Non sans vous souhaiter une bonne semaine de fêtes de fin d’années, on reprend notre traditionnelle revue de l’actualité de la bande dessinée numérique pour s’intéresser aux infos des deux mois passés, avant que ne débute une nouvelle année numérique pleine de promesses…
Au sommaire de ce mois-ci, des actus hétéroclites, un enjeu tourné sur l’adaptation des albums papier en numérique, et une œuvre expérimentale et étonnante pour finir l’année : Katabasis de Kathrine Avraam.
La revue du mois : Black Friday, merlism, manhwas et Marsam
Les actualités des mois de novembre-décembre sont plutôt variées, et on commence comme d’habitude avec les plateformes de bandes dessinées numérisées qui se sont lancées cette année dans une opération dite « Black Friday », dans la plus pure tradition mercantile américaine : une journée de soldes importants, le 24 novembre, qui vient ouvrir la période des achats de Noël. L’initiative est inattendue est plutôt récente dans notre pays (elle n’existe que depuis 2014 en France), et ne concerne bien sûr pas que la bande dessinée numérique. Izneo et Sequencity, notamment, faisaient partie des plateformes proposant des bandes dessinées à moins de 2€ (contre un prix moyen qui tourne plus autour de 5-10€ l’album). Rapporté à notre secteur, le Black Friday prend deux significations. La première est qu’elle confirme qu’un des phénomènes de ces dernières années est l’internationalisation du commerce de la bande dessinée en ligne, que ce soit à travers le développement de la plateforme Comixology ou les incursions d’Izneo hors de France avec le regroupement Europe Comics. La seconde est que, comme le rappelle un article d’Actualitté le prix unique du livre demeure la règle en France et fait que ces « soldes » se font simultanément sur toutes les plateformes, et sur les mêmes albums. Rien d’étonnant alors à ce que, dans une interview avec le prolixe et dynamique Luc Bourcier, le directeur d’Izneo depuis 2016, la loi soit pointée comme un frein potentiel au développement du secteur…
L’internationalisation de la bande dessinée numérisée n’est sans doute pas mieux démontrée que par le choix des héritiers d’Hergé (dont on connaît l’attention toute particulière qu’ils portent à la diffusion des créations du maître belge !) de réserver la diffusion numérique des albums de Tintin à une seule plateforme… Celle du géant Google, via Google Play Livres. Le même Google dont les capacités de R&D touche aussi la bande dessinée, puisqu’il propose une nouvelle application, Storyboard permettant de transformer une vidéo en bande dessinée. Au-delà du « gadget », ce qui sera intéressant d’étudier est ce que Google retient des caractéristiques « essentielles » de la bande dessinée, ici assez classiquement découpée en cases à la façon d’une bande dessinée imprimée qui demeure, encore et toujours, la référence formelle du média…
Faisons le grand écart pour passer à l’autre bout du spectre et parler un peu de création et d’expérimentation numérique ! Il faut absolument lire le passionnant interview d’un expérimentateur britannique par un expérimentateur français : Daniel Merlin Goodbrey par Tony, sur Du9. Rien que ce teasing est déjà alléchant pour qui connaît un peu les travaux de l’un, de l’autre, et la qualité générale des entretiens, denses et creusés, du webzine. Et si vous ne connaissez pas Daniel Merlin Goodbrey, aller faire un tour sur son site et régalez-vous. Je conseille particulièrement le très drôle A duck has an adventure et le poétique The Empty Kingdom, tous deux à la lisière de la bande dessinée et du jeu vidéo.
L’interview par Tony s’avère être un excellent complément à la compréhension de la démarche toujours originale, réfléchie, mais jamais rébarbative car finalement pragmatique, de Goodbrey. On y lit une définition des « hypercomics » (nom que l’auteur donne à ses productions les plus expérimentales) ; on y hasarde l’hypothèse d’un continuum entre la bande dessinée numérique et le reste de la création numérique (« une frontière floue n’est pas une mauvaise chose ») ; on apprend un peu sur l’expérience Electricomics avec Alan Moore. Et pour ceux qui veulent approfondir encore davantage le travail théorique de Goodbrey et réfléchir avec lui, sa thèse, soutenue en août 2017, est en ligne depuis peu. Mine de rien, on a là un condensé de ce qui se fait de plus avancé en matière de théorie et d’expérimentation numérique pour la bande dessinée.
On termine la revue du mois avec quelques brèves que je livre en vrac :
– le collectif Marsam, qui publie en ligne depuis 2015, se lance dans la création d’une revue imprimée, Romance, et sollicite pour cela les contributions des internautes. Ou comment les bonnes vieilles formules des années 2000 n’en finissent plus se répéter : le web comme tremplin vers le papier, le financement du web par le papier.
– le Challenge Digital est un concours annuel de création de bandes dessinées numériques. 10 oeuvres ont été sélectionnées et trois d’entre elles recevront un prix lors du FIBD 2018. L’actu étant tombé ce matin, je n’ai pas eu le temps de les consulter et de me faire un avis, mais soyez certains que, dès que possible, je vous fais comme tous les ans un petit bilan perso de ce concours qu’on espère aussi stimulant que l’an dernier !
– l’Université de Liège ouvre son Digital Lab, un lieu de recherche et développement en création numérique qui s’appuie notamment sur l’équipe du colloque Poétiques de l’algorithme. On y expérimentera de la bande dessinée, mais pas que.
– Depuis quelques années la bande dessinée numérique devient un outil de pédagogie et de communication. C’est le cas avec l’armée de l’air (je ne pensais pas parler de l’armée de l’air dans ces chroniques…) qui fait le choix de ce format pour un clip de recrutement. On en reparle un peu plus bas.
L’enjeu du mois : adapter des bandes dessinées papier pour l’écran : trois salles, trois ambiances (Izneo, Delitoon, Allskreen)
Plusieurs actualités conjointes m’ont donné envie de concentrer mon enjeu du mois sur une problématique formelle qui concerne les bandes dessinées numérisées. Peut-être une façon pour me faire pardonner de tout le mal que je dis de cette « autre » forme de bande dessinée numérique à côté de la création originale. Les progrès ont été indéniables et, depuis quelques années, les diffuseurs d’albums numérisés ne se demandent plus seulement comment couper en tranches un album et vont au-delà du simple PDF et/ou du feuilletage. La question de l’adaptation pour l’écran des albums papier reste toutefois encore au stade de l’expérimentation, du tâtonnement. A travers trois plateformes qui font l’actualité ce mois-ci, je m’en vais évoquer cet enjeu…
Le mois dernier j’évoquais très brièvement le cas d’EazyComics, une fonctionnalité lancée par Izneo en mars 2017. On peut l’avoir via ce lien pour l’exemple de La fille du Z de Munuera, en cliquant sur l’icone « EazyComics » dans le bandeau du bas (merci Tony pour l’exemple. Le principe d’EazyComics est de forcer une lecture « case par case » sous la forme d’un diaporama qui isole chaque case ; la méthode prend le contrepied de l’ancienne formule de lecture qui faisait naviguer le viseur dans la planche sans la déconstruire. Pour la première fois Izneo se risque à retravailler la planche de bande dessinée au lieu d’essayer de conserver à tout prix son intégrité : c’est la planche qui s’adapte à l’écran et au player, et non l’inverse. Mine de rien, après cinq ans de lecture guidée, le changement est de taille.
Mais la solution « EazyComics » demeure relativement simple : elle ne modifie pas la case, elle la repositionner dans une mise en case « numérique », via ce standard de la lecture en ligne qu’est le diaporama. La structure de la planche originale est conservée. Delitoon fait un autre choix tout en optant pour la simplicité de lecture sur écran et d’adaptation : celui du scrolling vertical. La planche disparaît complètement au profit d’une colonne de cases dont on ne peut pas réellement reconstituer la mise en page initiale. Contrairement à EazyComics, le redéploiement des cases par le scrolling repense entièrement la mise en page et les relations des cases entre elles : faut-il les superposer, les juxtaposer ? Faut-il les décaler sur la gauche ou sur la droite ? Comment gérer les cases hors format ? Je vous laisse consulter l’exemple de Lastman, série phare de la plateforme, pour voir comment la disposition des cases révèle de vrais choix de mise en écran, certes simples (on place à droite une case qui suit le déplacement de personnages, on dilate le temps en disposant les cases en escalier), mais plutôt efficaces. Et de fait les webtoons créées directement pour lecture numérique sur Delitoon font preuve de la même originalité, de la même pensée du format.
A ce petit jeu de la pensée de la mise en écran, les fondateurs de la plateforme Allskreen vont encore plus loin. Comme sur Izneo, c’est le standard du diaporama qui impose ses règles. Mais plutôt que de faire se succéder les cases isolées, les adaptations d’albums papier font l’objet d’un gros travail de remise en écran qui s’appuie sur les leçons de la création originale, et notamment du Turbomedia. J’ai déjà cité dans ces pages l’exemple de Tortuga de Sébastien Viozat, qui est un modèle du genre. Les cases sont redécoupées pour se caler sur le format 4:3 de l’écran de diaporama ; le dévoilement des cases est calibré pour créer des effets d’attentes, de superposition, d’apparition, de symétrie ; le rythme de la succession permet de mettre en évidence certaines cases, et donc insister sur des actions ou des surprises. A mes yeux, le travail que poursuit Allskreen est le plus abouti en matière d’adaptation d’albums papier au numérique : comme Delitoon, il affirme que la lecture sur écran ne peut être un simple décalque du papier et nécessite des choix de mise en forme, mais il va plus loin en imposant une vraie réécriture qui ne se limite pas à la redisposition des cases. Il faut ajouter à ça l’interprétation minimaliste du diaporama, sans fioritures du type son, animation ou interactivité, que l’on apprécie ou pas mais qui donne une identité formelle aux œuvres diffusées. On pense aussi au travail effectué par certains auteurs de Professeur Cyclope comme Sacha Goerg pour Le sourire de Rose. Quelques prises de risque de ce côté-là pourrait être testé, mais après tout, c’est déjà bien de maîtriser une forme.
Si j’évoque cette question de la mise en écran des albums papiers, ce n’est pas qu’une obsession formaliste. Le constat de ces dernières années est que la vente d’albums numérisés ne décolle pas vraiment. J’émets l’hypothèse que l’une des raisons peut en être l’absence de véritable réflexion sur la lecture sur écran de la part des diffuseurs actuels. Ou en tout cas cette réflexion se limite à la mise en place de solution « automatisée » comme EazyComics, nécessaires pour gérer des volumes importants d’albums.
Delitoon fait le choix de la rareté (40 albums seulement) et de la niche spécialisée (les manhwas coréens). Sans beaucoup de têtes d’affiches (Lastman est l’exception), il semble que la plateforme est plutôt un succès : les derniers chiffres avancés (la source n’est toutefois pas précisée, donc prenons nos précautions) sont très honorablement 30 000 membres payants et 25 000 téléchargements de l’application.
Quant à Allskreen, il a fait sa révolution puisque, sans abandonner la plateforme en accès gratuit Les auteurs numériques, il se lance dans la mise en place d’une plateforme payante par abonnement avec lecture illimitée (entre 8€ par mois et 75€ à l’année). Les auteurs numériques ne disparaît pas, mais une complémentarité se forme, avec une vraie sélection sur Allskreen qui propose des récits plus longs, par épisodes, moins amateurs. Il semble bien que les fondateurs d’Allskreen s’appuient sur la (vraie) réussite qu’a pu constituer Tortuga en 2016, en se positionnant sur le créneau d’adaptations soignées d’albums de bande dessinée papier épuisés. On trouve aussi des contenus nativement numériques, mais l’adaptation est bien la spécificité de la plateforme.
A côté du choix de publier de vraies adaptations repensées pour la diffusion numérique, Delitoon et Allskreen ont deux autres points communs. Toutes deux parient sur la périodicité, avec un achat par épisodes réguliers pour fidéliser le client, plutôt que l’achat unique d’un récit complet. Et puis toutes deux misent sur des contenus inédits en France ou, pour Allskreen, peu trouvables dans leur version papier. Ce qui permet de donner une seconde vie à des albums qui seraient sinon noyées dans le renouvellement permanent des parutions. Proposer sur les plateformes numériques des œuvres qui n’existent pas, ou plus, en papier, et dans une lecture pleinement adaptée au numérique, n’est-ce pas là prendre le contrepied de la politique bêtement homothétique jusque là dominante pour la vente d’albums numérisés ? Je me réjouis que ce principe soit enfin battu en brèche. Vous l’aurez compris, mon coeur bat plutôt du côté d’Allskreen et moins du côté d’Izneo… Mais je vous laisse vous faire votre propre avis.
L’oeuvre du mois : Katabasis de Kathrine Avraam
L’oeuvre du mois est en réalité ni plus ni moins que le mémoire d’une étudiante du master 2 « Bande dessinée » de l’EESI (rattaché à l’Université de Poitiers) ; mais un mémoire-création développé sous la forme d’une application. Pour ce mois-ci, j’ai été happé par les merveilles de l’expérimentation et par son charme souvent abscons, mais finalement stimulant en ce qu’il repousse nos préconceptions de la bande dessinée numérique (peut-être est-ce la fréquentation de Daniel Merlin Goodbrey qui m’inspire ?).
Katabasis est composé principalement de deux parties : une œuvre graphique et numérique de plusieurs minutes de lecture, et un exposé théorique d’une soixantaine de pages sur le thème du deuil et de la bande dessinée numérique. La prise en main de l’interface nécessite un petit temps d’adaptation, mais se fait finalement très bien après quelques minutes.
Commençons par l’oeuvre. Elle frappe d’abord par la fluidité de ses principes de navigation. Katabasis nous emmène dans une sorte de labyrinthe, plein de portes, de gouffres, de fils d’Ariane à suivre, mais sans jamais nous perdre. L’oeuvre exploite le principe de la toile infinie (pas de limites visibles à l’écran), et emploie tout un système de guidage visuel intégré à l’histoire (des traits ascendants ou descendants, des phylactères dont on cherche l’origine, des personnages qui marchent ou se lèvent, des trouées vers le ciel) pour indiquer au lecteur dans quel sens avancer, à l’aide de la croix directionnelle. Ces indices de cheminement sont vraiment malins car à la fois pratiques et esthétiques, et j’ai été épaté de constater que mes intuitions de navigation se sont toujours avérées justes.
Pour ce qui est du fond, et c’est peut-être la seule limite à cette œuvre, il pourra paraître comme hermétique à ceux qui ont besoin d’un récit fort. Katabasis nous raconte un processus de deuil, une descente aux Enfers symbolique et sonorisée de résonances primitives. Il s’aventure dans la réécriture de mythes fondateurs, empruntant autant à la déformation expressive des corps de l’art moderne qu’au minimalisme des fresques antiques. Il mêle l’épique et l’intime. C’est une œuvre qui se ressent plus qu’elle ne se raconte, il faut la regarder plusieurs fois pour en comprendre le sens. Mais si on parvient à s’y immerger (et le port du casque est conseillé), l’effet est magique.
A côté de l’oeuvre est proposé un travail théorique qui porte d’une façon générale sur le deuil, et plus précisément sur sa dimension mythique et sa place dans l’art et dans la bande dessinée. Le discours est avant tout un propos esthétique dont on peut apprécier la qualité d’écriture (malgré des typos trop régulières, mais je chipote). Les thèmes abordés sont variés, et je ne vais pas m’aventurer sur ce que je connais le moins (la notion de deuil, sa place dans les mythes anciens…) pour me concentrer sur le propos porté sur la bande dessinée numérique. Car, par un effort rhétorique qui n’est pas si artificiel, Kathrine Avraam introduit la question du deuil à la théorisation de la bande dessinée numérique. Elle se demande notamment si l’on assiste au deuil du livre dans le numérique. Une façon élégante de poser la question de la transition du papier vers le numérique ; et la réponse proposée, modérée, conclut par le rapport personnelle de l’auteure à la lecture au support de création, ainsi qu’à l’obsolescence de toute création.
Plus simplement, la partie écrite du mémoire apporte également des réponses quant aux choix, formels, techniques et sonores, opérés pour la création graphique, et toute cette section est également très intéressante en ce qu’elle montre jusqu’à quel point le numérique peut aussi permettre de créer des œuvres profondément personnelles, où chaque choix reste guidé par une intention artistique et non par les contraintes du support.
Il faut signaler enfin que le passage de l’oeuvre aux discours est pensé, puisqu’à intervalles réguliers des liens permettent de circuler dans le texte en cours de visionnage de l’oeuvre. La relation (technique ou intellectuelle) entre les deux n’est pas toujours évidente, mais l’effort de penser le mémoire comme un tout est manifeste, et globalement réussi.
Si j’ai autant apprécié la lecture de Katabasis, c’est aussi pour ce que l’oeuvre dit, en filigrane de la création numérique. Elle est un signe des temps qui changent : des œuvres à la fois expérimentales, immersives, denses et complexes dans leur propos, apparaissent en nombre. Elles s’inscrivent dans une généalogie en pleine construction : Kathrine Avraam revendique l’inspiration donnée par Phallaina de Marietta Ren, et on peut aussi voir l’influence de certaines œuvres de Camille Duvelleroy dans les choix de navigation. Nous ne sommes plus au temps de l’exceptionnalité de l’expérimentation numérique : elle devient un choix à part entière pour des artistes qui veulent aller plus loin dans leur création.
A lire aussi…
Une petite sélection perso dans l’ensemble de séries à suivre proposées sur Alskreen pour leur début : Husk de L’Homme et Boudoiron est un récit d’anticipation rythmé qui montre bien tout le dynamisme qu’offre le passage du papier à l’écran
Je n’ai pas pu m’empêcher d’aller faire mon tour régulier sur Grandpapier.org et j’ai été conquis par RCL de Pierre Dheur : une drôle d’histoire post-apocalyptique où les descendants de deux footballeurs explorent les ruines du RC Lens. Il n’y a que 9 pages pour l’instant mais le mélange d’héroïc-fantasy et de mythologie footballistique est prometteur
Et je termine avec la bande dessinée de recrutement de l’armée de l’air, intitulée Thierry, officier mécanicien. Je vous en parle non pour son thème, évidemment, mais parce qu’elle est l’oeuvre de Camille Prieur et Vincent Malgras, auteurs de L’Odyssée 2.0, déjà remarqué l’an dernier.