La tournée numérique de Phylacterium : avril 2018

Cette semaine dans la tournée numérique on va surtout parler de Still Heroes d’Exaheva, qui est un peu l’évènement bande dessinée numérique du mois d’avril. La revue et l’enjeu du mois seront donc plus réduits, mais on y parlera aussi d’autres parutions et actualités, et notamment des œuvres nommées pour les Eisner Awards.

La revue du mois : des bouquins, des conférences et des webtoons

Une revue du mois plutôt courte pour vous signaler les trois actualités les plus marquantes.

Je vous parlais le mois dernier de recherche sur la bande dessinée numérique. Le chercheur américaine Aaron Kashtan a fait paraître Between Pen & Pixel à l’Ohio State University Press. En attente d’une lecture plus exhaustive de ma part, je m’appuie sur les quelques commentaires du livre : il aborde la question de la bande dessinée numérique sous l’angle de son rapport à la bande dessinée imprimée, et dans une perspective plus large sur la matérialité du média. Parmi les questions examinées : quelle réponse des bandes dessinées imprimées à l’arrivée du numérique ? Comment l’imprimé demeure au sein de la création numérique ? Quelle cohabitation entre ces deux branches ? L’hypothèse de l’auteur est que les stratégies d’adaptation de la bande dessinée au contexte numérique sont parmi les plus efficaces dans le monde du livre. Bref : un livre sans doute bien costaud puisqu’il suppose de maîtriser la théorie des médias à l’anglo-saxonne, mais dont j’essaierai de vous faire une recension un de ces jours…

Et sur Phylacterium, on aime réfléchir et vous aider à réfléchir : si vous n’êtes pas anglophone ni amateur d’écrits académiques, sachez que les noms des intervenants de la conférence sur la bande dessinée numérique qui se tiendra dans le cadre des Rencontres de l’édition numérique à Tourcoing ont été révélés. Le panel est plutôt attirant et laisse la part belle à la création numérique plutôt qu’à l’édition, avec des invités comme JL Mast (Marvel), Vidu (L’immeuble), Pierre Chalamette (Eden), Hervé Créac’h (Les auteurs numériques). Si vous êtes dans le coin, n’hésitez pas !

La dernière actualité concerne Izneo qui se lance dans le webtoon coréen, sept ans après Delitoon. Rappelons à mes lecteurs que le webtoon est la forme sous laquelle la bande dessinée numérique s’est le mieux développée en Corée du Sud : des œuvres à épisode, à lire selon un principe toujours identique de défilement vertical, sans pagination, et surtout des structures éditoriales qui soutiennent et rémunèrent d’importantes équipes d’auteurs. Le succès de ce genre en Corée du Sud continue donc de fasciner les éditeurs français… La bonne nouvelle, c’est que ce sont les premiers pas d’Izneo (créé en 2011 par une dizaine d’éditeurs de bande dessinée imprimée) vers la création numérique native (et on comprend alors une citation de Luc Bourcier, patron d’Izneo, en ce sens). La mauvaise nouvelle, c’est qu’ils n’aient pas tenté le coup de transposer le modèle avec des auteurs français plutôt que d’importer des œuvres toutes prêtes… Soyons optimistes : c’est peut-être la prochaine étape !

 

Et avant de passer à la suite, deux rappels de « parution » récente. La websérie graphique Mediaentity, de Simon Kansara et Emilie Tarascou, qui avait amené la narration transmédia participative dans la bande dessinée, connaît une rediffusion, cette fois sur les réseaux sociaux : un nouvel épisode est diffusé toute les semaines sur le compte Twitter de la série. Pour ceux d’entre vous qui auraient raté la série lors de sa première diffusion en 2013, c’est l’occasion de se rattraper !

L’évènement de mai pour la bande dessinée numérique sera bien sûr le lancement de la collection RVB aux éditions Hécatombe. Inutile de vous dire que j’attends ça avec (beaucoup) d’impatience et que j’ai déjà une vague idée de quelle sera l’oeuvre du mois prochain… Pour ceux qui ne veulent pas attendre, les premiers numéros de cette collection mêlant contenu physique et contenu numérique sont en vente à partir du 8 mai.

 

L’enjeu du mois : Eisner Awards et la bande dessinée numérique

Tous les ans, j’aime bien parler des Eisner Awards car la présence de la bande dessinée numérique dans cette compétition rappelle à quel point ce type d’évènementialisation manque dans les festivals français. En plus, cette année (et je crois que c’est nouveau), la catégorie « Digital Comic » a été scindé en deux en créant une catégorie « Webcomics ». J’ai un peu de mal à comprendre la différence entre les deux, si ce n’est des enjeux techniques : les « Webcomics » sont les œuvres uniquement lisibles sur le Web, là où les « Digital Comics » sont des œuvres payantes téléchargeables et comprennent, aussi, des créations nativement numériques mais au format livre.

Quoi de remarquable dans cette sélection ? On repère déjà deux habitués ex-lauréats : Brian K Vaughan avec Barrier et le duo Tobin/Coover avec Bandette, qui est nommé à peu près tous les ans et a déjà gagné deux fois. Certes, c’est une très chouette série, mais quand même… Place aux jeunes ! Autre remarque : si on croise les deux listes, on peut constater la diversité des modèles économiques et techniques : ça va d’oeuvres payantes strictement homothétiques du livre imprimé (réédition par Comixology d’un inédit d’Harvey Kurtzman, Harvey Kurtzman’s Marley’s Ghost) à des créations plus originales comme l’impressionnant scrolling sonorisé de Brothers Bond. Côté éditeur, il y a à la fois des plateformes commerciales installés (Comixology), des plateformes plus modestes comme Panel Syndicate, FanBase Press, Webtoon, voire alternatives avec The Nib, et de l’autoédité ; du tout gratuit, du payant et du « name your own price ». Bref : les nominations permettent de mesurer toute la variété de la création américaine qui, je dois bien l’avouer, paraît vertigineuse à côté de la nôtre.

Et une dernière remarque sur les thèmes cette fois : dans la catégorie Webcomics, au moins trois œuvres sur les cinq sont des documentaires à portée politique, sur l’immigration et le changement climatique : Welcome to the New World, Awaiting a Wave, et Dispatch from a Sanctuary City. Un message à faire passer ? Parmi les deux autres on trouve le charme désuet de The Tea Dragon Society de Katie O’Neill, comme un retour à un médiéval-fantastique classique mais au style très élégant, et qui est un peu mon petit chouchou pour cette année.

A vous d’aller lire tout ça, maintenant…

L’oeuvre du mois : Still Heroes d’Exaheva

En une phrase : Still Heroes, œuvre d’Exaheva dont le premier épisode est paru sur son site web et sur itch.io au début du mois d’avril, est pour moi ce que pourrait (devrait ?) être la bonne bande dessinée numérique la plus courante si on donnait sa chance à ce média. Un modèle des oeuvres qui pourraient (devraient ?) constituer la majeure partie de la bande dessinée numérique disponible sur le réseau. C’est ma première raison pour apprécier Still Heroes : Exaheva démontre que la bande dessinée numérique peut exister sans aller jusqu’à des expérimentations formalistes, à des productions audiovisuelles à (relativement) gros budget, et pourtant ne pas se limiter non plus à des planches scannées. Elle est une réponse à la frilosité de certains éditeurs de bande dessinée qui se sentent perdus dans la création numérique : ils peuvent aussi financer des œuvres simples et belles comme Still Heroes.

Vous l’aurez compris : je trouve que Still Heroes est une réussite, et cela pour plein de raisons. Je vais les énumérer ci-dessous, mais invite tous mes les lecteurs à aller voir de leurs propres yeux : https://exaaa.itch.io/stillheroes

L’histoire, et sa densité : le reproche que l’on peut souvent faire à certaines bandes dessinées numériques est leur brièveté. Lorsqu’elles ne sont pas financées par des producteurs, elles sont souvent plutôt courtes et n’arrivent pas à atteindre le degré d’intrigue des bandes dessinées imprimées. Still Heroes détonne donc déjà parce qu’elle pose tout de suite une intrigue ambitieuse. L’histoire est celle d’Emeline, une jeune membre d’un trio de super-héros urbains, qui va être amenée à s’interroger sur sa place dans la société. Dès ce premier épisode se pressentent des enjeux narratifs, certes assez classiques, mais propres à faire évoluer les personnages et toucher le lecteur sur la durée : le passage à l’âge adulte, le doute de soi, le super-héroïsme comme métaphore de l’inadéquation sociale… Et d’emblée certaines scènes annoncent la profondeur des personnages (notamment celle de l’échange téléphonique avec la mère, mais j’y reviendrais).

Dans cette scène, c'est au lecteur de déclencher les pouvoirs d'Emeline...

Dans cette scène, c’est au lecteur de déclencher les pouvoirs d’Emeline…

L’usage des spécificités numériques : je l’ai dit en introduction, Still Heroes n’est pas spécialement expérimental et innovant « numériquement » parlant. Il y a quelques dispositifs interactifs basés sur le pouvoir « électrique » d’Emeline ; il y a le choix amusant de faire utiliser le clavier au lecteur lorsque l’héroïne écrit… Un peu gadget, ces dispositifs sont suffisamment peu nombreux pour ne pas être superflus, et ils peuvent contribuer à renforcer l’implication du lecteur et son identification au personnage principal. Mais ce n’est pas sur une virtuosité technique que Exaheva cherche à mettre l’accent, plutôt sur une maîtrise assez admirable de la grammaire visuelle, encore toute récente, de la bande dessinée numérique. La « mise en écran » des images, leur rythme de défilement, leur disposition dans l’espace de l’écran, montre une connaissance pointue de la bande dessinée « spécifiquement » numérique et de la façon dont ses effets peuvent déclencher des émotions. Un exemple frappant : la (fameuse) scène de l’appel téléphonique entre l’héroïne et sa mère. Peu de mots sont échangés et assez banals ; c’est donc par le jeu sur la simultanéité des actions, sur la disposition des cases à l’écran, et sur le croisement des regards entre cases fixes et cases mobiles, qu’Exaheva en fait une scène pleine d’émotion en nous faisant comprendre les non-dits entre les deux femmes. Les effets utilisés (écran partagé, rythme de déroulement des cases et des actions) sont bien spécifiques à une lecture numérique : les mêmes émotions seraient passées par d’autres dispositifs dans une œuvre papier (davantage sur l’espace de la page, et moins sur la durée de lecture par exemple). Et là, Still Heroes commence à explorer des terrains encore en friche…

Deux personnages, une action, un lecteur...

Deux personnages, une action, un lecteur…

Le modèle technique : une rupture importante de Still Heroes est le choix de proposer une œuvre numérique à télécharger, là où la grande majorité des bandes dessinées numériques actuelles sont des œuvres à lire directement en ligne. On peut débattre des avantages/inconvénients de cette solution (par exemple la difficulté à adapter l’oeuvre pour d’autres supports numériques, comme le rappelait BatRaf sur twitter), mais personnellement, je la trouve excellente. Pourquoi ? Parce qu’elle renforce encore davantage l’immersion du lecteur, qui n’est pas distrait par des onglets ou des alertes ; j’ai retrouvé un peu de l’effet d’immersion de Phallaina de Marietta Ren, par exemple. Or c’est un peu ce qui manque à la lecture numérique : la possibilité de retrouver l’effet de « capture » que l’on a quand on regarde un film, lit un livre papier, ou joue à un jeu vidéo. Il y aurait d’ailleurs pas mal de chose à dire sur la proximité de Still Heroes avec le monde du jeu vidéo, et à commencer par le choix du moteur Unity et de la plateforme de diffusion itch.io, mais ce sera pour une prochaine fois…

Le modèle économique : un autre des avantages du téléchargement est cet effet de « possession » qu’on a tendance à oublier avec les loisirs numériques. Le modèle économique choisit par Exaheva est celui du « don » : Still Heroes est en téléchargement libre, et chaque lecteur est invité à donner la somme de son choix (y compris rien, mais ça mérite au moins un petit quelque chose…). Il faudra voir sur le long terme si ce modèle du don direct (qui est présent sur des sites plus installés comme Patreon ou Tipeee) est tenable, mais c’est une bonne façon de trouver un équilibre entre l’idéal de libre diffusion et la rémunération de l’artiste.

L’héritage : dernier élément qui me fait apprécier Still Heroes, c’est la façon dont il tire les leçons de la bande dessinée numérique de ces dix dernières années. La grammaire visuelle de la mise en écran, par exemple, emprunte certaines techniques aux avancées sur la temporalité de lecture que le Turbomedia a fait émerger à partir de 2009 et que les auteurs de Professeur Cyclope ont encouragé et diversifié. D’autres dispositifs, notamment l’interactivité discrète, semble venir tout droit du Secret des cailloux qui brillent. Enfin, le choix d’une densité narrative par la continuité feuilletonnesque est la marque d’une généalogie qui remonte aux Autres Gens en 2010 et passe, aussi par Le Secret…. Il ne faut pas oublier qu’Exaheva est un familier de la bande dessinée numérique des années 2010, passé notamment par Grandpapier, par le webzine Attaque Surprise, par Le Secret… Un coup d’oeil sur son site web [http://www.exaheva.com/p/blog-page_27.html] vous permettra de voir que, depuis 2012, il a déjà expérimenté pas mal de formes de créations numériques, du plus expérimental (Tu ne peux pas te retourner) au plus classique (Mekka Nikki). Voilà qui est bien prometteur que des créateurs arrivent à faire avancer un art en apprenant du passé.

Puisqu’il me faut être complet, je vais aussi parler de ce que j’aime moins dans Still Heroes. J’aime moins le style graphique d’Exaheva, qui est parfois un peu imprécis et a pu m’extraire de ma lecture (mais c’est très subjectif). Je me méfie aussi un peu de l’usage de l’interactivité, qui n’arrive pas à se décider entre le gadget et fondamental. Je me méfie aussi de l’intrigue qui va devoir éviter les clichés narratifs et continuer d’ajouter de la profondeur aux personnages si elle veut maintenir la même tenue que l’épisode 1. Still Heroes est finalement une belle promesse, pour sa seule lecture et pour la bande dessinée numérique en général, que je vous invite à découvrir sans tarder.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *