Août-septembre en numérique : la tournée mensuelle de Phylacterium

Après un mois d’août globalement tranquille, la bande dessinée numérique a vraiment fait sa rentrée en septembre, avec une activité très chargée. Nouvelles oeuvres, nouveaux portails… On fait le point.

La revue du mois : des plateformes, des plateformes, et encore des plateformes !

L’air de la rentrée a fait pousser un grand nombre de plateformes de bande dessinée numérique. Ces dernières années, déjà, aux vénérables portail Lapin et aux sites d’hébergement Webcomics.fr et Grandpapier.org, Delitoon, étaient venues s’ajouter Spunch Comic, Turbo Interactive et, tout récemment, Les auteurs numériques, trois plateformes centrées sur le Turbomedia. Elles sont désormais rejointes par trois petites nouvelles que je vais m’empresser de vous présenter :

« Reservoir dogue » d’Arcady Records, alias Fabien de Souza, dessinateur et musicien à l’origine d’une poignée d’oeuvres numériques pessimistes et misanthropes, est pour l’instant la moins remplie et la moins élaborée. On y trouvera Make or break, un scrolling vertical dans l’esprit de ses dernières productions, et dont on appréciera qu’il sache creuser plus en profondeur le sillon déjà entamé par l’auteur. Pour l’instant, il semble que cette plateforme soit d’abord destinée à accueillir les oeuvres de Fabien de Souza.

Il faut réserver un vrai bon accueil à « Picstell« , la plateforme lancée Gipo, un très bon connaisseur du Turbomedia, car, au-delà de proposer des lectures gratuites toutes les semaines (pour l’instant deux séries Turbomedia en cours, dont Le dernier dodo de l’excellente Clemkle), il s’agit surtout de repenser le système de rémunération. Basiquement, Picstell reprend le principe de Patreon ou Tipeee, mais à son échelle : l’accès aux bandes dessinées est libre, mais le lecteur a la possibilité de soutenir tel ou tel auteur en lui versant tous les mois une somme donnée. Ce principe où on compte sur une minorité de lecteurs motivés pour financer une oeuvre diffusée gratuitement est risqué… Mais je pense qu’à l’heure où le modèle de rémunération des auteurs est en crise, il faut soutenir les initiatives qui explorent d’autres voies. Et cette voie de la rémunération participative est particulièrement porteuse actuellement. [edit au 12/10/16 : Gipo a finalement annoncé l’abandon du projet Picstell. Dommage… On espère que ce n’est que partie remise.]

Dernière plateforme, mais non des moindes : Watchcomics. Celle-là, ça fait un an qu’on l’attendait, après une campagne de crowdfunding victorieuse (encore un modèle innovant de financement) mais dont les résultats se faisaient attendre. Cette sortie est une excellente nouvelle, pour des tas de raisons. D’abord parce que c’est le projet d’une école de bande dessinée, L’iconograf, et de son professeur, Thierry Mary, dont on peut là aussi saluer la tentative de tester des solutions originales pour mettre en selle de jeunes auteurs. Le modèle économique est plus traditionnel, mais a le mérite de poser la question du financement : c’est un abonnement de 34 euros/an qui donne accès à l’ensemble du contenu, régulièrement mis à jour (pas d’accès libre, cette fois). Et pour le coup le contenu est dense : au lancement en septembre, les abonnés ont pu lire près de 120 pages de bande dessinée. Le seul regret de ma part est peut-être la forme encore très classique des oeuvres, qui sont de simples planches à la façon du papier. Mais si le contenu est de qualité, comme le sympathique Enfer blanc de Guillaume Cribeillet que je conseille, la question formelle est finalement secondaire.
J’espère que cette multiplication de plateformes ayant toutes des modèles différents augure d’un vrai changement. Elles constituent autant d’étapes de structuration d’acteurs jusqu’ici isolés, pour la plupart de jeunes auteurs d’une génération ayant d’abord connu la publication numérique. Elles sont certainement le signe d’un besoin d’espaces collectifs de diffusion, comme dans les années 2000, mais où la question de la rémunération soit prise en compte. Car Picstell et Watchcomics sont vraiment l’occasion de tester « en vrai » les possibilités d’une rémunération qui ne soit pas appuyée sur des ventes papier. On verra ce que ça donne, mais dans tous les cas c’est réjouissant de retrouver un esprit d’expérimentation économique qui fait penser au temps des Autres gens et de Professeur Cyclope. Pour être tout à fait honnête, ce que je regrette un peu est qu’il y ait finalement autant de plateformes différentes, notamment pour le Turbomedia… Une concentration des efforts permettrait peut-être d’éviter une dispersion du lectorat. Mais bon… Attendons de voir la suite !

 

Et puis comme on parle de plateformes : le top départ est donné pour l’édition 2017 du Challenge Digital. Et comme tous les ans, ça se déploie sur le plateforme BDJeuneCréation. On en reparle plus tard dans l’année…

 

L’enjeu du mois : le financement de la bande dessinée numérique (2) : l’audiovisuel à la manoeuvre

Ah, et tiens, puisque je parle de modes de financement… Vous vous souveniez qu’en juillet j’évoquais la question de ces modèles par financement participatif, dont Watchcomics et Picstell sont d’ailleurs des exemples, ainsi que Pepper and Carrot mis à l’honneur le mois dernier. A côté de cette modalité innovante, mais dont, il faut bien l’avouer, on attend encore de voir l’efficacité en tant que modèle capable de produire des oeuvres sur le long terme, et des oeuvres importantes, un autre mode de financement de la bande dessinée s’affirme, depuis quatre-cinq ans, comme le plus efficace à ce jour : la production audiovisuelle et l’industrie transmedia.

Il en était particulièrement question lors d’une table ronde à la Gaité lyrique il y a quelques jours dans le cadre de « I love transmedia » : elle réunissait trois auteurs de bande dessinée numérique, Marietta Ren (Phallaina), Charles Ayats (SENS VR), Camille Duvelleroy (Moi J’attends, La Petite Histoire d’un Trait). Je vous invite à regarder la vidéo de la conférence animée par les membres de Bigger Than Fiction qui font un intéressant travail de mise en valeur de la création numérique. Même si l’introduction est (nécessairement) un peu condensée sur l’histoire de la bd numérique et qu’on évite pas certains lieux communs (la « crise de surproduction »), c’est l’occasion de découvrir trois créateurs passionnants et la façon dont ils travaillent.

Ces oeuvres posent des questions sur ce que pourrait être une bande dessinée numérique de création originale et ambitieuse. Tony a développé plusieurs réflexions via twitter que je ne reprends pas ici, mais il y aurait des tas de choses à dire sur, en vrac, la pensée de l’interface, le « monopole » actuel de l’application pour tablettes comme outil de diffusion, les nouvelles collaborations qu’impliquent parfois ce type d’oeuvres (réalisateur, designer, animateur, musicien, acteur, développeur…).

Mais les questions qui m’intéressent le plus aujourd’hui sont celles qui touchent au financement. Car le point commun des oeuvres présentées, toutes sorties en 2015-2016, est d’avoir été financées par des acteurs de l’audiovisuel. En l’occurrence Arte (SENS VR), France Télévisions (Phallaina) et Les Films d’ici (Moi j’attends). Comme le remarquait Edouard Gasnier le mois dernier, l’audiovisuel est très nettement devenu depuis quatre-cinq ans le principal financeur des créations graphiques numériques lorsqu’elles nécessitent des moyens importants. Cette remarque peut s’interpréter de deux façons.

La première façon est de le voir comme une chose positive, dans une logique de convergence globale des « récits numériques », qu’ils soient graphiques, filmés, écrit, interactif… C’est le point de vue d’I love transmedia qui, comme son nom l’indique, « aime le transmedia ». Ce type de collaboration entérine le fait que, à notre époque de création numérique, il n’y a plus vraiment de barrières techniques entre les différents médias, et des secteurs traditionnellement étanches communiquent désormais pour donner naissance à des oeuvres qui, du point de vue de l’inventivité, sont réellement stimulantes. On créé de chouettes bandes dessinées numériques, et c’est super.

Mais dans le même temps, ces journées oecuméniques et enthousiastes des amateurs de transmédia se déroulaient juste après les « Rencontres nationales de la bande dessinée » organisées par la Cité de la Bande Dessinée d’Angoulême, conçues comme un moment de bilan et de réflexion sur l’état de l’industrie. Or, dans ces rencontres, par ailleurs passionnantes à bien des égards comme prise de température de l’état des différents acteurs, il a été (à ma connaissance) peu question de création numérique, sinon très succinctement en termes de scans de planches, de droits d’exploitation et d’outils de communication. Ce qui m’inquiète est l’impression d’une sorte d’aveuglement des acteurs du secteur « traditionnel » de la bande dessinée imprimée à l’égard de la création numérique native. En d’autres termes la création numérique n’est actuellement pas (ou plus ?) perçue comme un prolongement possible de la bande dessinée imprimée. Cela malgré les initiatives d’auteurs comme Marc-Antoine Mathieu, Lewis Trondheim, Thomas Cadène, et Fabien Vehlmann ces dernières années.

Et c’est vraiment inquiétant pour deux raisons. D’abord parce que, s’il y a division entre création imprimée et création numérique, il y a un risque que le secteur de la bande dessinée imprimée ne profite pas (économiquement et artistiquement) des avancées côté numérique, déjà investi par des acteurs extérieurs (où sont les éditeurs ?). Ensuite parce que, finalement, comment va se débrouiller la jeune génération d’auteurs, natifs du numérique, s’ils doivent choisir entre dessiner pour le papier et dessiner pour l’écran ? Et par cette question je salue d’autant plus l’initiative de Thierry Mary sur Watchcomics qui semble nous dire : « il faut d’emblée apprendre aux jeunes auteurs à devenir des créateurs numériques rémunérés ». De toute façon, ces jeunes auteurs n’attendent pas les conseils des anciens : démonstration avec le succès du Kickstarter pour la série animée adaptée de la bande dessinée Lastman de Balak, Bastien Vivès et Michael Sanlaville, par ailleurs déjà passé par la case jeu vidéo.

 

Le contraste entre l’enthousiasme du transmedia et le pessimisme de la bande dessinée imprimée est assez saisissant… Je ne dis pas que la solution à la « crise » de la bande dessinée est dans la création numérique et ce qu’elle charrie de modes de pensées (interactivité, économie participative, transmedia…). Il me semble juste qu’il faut prendre en compte cette donnée dans la balance quand on analyse la situation du média.

 

L’oeuvre du mois : La philosophie dans la piscine de Ted Benoit http://lespenseesimprobablesderaybanana.blogspot.fr/

ted_benoit-raybanana-photoParler du blog de Ted Benoit La philosophie dans la pisicine est une première façon de rendre hommage à un auteur qui nous a quitté récemment et que je regrette sincèrement, déjà par admiration pour une oeuvre éclectique et foisonnante, pleine d’ironie et d’esprit. J’espère que j’aurais d’autres occasion de parler de Ted Benoit, mais je saisis celle-ci avec une chaleur potentiellement mélancolique.

En découvrant ce blog improbable, qui voit le jour en 2010, alors même que la hype des blogs bd commence doucement à s’essouffler, c’est d’abord une surprise. Il faut rappeler ici que Ted Benoit est un vieux maître de la bande dessinée, de ceux qui ont participé au grand mouvement post-moderne de la « Ligne Claire » dans les années 1980, ce retour sur un « âge d’or » mythifié que l’arrivée des éditeurs alternatifs a sans doute trop vite ringardisé. Trouver parmi la myriade de blogs bd du Web Ted Benoit ce serait comme se rendre compte que Bertrand Tavernier diffuse des courts-métrages sur Youtube. C’est inattendu. Et en même temps, Ted Benoit a su s’emparer du modèle du blog pour en faire une oeuvre, bien loin d’un simple carnet de croquis. Il en a fait, durant ces six années d’activité, la dernière demeure de son obsession, le personnage de Ray Banana.

Le blog commence d’ailleurs comme ça : « Ray Banana a mille visages ». Et c’est vrai, pour qui a suivi ce personnage à travers le temps : le trait de Benoit n’a cessé de bouger. Ray Banana n’a pas qu’une seule forme, il se métamorphose sans cesse, et demeure pourtant si reconnaissable, à sa banane, ses lunettes noires (et ce dès son nom même), et son air d’un Cary Grant imitant James Dean. On trouve d’abord sur La philosophie dans la piscine des nouvelles de ce héros quintessentiel d’une certaine esthétique des années 1980 nostalgique des années 1950, mais pas dupe : de vieilles images, des fan art avant la lettre, une incessante chronologie de ses différents états des débuts jusqu’à nos jours.

ted_benoit-raybanana-2010

Et d’ailleurs que devient-il, de nos jours ? Le Ray Banana héros du blog La philosophie dans la piscine, qui nous livre à intervalles plus ou moins réguliers de curieuses sentences absurdo-philosophiques (« Pour l’homme qui troue ses chaussettes, la vie est un long poème sans fin »), est le dernier avatar. Ce personnage qu’on avait connu plein d’allant et de vivacité dans ses premiers albums solo (Berceuse électrique, 1982, classique de la Ligne Claire) est désormais devenu, sans quitter ses lunettes et ses chemises estivales, un sage clope et bec et martini en main. Les décors si précis et clairs de ses aventures sont devenus des salons minimalistes où suffisent un fauteuil club et un guéridon haut. Tout se transforme, c’est la leçon de Ray Banana.

La philosophie dans la piscine est un hommage permanent de l’auteur à son personnage. Il faut bien regarder le dispositif de ce blog, où le « narrateur » est clairement Benoit lui-même, qui commente ses propres dessins représentant Ray Banana. Cela de telle façon que, souvent, on ne sait plus trop si Benoit parle de Banana ou de lui-même. Un peu comme si Banana parlait à travers Benoit. Il faut bien regarder le dispositif du blog, qui donne aux posts comme nom d’auteur Ray M. Bted_benoit-raybanana-2015anana, doté d’un véritable profil numérique. Le jeu sur l’avatar, propre au blog bd, est ici non seulement raccroché à une pratique ancienne de l’auteur, mais traité de curieuse façon, dans un rapport à la fiction savant et ironique.

 

C’est peut-être à ces réflexions sur la double identité de l’auteur et de sa créature que nous a invité Ted Benoit pendant six ans de blog. Ou c’est simplement à l’appréciation désinvolte de sentences comme « Regardons en nous-mêmes et nous verrons le monde… et vice-versa (*Ray a les yeux fermés, mais ça ne se voit pas à cause de ses Raybans) »

A lire aussi :

Tellement de « à lire aussi » ce mois-ci ! Trop, même ! Mais prenez quand même le temps de bien regarder tout ça.

Toute juste sorti sur le Web, une excellente bande dessinée comme une parabole politique par Gaspard Gry et Ulystration, Un monde en pièces. C’est du scrolling vertical en noir et blanc, plein d’effets en gif, et avec un style vraiment classe.

Odyssée 2.0 est une assez chouette bande dessinée sonore en gifs animés par Camille Prieur et Vincent Malgras. Les délais de chargement sont longs, vraiment longs, mais si on prend son mal à patience, cela vaut le coup.

La plateforme ERC Comics a été mise à jour ! Pour rappel, elle publie des feuilletons en bande dessinée où des dessinateurs illustrent librement des projets de recherche européens. …And the invisible, par Thomas Gosselin sur une recherche sur la physique derrière l’invisibilité du professeur Ulf Leonhardt est une belle découverte parmi le dernier arrivage.

Je vous ai déjà parlé de Ab absurdo, le dernier blog de Marc Dubuisson sur le portail Lapin ? Non ? Voilà, c’est fait… A suivre aussi sur twitter.

Je suis tombé sous le charme ridicule de Much Politik, sorte de satire mal dessinée de la vie politique française, joyeux jeu de massacre assez salutaire en ces temps difficiles. C’est complètement idiot, et chacun appréciera selon ses propres affinités…

Belle découverte sur la plateforme Les auteurs numériques : Shangri-la : John’s small adventure de Mathieu Bablet. Une aventure spatiale, sorte de bonus de l’album du même nom et du même auteur (chez Ankama).

Sur Turbointeractive, en revanche, on lira La pêche et la mangue de Vidu. Une drôle d’histoire de purgatoire en Turbomedia

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *