Quelle ne fut pas ma surprise et ma honte, en entendant proclamer le nom du Grand Prix du FIBD 2010, de n’avoir pas lu un seul de ses albums… Une erreur que je compte, pour expier ma faute, réparer en profondeur grâce à une rubrique désormais mensuel d’articles pour explorer pas à pas sa carrière depuis la moitié des années 1980 jusqu’à la fin des années 2000, et voir comment elle s’inscrit dans les évolutions du paysage de la BD contemporaine…
Pilote des années 1980, une revue en crise ?
Le premier album de Baru, paru en trois tomes entre 1984 et 1986, se comprend d’autant mieux dans le contexte de la bande dessinée des années 1980, décennie étrange coincée entre l’explosion créatrice des années 1970 et le renouvellement éditorial des années 1990 ; mais décennie essentielle pour qui veut comprendre l’histoire de la bande dessinée contemporaine puisque c’est durant ces années que s’opère une reconversion majeure : la fin des revues et l’avènement du règne de l’album. Pour reprendre une formule de Patrick Gaumer qui résume clairement la situation, « De phénomène de presse, la bande dessinée devient phénomène d’édition. ».
Dans cette ambiance de crise de la presse de bande dessinée, Hervé Baruléa, professeur d’éducation physique et dessinateur amateur n’ayant jusque là publié que dans son propre fanzine Le Téméraire pendant les années 1970, fait ses premières armes dans la mythique revue Pilote. Seulement, l’âge d’or de Pilote, qui est considérée comme la revue ayant définitivement conquis le public adulte à une bande dessinée créative, est bien loin : les années 1970 ont vu une fuite de ses forces vives, parties fonder leurs propres journaux, définitivement plus « adultes » (Gotlib, Brétécher et Mandryka fondent l’Echo des savanes en 1972, Gotlib et Alexis fondent Fluide Glacial en 1975, Moebius et Druillet fondent Métal Hurlant en 1975). Surtout, l’hebdomadaire n’est plus que mensuel depuis que René Goscinny en est parti en 1974. Les vicissitudes du Pilote des années 1980 sont nombreuses et témoignent de la fin du modèle éditorial de l’âge d’or franco-belge, basé sur la revue : les rédacteurs en chef se succèdent, les lecteurs l’abandonnent peu à peu ; il fusionne en 1986 avec l’autre revue des éditions Dargaud, Charlie mensuel et tend à devenir un catalogue de prépublication des albums Dargaud. Durant ces années, Pilote se chercher une identité et les « nouvelles formules » se succèdent, essayant de moderniser la revue en en faisant un magazine d’informations sur la bande dessinée (interview, biographies), mais aussi en intégrant des critiques de films, de romans policiers, ou de musique. Nous sommes en pleine mode de la « BD rock », dominée par la personnalité de Philippe Manoeuvre qui cumule les fonctions de rédacteur en chef de Métal Hurlant et journaliste rock sur Antenne 2 pour l’émission Les Enfants du rock dans lequel il parle de bande dessinée. Bien qu’ayant tout fait pour rester à la mode, Pilote cesse définitivement de paraître en 1989.
Vicissutudes d’un dessinateur débutant
Qu’en est-il de Baru et de Quequette blues ? La série, qui commence sa prépublication en juin 1983 pour l’achever en 1986, s’inscrit dans tout une suite de récits complets réalisée par Baru à partir de 1982. Elle est avant tout une version longue de ces histoires de 2 ou 3 pages dans lesquelles Baru nous raconte sa jeunesse et sa bande de copains dans un ville industrielle de l’est de la France, dans les années 1960. La présentation qui accompagne la parution de la série nous explique que « cela fera bientôt deux ans que sommeillait dans nos tiroires « Quéquettes Blues ». Somptueuse histoire de gens qui ne veulent pas quitter l’adolescence, chassent les filles et boivent du Picon bière, sur fond d’hiver, de blues et de briques. Mais pas de chance, nous n’avions plus une miettes de place dans le journal… Comment faire je lui ai proposé de faire de courts récits le temps de patienter. » (Pilote n°108, juin 1983). Lui-même le rapporte : après avoir vu refuser Quéquette blues par A suivre, le projet est accepté par Willem de Charlie Mensuel, revue rachetée par Dargaud en 1982, et le projet se retrouve dans Pilote, avec l’approbation du rédacteur en chef de l’époque, Jean-Marc Thévenet, qui tente de trouver un équilibre dans le journal entre de solides pointures des années 1970 (Mandryka, Pierre Christin, F’murr, Annie Goetzinger, Gérard Lauzier) et des nouveaux dessinateurs, dont fait partie Baru. Toutefois, il doit sacrifier à la coutume du journal qui veut que les nouveaux venus, pour mettre le lectorat en confiance, doivent réaliser des récits courts qui sont autant d’échauffements reprenant les personnages et les ingrédients du grand récit qui attend sa publication.
Les premiers récits courts de Baru, tout comme Quéquette blues, se concentrent sur les faits et gestes d’une bande d’amis, tous fils d’ouvriers immigrés, obsedés par les filles, les apparences, et toujours prêts à mettre l’ambiance dans les bars de la ville et des environs. Le trait naissant de Baru y est alors extrêmement expressif, voire parfois presque violent et caricatural par moment, se concentrant sur les physiognomies. Il ébauche des décors qui situent l’ambiance du récit dans l’univers métallique des cités ouvrières ; décor que l’un des personnages se plait à contempler malgré les moqueries de ses camarades : « Ben non, je déconne pas… Moi j’aime bien, le ciel rouge, les tuyaux, la ferraille, tout ça c’est beau. ». La couleur de ces installations industrielles, souvent vues de nuit, est très importante pour l’ambiance et Baru avait d’ailleurs refusé la proposition de A suivre qui voulait bien le publier à condition de rester au noir et blanc. Le récit en images est doublé par une voix narrative à la première personne parlant au nom de « Baru », mais l’auteur a par la suite justifie sa démarche qui ne se réduisait pas à une autobiographie mais plutôt à un portrait de groupe, sorte de « pluri-autobiographies » dont le narrateur serait la classe ouvrière dans son ensemble. Il reproche ainsi à la critique de l’avoir réduit à un simple autobiographe : « Parce que vous n’avez pas vu que le « héros », n’était pas un, mais plusieurs, que c’était un groupe, un personnage collectif, et que l’autre personnage, c’était l’usine et plus généralement le monde ouvrier. Mais bon, à ma décharge, je vous l’ai dit, j’ai fourni le bâton pour me faire battre. Alors que je disais juste « Je » pour dire sans ambiguïté que je, auteur, ne prenais pas de haut les personnages que je mettais en scène, que je n’étais pas au-dessus de cette mêlée-là. »
Le thème de Quéquette blues, si simple (le narrateur, puceau de 18 ans, parie avec ses amis lors du nouvel an qu’il sera dépucelé sous 3 jours) est, en apparence, dans la lignée du journal Pilote de ces années 1980 qui, tant par tradition de la BD adulte des années 1970 que pour attirer le lectorat, parsème alors ses pages d’histoires de sexe et de femmes nues aux formes engageantes. Mais Quéquette blues est bien plus subtile. Le sexe n’y est pas idéalisée puisque, bien au contraire, il n’est jamais représenté, le narrateur étant, on le devine, toujours dans l’attente tout au long du récit et, de surcroît, effrayé par la chose. Et puis surtout, l’histoire de Baru colle à la réalité, même dans sa trivialité. La provocation et l’humour transgressif, deux thématiques qui ont douillettement élu domicile dans la bande dessinée pendant les années 1970, sont ici mis au service d’une peinture sociale qui ne quittera pas l’univers de l’auteur. Ce dernier avoue d’ailleurs s’être lancé dans la BD à la lecture des provocateurs défricheurs de Charlie Hebdo, Reiser en tête. Au sein de Pilote, la série de Baru voisine avec celle du grinçant Gérard Lauzier, Souvenirs d’un jeune homme, où un autre adolescent découvre la vie en essayant de s’échapper de sa famille bourgeoise. Deux jeunesses différentes pour deux styles distincts qui, pourtant, traduisent le même intérêt de la bande dessinée pour la société contemporaine et la question du passage à l’âge adulte.
Fortune éditoriale : Baru et le règne de l’album
Malgré les changements de rédaction (Thévenet est remplacé en 1984 par Francis Lambert), la série de Baru continue et est logiquement publiée en album chez Dargaud dès 1984 au fur et à mesure de son avancement. Mieux encore, elle reçoit en 1985 le prix du meilleur espoir au FIBD, signe que le dessinateur débutant marque déjà les esprits de ses collègues. En 1985, pour accompagner la sortie des albums, les récits courts des débuts dans Pilote sont réunis au sein de l’album La piscine de Micheville.
La fortune éditoriale de ses trois (plus un) albums ne s’arrête pas là. Au contraire, ayant le statut de « premiers albums » de Baru, ils sont régulièrement réédités par les éditeurs successifs du dessinateur, comme pour signifier qu’ils contenaient déjà en germe les autres oeuvres. Ainsi peut-on suivre l’évolution éditoriale de la carrière de Baru à travers ces rééditions : en 1991, c’est Albin Michel qui réédite Quéquette blues sous le titre de Roulez jeunesse, au moment où Baru travaille à L’Echo des savanes (la revue d’Albin Michel) ; puis, en 1993, Albin Michel réédite également les récits courts de La Piscine de Micheville en ajoutant quelques pages. Ce cas de changement de titre est, à ma connaissance, assez exceptionnel dans la BD contemporaine et je serais curieux d’en connaître la raison… Enfin, en 2005, c’est au tour de Casterman, le nouvel éditeur régulier de Baru depuis 1995, de rééditer Quéquette blues en intégrale (ce n’est pas le seul album de Baru que Casterman réédite, formant ainsi autour de lui un catalogue presque complet). C’est sous cette dernière forme que l’album est actuellement le plus facile à trouver. Quant à La Piscine de Micheville, la maison d’édition Les rêveurs l’a réédité en octobre dernier (réédition prémonitoire ?), avec un travail de couleur de l’auteur.
A suivre dans le Baruthon : La communion de Mino et Vive la classe !, Futuropolis, 1985 et 1987
Pour en savoir plus :
Quéquette blues, Dargaud, 1984-1986, (3 tomes). Réédité par Albin Michel en 1991 sous le titre de Roulez jeunesse, puis par Casterman en 2005.
La piscine de Micheville, Dargaud, 1986. Réédité par Albin Michel en 1993 (épuisé chez l’éditeur), puis par Les rêveurs en 2009
Pilote, n°108-133, Pilote et Charlie, n°1à 4
Patrick Gaumer, Les années Pilote, Dargaud, 1996
Le site officiel de Baru : http://baru.airsoftconsulting.info/Accueil.aspx