La tournée numérique de Phylacterium : août 2018

Dernière tournée estivale pour Phylacterium, celle de ce mois d’août 2018 qui, pour un mois d’août, était plutôt bien rempli côté bandes dessinées numériques. Examinons cela de près, avec un enjeu sur la prépublication numérique et un hommage à Leumonde.fr d’Antoine Marchalot en guise d’oeuvre du mois…

Et je n’en dis pas plus, mais je vous prépare une surprise sous peu (ha ha…)

La revue du mois : digital comics everywhere !

Les actualités du mois semblent s’être donné le mot pour nous livrer des nouvelles toutes plus surprenantes les unes que les autres…

On commence avec la folie Instagram qui continue. C’est maintenant le vénérable strip Lapin de Phiip, après dix-sept de bons et loyaux services sur un site web à l’ancienne, qui est publié sur un compte instagram dédié ! Qui l’aurait cru ?

Et, comme une confirmation que, de nos jours, on peut lire de la bande dessinée numérique n’importe où, deux informations semblent le confirmer puisque ce sont désormais les abonnés à la plateforme de streaming musical Spotify ou les possesseurs de la Nintendo Switch qui peuvent devenir lecteurs de bande dessinée. Côté Spotify, ce sont six épisodes de la série Archie dans le format Motion Comics, format à mi-chemin entre la série animée et la bande dessinée, qui seront diffusés. Et pour la dernière console de Nintendo, c’est une nouvelle application, « InkyPen », qui pourra permettre de lire des bandes dessinées, notamment celles des Humanoïdes Associés pour la bd franco-belge.

L’enjeu du mois : prépublication numérique

Ce mois-ci, je reviens plus en détail sur Pataques Poche, un projet éditorial singulier produit par Delcourt et mené par James (de feu le blog Ottoprod). Pataques Poche se présente comme une revue estivale en cinq numéros seulement, parues en juillet-août 2018, et rassemblant des séries d’humour par, il faut bien l’avouer, de très bon de l’humour graphique actuel : Fabcaro, Guerse et Pichelin, Marc Dubuisson et d’autres… L’ensemble est accessible uniquement via Izneo, mais gratuitement. Une très bonne lecture estivale, sans aucun doute.

Mais ce qui m’intéresse dans ce projet, c’est le principe de prépublication qui le sous-tend. Car plusieurs des séries parues dans Pataques Poche sont en réalité des teasers pour les futurs albums de la collection Pataques, dirigée par ce même James et axée, évidemment, sur l’humour. On retrouvera donc dans cette collection Amour, Djihad et RTT de Marc Dubuisson, Team Meluche d’Hervé Bourhis ou encore Medley de Raphaël B (pour vous citer mes préférés).

L’utilisation du numérique n’a rien de neuf dans le monde de la bande dessinée : au contraire, avant que les éditeurs ne se décident, à la fin des années 2000, à vendre en ligne des albums numérisées, la prépublication Web était une modalité récurrente, que ce soit sur les sites d’éditeurs ou sur des sites de partenaire. Un exemple parmi d’autres : quand la revue (A suivre) a cessé de paraître en 1997, les albums suivants de la série des Cités Obscures ont été prépubliés en ligne, notamment sur sur Urbicande.be ainsi que sur le site web de La Libre Belgique (respectivement pour L’Ombre d’un homme en 1999 et La Frontière invisible en 2002). Et puis la pratique a un peu disparu, ou s’est en tout cas réduite à des bandes annonces ou à des évènements spéciaux, comme la prépublication de Super Dupont sur lemonde.fr à l’été 2015. En fait, dans les années 2010, les rapports s’inversaient plutôt : les éditeurs allaient chercher sur le Web des œuvres originales (blogs ou autres) qu’ils publiaient ensuite.

Avec Pataques Poche, on a un cas plutôt singulier. D’un côté, il s’agit clairement d’une opération commerciale (cela dit sans a priori négatif) : dès le départ, il a été annoncé que des albums imprimés allaient sortir, des publicités pour ces albums sont d’ailleurs insérés dans la revue numérique, et la totalité de l’album ne paraît d’ailleurs pas sur le Web (laissant ainsi le lecteur anxieux de savoir ce qu’il va advenir de la « Team Meluche » de Bourhis qui vient de découvrir une ZAD à côté de son camping). C’est en ce sens que je parlais de « teaser », puisque la parution web gratuite est là pour attirer vers les albums papier. Mais d’un autre côté, l’édition numérique est loin d’être bâclée, au contraire : on a un bel album numérique à feuilleter sur le player d’Izneo, avec un petit éditorial amusant de James, sans temps de chargement inutile et avec un format de planches bien adapté à la lecture en ligne. Mieux encore, l’éditeur a choisi de diffuser une partie des séries sur Instagram, le nouveau support branché pour la bande dessinée numérique. Et là aussi il faut bien avouer que, visuellement, la lecture en diaporama est très fluide (plus encore que sur le player Izneo). Je serais curieux de savoir si les dessinateurs ont pensé en amont leurs formats en ayant en tête cette multiplicité de parution album numérique/diaporama instagram/album papier.

Je serais donc tenté de dire que Pataques Poche, même s’il s’agit d’une opération très ponctuelle et surtout commerciale, est une bonne idée et marque peut-être une inflexion des éditeurs dans leur rapport à la publication numérique, jusque là plutôt frileux et conservateurs. On se souvient par exemple en 2011 d’un album comme 3 secondes, conçu pour le numérique, et pourtant diffusé aussi dans une version papier rendant peu hommage à l’inventivité numérique de Marc-Antoine Mathieu. C’est un peu mon regret vis à vis de Pataques Poche : que l’idée éditoriale se limite à un « coup » estival, où le numérique est surtout là comme outil marketing, certes réussi, mais ponctuel. James donne d’ailleurs à sa façon une réponse à ceux qui pourraient lui reprocher de ne pas avoir tenter d’emblée l’aventure du tout numérique pour sa collection, lui qui vient précisément de la création en ligne, dans une amusante bande-annonce où il moque la gadgéterie numérique. OK : on comprend que le numérique n’est pas mûr économiquement, mais faut-il y avoir un simple adjuvant de l’édition papier ?

Mais en cette année 2018 les éditeurs semblent montrer qu’ils ont compris les particularités, non seulement éditoriales mais aussi graphiques, de la création numérique, ce qui est une excellente nouvelle, peut-être un premier pas vers une authentique édition numérique (voir par exemple la Collection RVB des éditions Hécatombe). Malheureusement, ils montrent aussi qu’ils tâtonnent toujours, à l’exemple de Dupuis. La vénérable maison belge (qui avait déjà tenté puis arrêté Spirou Z en 2013, a eu la bonne idée de publier sur son site le webtoon Deathfix, adapté à une lecture en ligne. Mais, dans le même temps, la prépublication de Roger et ses humains de Paka et Cyprien sur la même plateforme laisse à désirer, avec ses coupures de rythme et de page peu adapté au défilement vertical. Idem avec la tentative de prépublier le très bel album L’Âge d’or, de Roxanne Moreil et Cyril Pedrosa dans un site web-écrin très réussi visuellement  et accompagné d’un blog making-of. La parution du premier chapitre était prometteuse, avec une introduction comme une tapisserie médiévale à dérouler… Puis la suite de l’album reprend dans le format d’un player page par page homothétique assez peu pratique. Et l’été terminé, seul le premier chapitre est désormais accessible.

Ce sont bien là les prémisses d’une prise de conscience, ou d’une prise de risque : ce d’autant plus que le principe d’une prépublication rémunérée dans une revue numérique, que semblait annoncer Pataques Poche, est peut-être un modèle économique idéal qui pourra aider la situation d’auteurs qui ne peuvent guère plus compter sur les avances des revues. Alors on reste optimiste pour cette prochaine saison 2018-2019 des aventures de l’édition numérique de bande dessinée…
L’oeuvre du mois : Leumonde.fr d’Antoine Marchalot

Une bien triste nouvelle a été annoncée en cette fin de mois d’août : l’incroyable série Leumonde.fr d’Antoine Marchalot, diffusée dans la Matinale de lemonde.fr, s’arrête après 116 épisodes et près de trois ans d’activités. Leumonde.fr était arrivé dans La Matinale du Monde à l’automne 2015 et livrait, à quelques exceptions près, un nouvel épisode tous les dimanches, comme une douce consolation avant la reprise du travail. De toutes les bandes dessinées diffusées par lemonde.fr, c’était certainement ma préférée. Rien de plus normal que de lui rendre hommage dans mon œuvre du mois.

Pour ceux qui auraient échappé à Leumonde.fr, le principe de ces strips verticaux est assez simple : chaque épisode est un détournement satirique réalisé à partir de vrais articles de lemonde.fr, par le biais de collages, de montages photographiques et bien sûr de dessins, parfois à même la photographie originale de l’article. Par exemple dans cet épisode où Bruno Le Maire devient la fouine ayant causé une panne dans un accélérateur de particules (épisode 22). Ce principe puérilement amusant n’aurait pas tenu trois ans sans l’inventivité de l’auteur, qui réussit à chaque fois à trouver un nouvel angle d’attaque, de nouvelles idées visuelles, et surtout, de dimanche en dimanche, injecte dans l’univers un peu morne du dessin d’actualité politique une fraîcheur inattendue.

Reprenons depuis le début : en 2008, le site web du journal Le Monde, devenu une rédaction à part entière, avec de nouvelles pratiques d’édition numérique, commence à accueillir des blogs bd à parution régulière. Ce faisant, un des plus anciens organes de presse du pays transpose le principe séculaire du « dessin de presse » dans le nouvel écosystème de la presse en ligne : des dessinateurs rémunérés pour publier régulièrement un dessin au milieu de contenus journalistiques. Je suis toujours surpris que Le Monde ait été le seul à réaliser cette évolution pourtant guère originale… Mais bref, cela aboutit à un nombre toujours croissant de bandes dessinées numériques sur lemonde.fr, et, en 2015, à l’apparition d’un nouveau modèle, lié à la croissance des pratiques de consultation de la presse sur support mobile : l’application mobile « La Matinale du Monde » qui permet de recevoir quotidiennement les articles du site web, mais aussi des contenus inédits, en l’occurrence de la bande dessinée. Ce paragraphe un peu longuet pour bien vous montrer que les strips d’Antoine Marchalot s’inscrivent dans la continuité de pratiques de presse somme toute plutôt classiques. La plupart de ses épisodes sont des satires assez virulentes du monde politique, franchement axé à gauche, et dont le principe comique est celui de la dégradation du politique. Le style graphique « sale » de l’auteur est enlaidissant, ses personnages parlent et se comportent comme des enfants de dix ans et des percées vers l’absurde renforcent encore la démonstration de l’absurdité de leur parole (épisode 41). Grâce à tout ça, Marchalot retire les masques de politiciens toujours bien habillés, polis, éloquent, en révélant par le détournement graphique que leur « vraie » nature n’est pas aussi propre qu’on le croit. On le sait, la caricature est une arme politique, et on pourrait rapprocher l’efficacité dégradante des dessins de Marchalot de ceux de Luz ou Willem ou, à des époques plus lointaines, de Daumier ou Alfred Le Petit transformant des hommes politiques en poire, en cochon ou en citrouille.

Mais leumonde.fr réussit à ancrer la caricature politique dans une nouvelle époque. Le détournement à base de collages mêlant photographies et dessins n’est pas nouveau au XXe siècle (de Dada à Hara-Kiri en passant par les situationnistes) ; s’y ajoute ici une dimension d’infiltration, puisque c’est au sein même du journal que se produit le détournement. Mais il est certain que la culture Web l’a profondément revigoré, notamment avec la prolifération des mèmes (#posetapenicaud [https://twitter.com/hashtag/posetapenicaud?lang=fr]). Marchalot réinterprète ici la caricature politique selon le nouveau régime de l’image numérique sur le Web : toujours destinée à être sortie de son contexte, tronquée, réagencée, déformée jusqu’à lui faire dire tout autre chose que l’intention initiale du photographe. Dans cette réinterprétation visuelle, Marchalot excelle : même s’il y a à chaque fois un gag percutant qui aurait pu passer par d’autres biais, son matériau de départ est bien l’image de presse, prise ici dans un tourbillon de transformations désacralisantes (pour l’image elle-même et pour le sujet des images) qui constitue le sel de son humour. Cet été, il a pu montrer aux visiteurs du festival Fumetti à Nantes comment il réalisait ces transformations à partir de photos et d’images de presse.

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Antoine Marchalot dessine un « leumonde » en direct du Festival Fumetti à Nantes

Mon seul regret vis à vis de leumonde.fr est la difficulté à retrouver l’intégralité des strips. Ils sont destinés à être diffusés une fois, sur l’application, et il n’existe pas d’archives à remonter comme pour les blogs, ou d’url fixe qui permettrait de les retrouver. C’est là où le dessin de presse éditorial rencontre les principes de lecture Web : une lecture tellement ancrée dans le quotidien qu’elle devient un instantané, un moment de lecture censé disparaître au fur et à mesure.

A lire aussi

Sur Phylacterium, on aime beaucoup Esquimau Pêche, alors on aime beaucoup aussi sa nouvelle série méta Lewis et Pêche (sur instagram, évidemment, comme les 3/4 des bandes dessinées numériques de 2018…)

Et je ne sais plus si je vous ai déjà parlé du travail de Bjenny Montero, mais je le découvre cet été via son compte Twitter et c’est très chouette.

Sur Grandpapier, Jérémy Barrault publie un très curieux récit/exercice de style à la narration administrative, Le dessein du chiffre sept.

Enfin, un petit coup de coeur du mois pour la qualité graphique du travail d’Alex Ime, que vous pouvez voir sur son blog et sur Projets BD où elle présente le très délicat récit L’Ondine de l’Etang

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