Appendice à Cases⋅pixels, une histoire de la bande dessinée numérique en France

Je l’avais annoncé en septembre : le livre Cases⋅pixels est paru ce jeudi 18 octobre, aux Presses Universitaires François-Rabelais (que je remercie une fois de plus pour leur professionnalisme). Comme son sous-titre l’indique, ce livre est un panorama historique des œuvres de bande dessinée numérique française et de leur évolution depuis les années 1980. Comme c’est un peu le « livre Phylacterium », il me semblait utile de faire ici un petit bilan post-parution. Et notamment d’évoquer l’épineuse question des choix, car on ne peut jamais tout mettre dans un livre. On se réjouit alors de disposer d’un blog permettant d’apporter des précisions et des ajouts utiles aux lecteurs. Le présent article est donc un complément indispensable à tout lecteur ou futur lecteur de Cases⋅pixels. Vos retours sur le livre seront d’ailleurs bien appréciés !

It-Baudry-CasespixelsDans une longue introduction méthodologique, j’explique le pourquoi du comment de ce livre. Donc un petit rappel rapide : Cases⋅pixels adopte volontairement une définition large de la bande dessinée numérique. En gros m’intéresse toute création graphique diffusée sur support numérique et marquant une relation à la bande dessinée d’une façon ou d’une autre, qu’elle soit ou non numérisée, qu’elle cherche ou non à exploiter les caractéristiques du support numérique. Par contre, et là c’est important, ce sont bien d’abord les œuvres qui m’intéressent : on ne verra donc dans le livre ni développement sur la médiatisation de la bande dessinée par le Web, ni prospective théorique sur ce que le numérique pourrait faire à la bande dessinée. Les œuvres avant tout, d’où aussi une galerie finale de 21 œuvres marquantes (à mes yeux), qui sont comme des jalons dans l’histoire de la bande dessinée numérique.

Puisqu’on parle d’histoire, un point aussi sur la chronologie : je découpe le livre en trois périodes qui se chevauchent pour évoquer trois façons d’envisager la bande dessinée numérique :

1984-2001 : « la bande dessinée, une industrie dans la fièvre multimédia », ou comment l’arrivée des médias numériques entraîne la création des premières œuvres de bande dessinée numérique sous le signe de l’hybridation multimédiatique

1996-2009 : « La bande dessinée en ligne : un ancrage dans la culture Web », ou comment l’entrée de la bande dessinée sur le réseau fait évoluer le jeune média selon les principes de la culture Web

2009-2017 : « Tensions et débats : comment inventer un professionnalisme numérique ? », ou les difficultés d’une autonomisation économique et esthétique de la bande dessinée numérique pour inventer une nouvelle culture professionnelle

 

Les plus observateurs d’entre vous auront remarqué que cette chronologie s’arrête en 2017… Soit un an environ avant la parution du livre. Ce n’est pas une erreur typographique, mais bien un choix volontaire : on ne trouvera pas, ou très peu d’allusions à des œuvres réalisées ou des évènements survenus dans le courant de l’année 2018. La présentation d’Eté, par exemple, se focalise sur la saison 1 (été 2017), et non sur la deuxième saison (été 2018). Autre exemple : tout un tas d’oeuvres géniales sorties en 2018 (Elya, police investigation, Still Heroes, la collection RVB…) ne sont pas du tout évoquées.

S’il fallait justifier ce choix d’une date butoir, je donnerais des réponses terriblement pragmatiques : 1. Il faut bien s’arrêter quelque part (sinon, par principe même, le livre n’aurait jamais été terminé puisque mon sujet continue d’évoluer en temps réel!) ; 2. le temps de publication d’un livre est ce qu’il est, et la dernière version a été remise à l’éditeur en février-mars 2018. Difficile de prendre en compte ce qui a pu se passer entretemps.

Et entretemps, il s’est passé bien des choses dans le monde de la bande dessinée numérique… Avec la parution de Cases⋅pixels en ce mois d’octobre je ressens la nécessité de procéder à une sorte de « mise à jour » en temps réel de son contenu. C’est aussi un peu une expression de certains regrets, un mea culpa de ne pas avoir « vu » l’importance de certains sujets et les évolutions à venir. Une preuve s’il en est que l’histoire n’est jamais la prédiction de l’avenir, et que son objet est bien ce qui est passé, non ce qui va ou peut advenir.

Allons-y pour les 5 sujets oubliés de Cases⋅pixels, classés du moins regretté au plus regretté, évidemment…

 

Bande dessinée et réseaux sociaux

Rassurez-vous, je parle bien des rapports entre bande dessinée numérique et réseaux sociaux dans le livre. Il est par exemple question de la publication d’oeuvres sur facebook, tumblr, instagram, Twitter, et du passage de ces dernières années du modèle des « blogs bd » à une dispersion des œuvres sur plusieurs plateformes spécifiques.

Ce que je n’avais pas saisi c’est l’importance de ce phénomène, et ses implications en termes d’usage. Pour ma défense, 2018 a vraiment été « l’année instagram » pour la bande dessinée numérique, avec une avalanche de titres : Manger vers le futur, Au fond du trou, Eté saison 2 bien sûr, sans compter Lewis Trondheim qui en profite pour nous livrer en temps réel une nouvelle aventure de Lapinot. Par une sorte d’alchimie étrange, instagram s’est avéré être un outil incroyable pour publier des bandes dessinées, bien plus que facebook et twitter, et surtout pour renouveler les usages. A croire que la bande dessinée numérique manquait d’un outil permettait la publication régulière d’épisodes en format diaporama pour support mobile, et pour toucher un nouveau public ayant déserté les réseaux sociaux plus traditionnels (et les blogs à plus forte raison).

Le gros changement qu’implique ce triomphe instagramesque est que, contrairement aux blogs bd, le dessinateur ne va plus se créer une sorte de « cocon » personnel dont il aura lui-même imaginé la mise en page, les couleurs, le design global. Au contraire, le dessinateur va là où est le lecteur, plutôt que d’inviter le lecteur chez lui. Le contrecoup est la dépendance à ces grandes plateformes de publication ultra-généralistes : à qui appartiennent les œuvres ? Quelle durée pour des œuvres faites pour être lues en quasi-temps réel ? Y a-t-il des phénomènes de censure ? Le système est-il durable, car après tout si instagram disparaît, que restera-t-il des œuvres ? Autant de questions nouvelles qui étaient encore peu présentes et qui vont devenir centrales dans les années à venir si le phénomène continue.

 

Une grammaire visuelle qui se précise

Là aussi, demi-regret par rapport à la question de la grammaire visuelle de la bande dessinée numérique, et à ses spécificités par rapport à la bande dessinée papier. En écrivant le livre, j’ai vraiment eu en tête deux tendances qui dominaient autour de 2012-2015 : le Turbomedia d’une part, et l’expérimentation formelle tout azimut de l’autre (Professeur Cyclope, 3 secondes, Phallaina ou Tony par exemple). Il était alors facile d’opposer la volonté de standardisation du premier et le souhait de tester d’abord toutes les possibilités offertes par le numérique, quitte à déborder de la bande dessinée.

Ces dernières années, plusieurs acteurs ont semblé dessiner une troisième voie, par exemple Le secret des cailloux qui brillent, Still Heroes d’Exaheva, Elya police investigation de Vidu, et d’une façon générale tous les auteurs gravitant autour de la plateforme Allskreen. Pour eux, l’enjeu n’est plus d’expérimenter à foison, mais en même temps le Turbomedia n’est pas le seul standard. Au contraire, l’esprit de ces deux ou trois dernières années, particulièrement visible en 2018, semble avoir été de rechercher une grammaire visuelle équilibrée pour la bande dessinée numérique. Sans forcer l’exercice de style, et sans pour autant se limiter dans les choix formels, les exemples cités ci-dessus testent des moyens simples et fluides de raconter des histoires sous forme de bande dessinée numérique. Cela m’a particulièrement frappé à la lecture des œuvres de Vidu et d’Exaheva : les choix formels sont simples (défilement vertical dans un cas, diaporama dans l’autre), mais on sent qu’un effort particulier est donné dans la prise en compte de la lecture sur écran, et notamment dans l’enchaînement des séquences et les émotions transmises par le dessin. On voit ainsi les acquis de l’expérimentation (interactivité, présence de sons, non-linéarité, animations) employés discrètement, sans ostentation, mais efficacement du point de vue de l’histoire. Sur Allskreen, où se pratique l’adaptation au format diaporama d’oeuvres originellement conçues pour une autre lecture, le travail de montage sur écran possède la même qualité, parfois un peu artificielle toutefois, mais toujours précise et pensée au service du récit, plutôt qu’au service d’une expérimentation ou d’une immersion numérique.

Pour le dire plus simplement : là où je voyais s’opposer un seul standard formel hégémonique et un foisonnement d’expérimentations ne parvenant pas à se fixer, ces dernières années ont montré que la réflexion sur la codification visuelle de la bande dessinée numérique s’élabore par les auteurs pour imaginer plusieurs standards répétables. Sans doute est-ce là la meilleure des solutions, et je me réjouis de voir d’autres œuvres s’appuyer sur ces nouveaux acquis.

 

Les éditeurs intéressés par la création

On passe maintenant aux mea culpa un peu plus importants, voire aux contradictions. Quand j’ai écrit Cases⋅pixels, l’attitude des éditeurs face à la création numérique native n’avait guère changé depuis dix ans : mettre l’accent sur le catalogue numérisé et ignorer l’édition numérique native, à part des expérimentations très ponctuelles, toujours sécurisées par une édition imprimée. Une enquête de l’Hadopi de 2017 confirmait même cette frilosité des éditeurs imprimés face au numérique ! Je pouvais donc écrire sans craintes sur « l’absence d’investissements réguliers des éditeurs en matière de création numérique originale ». Et voilà que 2018 fait mentir mon discours anti-éditeurs en multipliant les exemples, à tous les niveaux de l’édition de bande dessinée. Les petites éditions Hécatombe sorte la Collection RVB, où l’achat d’une mini-bande dessinée donne accès, en ligne, au reste de l’histoire, avec des choix formels souvent intéressants. Dupuis publie sur son site l’inédit Deathfix en défilement vertical. Delcourt s’essaie à Pataques Poche, sorte de revue de pré-publication à durée limitée pour promouvoir une nouvelle collection. Et surtout, surtout, la plateforme Izneo s’ouvre pour la première fois à la création numérique native en diffusant des webtoons certes coréens pour l’instant, mais on espère voir venir des productions françaises ! Dans tous ces cas, des éditeurs centrés sur l’imprimé nous proposent des créations numériques inédites qui rompent formellement avec l’obsession de l’homothétie (c’est-à-dire de l’imitation du livre, avec planches et cases). La prochaine étape serait de commercialiser de telles œuvres (on parle à chaque fois d’accès gratuit) et de proposer des créations un peu plus ambitieuses et un modèle de rémunération des artistes. Mais franchement, après dix ans d’attente, voilà un sursaut imprévu du mastodonte imprimé que je pensais mort pour le numérique ! Je vous invite donc à rayer la dernière ligne du premier paragraphe de la page 193 de Cases⋅pixels, et j’adresse mes excuses aux éditeurs pour ne pas avoir cru en eux.

Pour tout dire, je suis ravi de ce changement de politique éditoriale, et j’espère qu’il va s’ancrer dans les années à venir pour donner naissance à une « vraie » édition de bande dessinée numérique. Elle ne viendra pas concurrencer la production en libre accès, mais elle professionnalisera une partie des acteurs et leur donnera des débouchés, indispensables. Mon rêve est qu’il puisse exister, à terme, des auteurs professionnels vivant uniquement de leurs créations numériques. Reste à voir ce qui nous attend…
Le succès du webtoon

Mon plus grand regret consiste sans doute à ne pas avoir vu la potentialité du webtoon, modèle de publication numérique venue de la Corée du Sud et promue avec force publicité par Didier Borg et sa plateforme Delitoon depuis plus de cinq ans. Malgré les efforts marketing de son promoteur, je trouvais que le genre n’avait pas vraiment fait ses preuves jusqu’à présent. Les réalisations, certes inédites, ressemblaient souvent à des planches mises les unes à la suite des autres. La transformation en 2016 de Delitoon en plateforme de diffusion de webtoons coréens ne m’avait pas ému plus que ça. Je ne voyais pas prendre la greffe coréenne dans la communauté française. Je parle donc bien peu (quatre ou cinq occurrences) de webtoons dans Cases⋅pixels (aussi, admettons-le, parce que l’insistance de Didier Borg sur l’aspect innovant de sa trouvaille avait fini par m’agacer).

Et puis, je ne sais pas si le changement date de 2018 ou si c’est moi qui n’avait pas perçu un mouvement de fond, mais le webtoon a fini par décoller en France. Il semble avoir attiré une nouvelle génération d’auteurs (Vidu, Raf, Boredman…) comme alternative au Turbomedia dont la hype s’efface lentement. Déjà, dans les concours de création numérique de ces dernières années, le défilement vertical (caractéristique formelle du webtoon, conçu pour une lecture sur smartphone) s’imposait face au bon vieux diaporama. Si les productions françaises sont encore en puissance, l’inspiration du webtoon sur la création grandit.

Reste à savoir si, au-delà de l’aspect formel, le modèle éditorial du webtoon (des œuvres nativement numériques payantes, avec un achat à l’épisode, sur des plateformes qui rémunèrent un pool d’auteurs à la façon d’une rédaction) va prendre aussi auprès du lectorat français. Si Izneo s’y est mis cet été, c’est qu’il y a sans doute un bon potentiel et le point positif est que, cette fois, l’impulsion vient des éditeurs. Et les talents ne manquent pas. Le webtoon peut devenir, après le Turbomedia, le nouveau standard de la bande dessinée numérique française… Affaire à suivre, donc, mais je vous en parlerai plus en détail dans ma prochaine tournée numérique !

 

Voilà pour ces quelques compléments à la lecture de Cases⋅pixels. Rassurez-vous : tout n’est pas que regrets avec cette parution, bien au contraire : c’est un plaisir pour moi d’être parvenu à concrétiser dix années d’écriture sur Phylacterium en un ouvrage destiné à faire référence, puisqu’à ce jour le seul consacré à son sujet. Et puis franchement, je suis très fan du travail éditorial et visuel, et notamment de la perfection du dessin de Tony, tiré de Prise de tête, qui donne un vrai dynamisme à la couverture.

Il me reste à vous rappeler que Cases⋅pixels est disponible en librairie, physique ou numérique, pour la modique somme de 25 euros. Une version numérique est prévue à terme, et je ne manquerais pas de vous en avertir, mais en attendant il faudra renouer avec le bon vieux plaisir de tourner des pages… Bonne lecture !

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