Je poursuis pas à pas mon exploration de la carrière de Baru, Grand Prix du FIBD 2010. Après Quéquette blues et La piscine de Micheville, Baru se fait sa place dans le monde de la BD des années 1980, avec La Communion du Mino et Vive la classe.
Ces deux albums marquent un tournant éditorial dans la carrière de Baru puisque, pour la première fois, il abandonne la traditionnelle prépublication pour dessiner deux albums complètement inédits en revue. La réalisation de ces albums, toutefois, se fait dans la foulée de sa collaboration avec Pilote et le changement éditorial n’implique pas un changement de thématique : La communion du Mino et Vive la classe viennent achever le cycle ouvert par les récits courts de La piscine de Micheville et approfondit dans Quéquette blues : des récits de jeunesse et de famille où le héros reste le milieu ouvrier et immigré de l’est de la France.
De Pilote à Futuropolis, premiers pas dans l’économie de l’album
L’année 1985 est celle de la consécration de l’auteur débutant qu’est Hervé Baruléa, dit Baru. Il poursuit tranquillement sa série Quéquette blues dans Pilote, série grâce à laquelle il reçoit, lors du FIBD 1985, l’Alfred du meilleur premier album, une récompense prometteuse. Cette même année, il se lance dans de nouveaux projets et de nouvelles collaborations, guidé par le journaliste Jean-Marc Thévenet, ancien rédacteur en chef de Pilote. Thévenet avait déjà participé à l’intégration de Baru au sein de l’équipe de Pilote. Rien d’étonnant, donc, de retrouver Baru dans la collection X de Futuropolis que Thévenet dirige depuis 1984. C’est l’origine de La communion du Mino, un album jamais réédité et difficile à trouver.
En frappant à la porte de Futuropolis, Baru pénètre dans l’univers de l’édition indépendante des années 1980. Un article récent m’a déjà permis de développer l’importance de Futuropolis pour la réédition de classiques de la bande dessinée (Pratique de la réédition dans l’édition de bande dessinée). Un autre de ses mérites, durant ces années 1980, est sa capacité à faire éclore des jeunes talents en leur insufflant l’esprit d’une bande dessinée adulte de qualité. (Götting remporte en 1986 l’Alfred du meilleur premier album grâce à Crève-coeur, justement paru dans la collection X). Ainsi voit-on se mettre en place des structures éditoriales alternatives qui prennent le relais des revues de bandes dessinées pour servir de tremplin aux auteurs débutants. Plus de 80 albums paraissent de 1984 à 1989 dans cette collection voulue par Etienne Robial, directeur de Futuropolis. Parmi eux, les premiers albums de nombreux dessinateurs qui s’imposeront dans les années 1990 et 2000, soit au sein de l’édition indépendante, soit au sein de plus importantes structures éditoriales : Pascal Rabaté, Vincent Vanoli, Mattt Konture, J-C Menu, Charles Berberian, Farid Boudjellal… Et, donc, Baru. Comme toutes les autres collection de Futuropolis, la collection X est facilement identifiable : de petits albums au format italien contenant un récit complet au nombre de pages réduit. Le prix de vente est volontairement faible (24 F, moins de 2 euros actuellement sur le marché de l’occasion), puisqu’il s’agit davantage de faire connaître un auteur que de faire du profit (des auteurs moins « débutants » publieront aussi un album dans la collection X).
Après ses premiers pas chez Futuropolis, Baru y poursuit sa carrière de dessinateur. Il est alors en train de quitter Pilote pour L’Echo des savanes, de la vieille structure en crise issue de la presse pour la jeunesse à une des revues de bande dessinée adulte encore debout. En 1986, il prépare l’album Vive la classe qui doit d’abord être édité par Dargaud. Mais c’est finalement en 1987 chez Futuropolis que paraîtra Vive la classe. Il est le premier album de grande ampleur de Baru à ne pas connaître de prépublication. Là où quelques récits courts servaient d’introduction à Quéquette blues dans Pilote, La communion du Mino sert d’introduction à Vive la classe chez Futuropolis : 54 pages en couleur pour un album grand format, mis en couleur par le déjà complice de Baru dans Quéquette blues, Daniel Ledran. Malheureusement pour Baru, il arrive dans un Futuropolis en crise, en passe de se faire racheter par Gallimard. Vive la classe est donc, de l’avis de son auteur, « sans doute mon album le plus mal vendu ».
Le cycle de l’enfance et de l’adolescence
Avec ces deux nouveaux albums, Baru affirme déjà la cohérence de son oeuvre. La communion du Mino et Vive la classe sont dans la continuité de Quéquette blues, c’est-à-dire qu’ils s’inscrivent dans le cycle de l’enfance et de l’adolescence. L’univers de Baru, qu’il conservera dans tout le reste de son oeuvre, est en train de se construire : un monde d’ouvriers immigrés, de villes industrielles, de lutte permanente pour l’avenir. Mais la lecture que fait Baru de cet univers n’est pas simplement politique, elle s’offre à nous en une série de portraits et de personnalités contrastées.
La communion du Mino est peut-être des deux l’album celui qui ressemble le moins aux précédents. Le narrateur en est « Mino », un jeune fils d’immigrés italiens, qui présente au lecteur quelques personnages haut en couleurs de sa famille : l’oncle célibataire, la tante près de ses sous, le grand-père jardinier. Alors oui, le personnage n’est plus « Baru », l’avatar de l’auteur dans Quéquette blues, mais ne nous y trompons pas : l’auteur continue son portrait de groupe de la classe ouvrière. On y retrouve les rues et l’ambiance de la petite ville de Quéquette blues. C’est toujours la voix de l’enfance qui décrit, avec son vocabulaire, son propre environnement. Je reprendrais ici une belle phrase de Baru qui résume bien son projet des années 1980 : « Ce n’est pas autobiographique. C’est la biographie des autres et du milieu social. » (Pilote et Charlie 2, 1986). Le pari est réussi dans La Communion du Mino : il offre le portrait de groupe de la classe ouvrière, sans complaisance ni mépris.
Mais c’est surtout avec Vive la classe que Baru concrétise le cycle commencé dans Pilote. Il écrit sur son site internet : « Avec Vive la classe, je terminais le cycle que j’avais commencé avec Quéquette blues. Je tournais la page de l’adolescence dans les années 60 en pays industriel en réalisant ce récit aviné. ». En effet, le thème est le même que Quéquette blues : le passage de l’adolescence à l’âge adulte par la démonstration de la virilité. On y retrouve le groupe d’amis déjà entrevu, avec comme narrateur le jeune Baru. Mais si dans Quéquette blues ce passage était justement incertain, et presque effrayant pour le narrateur, il est cette fois encadré, puisque c’est le départ pour le service militaire que nous raconte l’auteur. A Villerupt, où vit le narrateur, ce moment est un important rite de passage qui passe par le conseil de révision durant lequel les médecins examinent aussi bien la santé que la virilité des futurs conscrits. Puis, ces derniers passent les quelques jours avant le départ à faire la fête et à bousculer les filles.
Quand je dis bousculer les filles, c’est un euphémisme. Car l’affirmation de la virilité penche de plus en plus du côté de la violence, une thématique que Baru poursuivra après. Laissons-le en parler : « Je raconte ce moment où l’adolescent jette sa gourme pour passer dans l’âge adulte et j’essaye de montrer jusqu’où peuvent aller ces réflexes virils : jusqu’au viol. » (Pilote et Charlie 2, 1986). Pour cela aussi, Vive la classe est l’aboutissement de Quéquette blues : des thématiques poussées jusqu’à leurs extrêmités.
Le découpage photographique de Baru, entre fiction et documentaire
La communion du Mino est un album sobre : noir et blanc, très peu de cases, un texte important. Après le format plus traditionnel de Quéquette blues, on peut vraiment parler d’expérimentation dans cet album. Le format italien de la collection X de Futuropolis pousse les auteurs à travailler leur trait sur de grandes surfaces de papier, presque en « gros plan ». L’occasion pour Baru de travailler plus en profondeur son style, aussi bien pour des portraits, expressifs voir expressionnistes, que pour les décors. L’originalité est aussi dans la narration qui casse le récit de forme linéaire pour une suite d’instantanés.
Dans les deux albums parus chez Futuropolis pointe une ambition documentaire et réaliste qui était jusque là au second plan. Attention, Baru ne fait pas du documentaire en BD. Il ne quitte pas le registre de la fiction, mais fait appel à des procédés proches de la veine documentaire pour se rapprocher au maximum de la réalité. Cette réalité est rendue, dans la forme, par une illusion photographique. Les grandes cases cadrées sobrement de La communion du Mino sont autant de photos de famille – certaines sont d’ailleurs volontairement dessinées comme telles – décrivant soit les différents personnages, soit de silencieuses natures mortes représentant, au moyen de détails sobres mais suffisants, une cuisine ouvrière, avec sa nappe à carreaux et ses ustensiles de cuisine, ou bien encore une rue en pente. Comme si l’on pénétrait dans une intimité. C’est aussi une photographie dessinée qui commence Vive la classe, celui de la classe 68 prête à partir au service militaire. De façon tout à fait significative, Baru passe doucement du noir et blanc à la couleur au cours de l’album ; de la réalité documentaire d’un groupe à la fiction personnelle du héros.
L’autre moyen de se rapprocher de la réalité est de d’appuyer son récit sur un arrière-plan documenté. D’où les premières pages de Vive la classe, occupées par un long texte de Baru sur l’origine et les évolutions de la conscription, depuis la Révolution française jusqu’à la classe 68 qu’il représente, dernière classe à avoir connu le conseil de révision. En professionnel sérieux et érudit, il cite sa source : Michel Bozon, Les conscrits, Musée des Arts et Traditions Populaires. Ces pages sont illustrées, là encore, par des dessins clairement inspirés de photographies ethnographiques représentant, dans leurs divers costumes, les conscrits à travers les âges.
Ce n’est bien sûr pas nouveau, chez un dessinateur de bande dessinée, de faire appel à une documentation précise et rigoureuse. A la suite d’Hergé et d’Edgar Pierre Jacobs dès les années 1930 et 1940, la pratique s’est généralisée et a déjà été étudiée. Mais plus rare est le fait de mettre en avant, voire de faire précéder le récit en images d’indications documentaires, comme pour mieux l’ancrer dans sa réalité. Il faudra attendre les années 1990 et le documentaire en BD pour que l’auteur sorte de la fiction pour offrir au lecteur un récit ayant explicitement valeur de témoignage journalistique. Baru, même s’il reste dans la fiction, veut déjà se faire le témoin d’une époque et d’une société.
A suivre dans : Cours Camarade, Albin Michel, 1987
Pour en savoir plus :
La communion du Mino, Futuropolis, 1985
Vive la classe !, Futuropolis, 1987
Pilote et Charlie 2, 1986
site web de Baru où l’on peut lire quelques pages des albums en question