prime abord un curieux effet stroboscopique, mais je les trouve dosées à souhait, présentes juste quand il faut pour renforcer les passages oniriques les plus émotionnels, et capables de donner à l’ensemble un ton vraiment singulier, un rythme de crépitement et de contemplation. Bref, une vraie réussite, qu’il vous est possible de soutenir via un don sur Patreon.