La principale nouvelle de ces deux mois m’est fort personnelle puisqu’il s’agit de la sortie de mon livre Cases·pixels aux Presses Universitaires François-Rabelais : une histoire de la bande dessinée numérique française des années 1980 aux années 2010. Une synthèse qui, je l’espère, permettra à tous de mieux comprendre les évolutions de la bande dessinée dans le champ du numérique… Mais j’en ai déjà causé dans un précédent article, donc je ne vais pas m’étendre sur Cases·pixels (en vente dans toutes les bonnes librairies !) et laisser la place à l’actualité. Au programme : inktober, du webtoon, des boxeurs et de la SF antique.
La revue du mois : inktober et BDLab
Traditionnellement, le mois d’octobre est le mois d’Inktober, un évènement lancé en 2009 qui consiste à produire un dessin par mois et à le diffuser en temps réel via les réseaux sociaux. Tous les ans, twitter, facebook et instagram s’enluminent donc de dessins parmi lesquels on peut trouver de petites perles. Inktober est souvent un challenge pour les dessinateur.trice.s, comme en témoigne ce très intéressant article paru dans 9eart.fr. C’est aussi un moment d’échange entre artistes, et de découvertes mutuelles. Impossible de suivre tous les dessins, mais côté français, je vous dévoile quand même mes deux préférés, qui ont un peu tordu les règles, mais enfin, c’est aussi ça inktober… : Loïc Sécheresse a transformé #inktober en #deathtober en dessinant tous les jours le portraits d’une personne décédée dans l’année, que ce soit des célébrités ou des requêtes de proches ; Sandrine Deloffre, quant à elle, a choisi le thème de la bagarre pour livrer des dessins fort amusants, ma foi.
En 2017, le Labo de l’édition, structure portée par la Ville de Paris pour promouvoir l’édition numérique, avait lancé un appel à candidatures pour des projets de bande dessinée numérique. Une rencontre a eu lieu ce mois-ci entre les différents auteurs sélectionnés, parmi lesquels on reconnaîtra David Neau, Philippe Roland, et la plateforme Mandrill Comics. Le Labo de l’édition avait déjà organisé il y a quelques années un Hackaton BD. Peu d’infos ont circulé sur ces rencontres du BDLab, mais en tout cas le principe, échanger entre créateurs intéressés par le numérique, est stimulant et donnera lieu, je l’espère, à de nouvelles œuvres. C’est par la création que la bande dessinée numérique arrivera à se distinguer.
Une autre actualité, un peu nostalgique cette fois. Certains d’entre vous qui étaient là au temps des blogs bd (2008 !) se souviennent peut être d’Antonin Gallo, dit aussi Monsieur To, et de sa bande dessinée Etat des lieux publiée sur Webcomics.fr où son trait virtuose et léger nous parlait de l’hésitation des amours adolescentes. Si vous étiez, comme moi, parmi ceux qui s’étaient émerveillés devant cette histoire, vous serez ravi d’apprendre que la campagne de financement participatif pour une auto-réédition imprimée, entièrement redessinée a été un succès. Je ne devais donc pas être le seul à apprécier l’art de Monsieur To il y a dix ans…
Enfin, je voulais aussi dire un mot de la création de la Ligue des Auteurs Professionnels : une nouvelle association professionnelle qui s’engage pour défendre le droit des auteurs dans un contexte de précarisation constant. Cette création est une très bonne chose, car les auteurs (de bande dessinée ou non) ont besoin de se rassembler pour lutter contre des situations difficiles, et un relatif silence de la part des pouvoirs publics. L’absence d’un « statut » d’auteur, à l’image de celui des intermittents est un vrai problème. Seul petit regret de ma part à la création de ce groupe : la question de l’auteur numérique est peu ou pas pris en compte, notamment par des statuts qui demandent d’avoir publié un ouvrage à ISBN (imprimé ou homothétique du livre imprimé, donc) pour adhérer. Cela exclut des auteurs de bande dessinée strictement numériques dont les créations ne bénéficie pas d’un dépôt légal et d’un ISBN validant leur statut d’oeuvre « reconnue ». Le « numérique » ne doit pas seulement être vu sous l’angle des droits d’auteur et de l’exploitation numérique, il est une variable à prendre en compte dans le statut de l’auteur et le financement de ce statut au XXIe siècle. Précisément, la question de la professionnalisation de l’auteur « nativement » numérique est un enjeu important des années à venir (peut-être plus encore pour la bande dessinée que pour le livre écrit), avec ce que ça suppose de changement de modèle économique. Et ce pourrait être un combat porté par la Ligue des Auteurs Professionnels…
L’enjeu du mois : vers un webtoon à la française ? (où l’on parle aussi de LastQuest, de Prieur et Malgras)
Dans mon annonce de parution de Cases·pixels, je présentais quelques unes des évolutions qui avaient eu lieu en 2018 et pouvaient faire office d’addenda à ma synthèse, qui s’arrête en 2017. Parmi ces évolutions, une des plus marquantes est sans doute l’essor du webtoon. Un essor en décalé car c’est depuis 2011 que le terme est connu en France, grâce à Didier Borg et la plateforme Delitoon, qui diffuse des webtoons coréens depuis 2016. Pour les non-initiés, le webtoon est un type de bande dessinée numérique originaire de Corée du Sud qui se caractérise par une forme spécifique, le défilement vertical, et par une diffusion par épisodes. Il existe dans son pays d’origine depuis le début des années 2000 et constitue là-bas le principal mode de lecture de bandes dessinées numériques, avec des plateformes comme Daum ou surtout Naver qui ont comme caractéristique principale de rémunérer certains des auteurs, sur la base de l’audience qu’ils arrivent à gagner. Les plateformes de Webtoon sont ainsi des pépinières pour professionnaliser des créateurs numériques, avec des modèles économiques variés qui peuvent aller par le micro-paiement, la publicité ou la vente de produits et droits dérivés. Et ce modèle fonctionne et rencontre un grand succès ; il a été la clé de l’apparition d’un marché de la bande dessinée numérique en Corée. Sur le plan formel, le modèle visuel du webtoon est bien calibré, comme le montre cette explication aux futurs auteurs. Le défilement vertical est ainsi vu comme particulièrement adapté à la lecture sur smartphone.
Qu’en est-il en France ? Delitoon est définitivement l’ambassadeur historique du webtoon. Depuis 2016 la plateforme a acquis les droits de diffusion numérique d’oeuvres coréennes pour les diffuser en France, et espérer que le modèle prenne parmi le public… Pour aller plus loin, et, peut-être, rémunérer des créateurs français ! Ainsi, Rafchu, autrice de Debaser sur SpunchComics est en train de préparer un webtoon qui sera diffusé sur Delitoon sous le titre de Elles Angel à la suite d’une résidence d’artiste en Corée. Elle serait ainsi la première dessinatrice française à entrer sur le marché du webtoon, et le pari lancé par Didier Borg il y a sept ans se réaliserait enfin…
Les indices d’un possible succès pour le webtoon en France sont là. Du côté des créateurs, on assiste à un mouvement assez semblable à celui du Turbomedia au début de la décennie : de plus en plus de créateurs français se disent auteurs de webtoon. Plus globalement, cela coïncide avec l’affirmation du défilement vertical comme nouveau standard de création dont plusieurs auteurs (Forky, Vidu, Prieur et Malgras…) définissent petit à petit la grammaire et les codes par la pratique.
Mais cette fois, on observe aussi des mouvements du côté des éditeurs : ainsi, la plateforme Izneo diffuse quelques webtoons coréens traduits depuis l’été 2018, dont le chouette conte fantastique de Zephygaru Body for rent, ou d’autres encore présentés sur ce blog. La différence avec le modèle coréen est que, pour l’instant, le modèle économique choisi en France est celui de l’achat à l’épisode, et non la gratuité avec rémunération indirecte qui domine en Corée. Mais c’est là une évolution de taille des éditeurs par rapport à la vague Turbomedia qu’ils n’avaient pas vu passer : il semblerait que c’est par le webtoon que l’édition de bande dessinée se préoccupe enfin de la bande dessinée numérique et de sa professionnalisation. Il faut dire que Komakon, l’agence gouvernementale coréenne en charge du manhwa s’est montrée particulièrement active et était présente au dernier FIBD pour montrer aux éditeurs français les vertus du webtoons.
Le phénomène grandit et rencontre un bon succès chez les fans français de manga et de manhwas, qui pratiquaient déjà, pour certains, le scantrad de webtoon non-traduits en français, ce dont parle cet article d’un connaisseur de webtoon. Parallèlement, la presse s’empare aussi du webtoon, avec, ces derniers mois, une émission sur France Inter, un article dans Le Figaro, et un autre sur ActuaBD et Actualitté. Les Jeux Olympiques d’hiver de PyeonChang avaient même été l’occasion d’une exposition dédiée au centre culturel coréen à Paris.
Que penser de cette « vague webtoon » en France ? D’abord que, pour le moment, elle demeure limitée. La mise en place d’une structure professionnelle a pris plusieurs années en Corée du Sud, où les pratiques de lecture ont évolué vers le numérique beaucoup plus rapidement que chez nous. Je ne vais donc pas m’avancer à prédire pour ce modèle un bon succès, même si l’année 2018 a montré plusieurs indices positifs. Ce qui me réjouit le plus est que des créateurs français, comme Rafchu, puissent s’engouffrer dans le mouvement et se professionnaliser. S’il suit le modèle coréen (ce que j’espère), le webtoon peut voir advenir la professionnalisation tant attendue de la bande dessinée numérique ; il a déjà franchi le premier obstacle, la confiance des éditeurs, ce qu’aucun autre type de bande dessinée numérique n’était parvenu à faire avant. Le seul risque que je vois est le même que le Turbomedia : le pendant d’un format à succès est la standardisation formelle de la bande dessinée numérique. Or, le webtoon coréen n’est pas une forme particulièrement innovante (moins, je trouve que le Turbomedia) ; à moins que les auteurs français, forts des expérimentations numériques antérieurs, en fassent quelque chose de plus intéressant…
Ce qui me permet d’enchaîner pour vous parler d’une œuvre récente, LastQuest, de Camille Prieur et Vincent Malgras… Si elle ne se présente pas directement comme un webtoon, elle en emprunte le défilement vertical et la diffusion par épisodes. De plus, elle est produite en partie par un éditeur imprimé : la fondation Glénat, et s’inscrit donc bien dans le même mouvement de regain d’intérêt de l’édition de bande dessinée pour la création numérique. Je vous invite à aller voir le premier épisode pour vous en rendre compte.
Deux mots sur l’histoire : il s’agit d’un space opera assez classique où un héros, Akilus, et ses compagnons (un robot et une pilote hors pair), doivent aller retrouver les morceaux, éparpillés dans la galaxie, d’un artefact qui devrait permettre de sauver leur peuple de l’oppression d’une force maléfique. L’imagerie de science-fiction à la Valérian, revisitée ici à la sauce antique, est plutot réussie et annonce une aventure mouvementée. Là où LastQuest se distingue d’un webtoon classique, c’est dans quelques détails qui en font une œuvre pleinement numérique : l’ajout d’une musique ambiance toujours à propos, la gestion en parallaxe de différents plans de l’image, ou encore des touches discrètes de boucles d’animation qui donnent plus de vie à l’histoire. On reconnaît là les dernières trouvailles de la création numérique française, dans Phallaina de Marietta Ren et Elya Police Investigation de Vidu, par exemple. Le découpage des séquences, qui s’affranchit complètement du format planche pour investir pleinement l’écran, est aussi une grande qualité, même si le premier épisode, tout en récitatifs et sans dialogues, manque un petit peu de rythme.
Au vu de ce premier épisode, l’oeuvre de Prieur et Malgras pourrait être, si les éditeurs veulent bien transformer l’essai, une variante française du webtoon coréen, moins axée sur la quantité d’épisodes produits et sur les permanences du format imprimé, et plus attentive aux caractéristiques numériques de son support de diffusion.
L’oeuvre du mois : Panama Al Brown de Jacques Goldstein, Alex W. Inker et Camille Duvelleroy
Vous aurez compris que, si j’ai parlé de LastQuest de Prieur et Malgras dans le paragraphe ci-dessus, c’était pour me laisser la place d’évoquer la création qui mérite à mes yeux le titre d’oeuvre du mois : Panama Al Brown, une adaptation au format numérique d’une bande dessinée sortie l’an dernier aux éditions Sarbacane. Il s’agit d’une bande dessinée documentaire qui raconte l’histoire d’un personnage surprenant de l’entre-deux-guerres : Panama Al Brown est un boxeur noir et homosexuel qui passera les années 1930 dans le Paris dandy et sophistiqué des milieux artistiques. Il sera notamment proche (ou l’amant ?) de Jean Cocteau, et participera à la « Revue Nègre » de Josephine Baker. Un personnage dont on voit tout ce qu’il peut nous révéler de la société d’hier, mais aussi d’aujourd’hui, de ces zones d’ombre et de ces non-dits.
Au-delà de l’incontestable découverte documentaire que constitue la vie mouvementée du boxeur, entre le Panama, les États-Unis et la France, Panama Al Brown est une vraie réussite en matière d’adaptation numérique d’un matériau papier. Et c’est extrêmement réjouissant. On est loin, très loin, des planches scannées et du visionnage case par case : l’album a été complètement repensé et recomposé. Formellement, il mêle les avantages du défilement vertical (il faut scroller vers le bas pour lire la suite) et du diaporama (les vues s’affichent sans continuité, les unes à la suite des autres). Il emprunte au premier les effets de parallaxe, grâce auxquels les différentes couches et plans d’une même image arrivent avec un léger décalage, qui créé un effet de superposition et de profondeur qui rend le dessin plus vivant à l’écran. Au second, il emprunte une gestion du rythme d’affichage qui peut varier et permet de distiller les dialogues avec plus de fluidité, et donc d’éviter la multiplication des cases. Et sur ce dernier point le défi est de taille car la bande dessinée initiale est plutôt bavarde. La mise en écran est parfois un peu fastidieuse : on sent à certains endroits la découpe des cases de la bande dessinée originale, et l’effet de lecture se fait parfois tro saccadé. Mais dans l’ensemble, le repositionnement des différents éléments (récitatifs, images, bulles…) est réussi.
Parmi les autres trouvailles qui font de Panama Al Brown une très belle découverte, il y a cette intuition selon laquelle une bande dessinée numérique documentaire doit jouer sur l’effet de réel et l’immersion dans le réel, ce que ne permet pas forcément l’imprimé. Ici, c’est d’abord la musique qui joue ce rôle, avec un choix musical particulièrement soigné qui varie en fonction des chapitres et relaie les émotions portées par l’image : jazzy sur le sol français, des chants populaires locaux une fois au Panama, les deux se mêlant parfois ; des bruitages aussi occasionnellement. L’ajout de photos et, mieux encore, de vidéos, ajoute à la qualité documentaire de l’ensemble. L’atout majeur de cette création est que, à l’image d’autres œuvres récentes, ces effets purement numériques ne sont pas trop envahissants et ne gâchent pas le plaisir de lire une bonne histoire. Du chemin a été parcouru depuis Anne Frank au pays du manga qui, en 2013, fonctionnait encore avec des systèmes de zones à cliquer pour accéder au contenu documentaire. Ici, l’appareillage documentaire (sons, vidéos, photos) est complètement intégré à l’expérience de lecture et ne vient pas nous en distraire. C’est là que les auteurs de l’adaptation numérique on fait preuve d’une sensibilité aiguë.
Il est temps de dire qui est derrière ce projet… On ne s’étonnera pas de voir, à la production, la chaîne audiovisuel Arte, qui signe à nouveau, après Professeur Cyclope et Eté une très belle réussite de création graphique numérique. C’est cette fois le studio Bachibouzouk qui les accompagne pour la partie numérique.
Mais Panama Al Brown est aussi pour moi l’occasion de rendre hommage au talent de Camille Duvelleroy, qui était déjà de l’aventure d’Eté et qui poursuit son parcours sans faute dans le monde du récit graphique numérique. J’ai regretté de ne pas davantage mettre en avant son travail dans Cases·pixels, et j’espère réparer cette erreur aujourd’hui. Car, par les choix de narration numérique qu’elle propose, Camille Duvelleroy participe à l’élaboration d’une bande dessinée numérique « de haut niveau », qui prend pleinement en compte les caractéristiques de son support. Sa spécialisation dans le domaine de l’écriture transmédia et de la fiction dite « interactive » (qui dépasse d’ailleurs la seule bande dessinée) est un vrai plus pour une bande dessinée numérique qui essaie de s’émanciper des formes de l’imprimé. Si d’autres créations récentes permettent de diffuser parmi les créateurs les caractéristiques numériques (animation, son, interactivité, gestion de l’écran et non plus de la page) de façon soft, par petites touches, sans trop bousculer les formes de la bande dessinée traditionnelle, Camille Duvelleroy, par son sens de l’innovation et de l’expérimentation visuelle, est à l’avant-garde de ce mouvement. J’espère donc qu’elle va continuer à l’avenir de s’exercer dans le domaine de la bande dessinée numérique qui a bien besoin de profil comme le sien…
A lire aussi…
Je le redis ici pour ceux qui n’ont pas lu l’enjeu du mois : aller lire LastQuest de Prieur et Malgras qui est, après Panama Al Brown, la principale sortie de ces deux derniers mois
Puisque je vous parlais de Line Webtoon… On y trouve encore peu de Français, mais parmi eux Forky, qui propose avec Little Red rock un autre très bon exemple de ce « webtoon à la française » qui allie la lisibilité du webtoon et le sens de l’expérimentation graphique et de la mise en écran de la bande dessinée numérique française. Allez la lire sur la plateforme pour soutenir l’effort de guerre de la création française, ça vaut vraiment le coup…
Puisqu’il nous faut, comme tous les mois, notre lot de bande dessinée sur Instagram, je vous conseille cette fois Le monde brûle, une histoire dystopique dans un monde dominé par la start-up nation numérique. Un épisode par semaine.
Et on termine avec L’Odyssée d’Aly d’Aude Picault, une bande dessinée financée par Médecins Sans Frontières sur la vie d’un migrant à Paris. C’est bien plaisant de retrouver le graphisme d’Aude Picault sur le web, pour une histoire sobre et délicate, quoiqu’un peu trop courte.