Comme certains d’entre vous le savent sans doute, le musée de la bande dessinée d’Angoulême a rouvert ses portes à la fin de l’année 2009, avec une muséographie nouvelle et dans un bâtiment entièrement renové. Promis, je trouverais un jour le temps de vous en toucher un mot.
Mais la réouverture du musée est, me semble-t-il, la partie immergée de l’iceberg de la bande dessinée dans la ville d’Angoulême. Rappelons-le : ce musée est inscrit au sein de la Cité de la Bande Dessinée et de l’Image, CIBDI, qui contient également une bibliothèque, une salle de cinéma, une maison d’auteurs en résidence, une librairie, et une direction technique et audiovisuelle chargée de la coordination du tout, le Centre de Soutien Technique Multimédia. Le musée fait office, entre autres choses, de vitrine touristique et scientifique d’un système beaucoup plus vaste de plusieurs institutions chargées de promouvoir la bande dessinée sous plusieurs de ses aspects : créations contemporaines, commerce, lecture publique et patrimoine. Je vous laisse deviner que c’est ce dernier aspect qui m’intéresse aujourd’hui.
Le programme de numérisation du patrimoine de la bande dessinée
Qui sait, par exemple, que, depuis 2007, la CIBDI a entrepris une numérisation de ses collections patrimoniales ? Certains albums, revues et dessins détenus par la cité ont fait l’objet d’une numérisation, en partie par la société Arkhenum (http://www.arkhenum.fr/numerisation.html), tant pour éviter une consultation trop fréquente de documents en mauvais état que pour mettre à disposition de tous une partie de leur fonds ancien.
La première raison a ainsi commandé à la numérisation en 2007 du « fonds Saint-Ogan », composé d’un ensemble de cahiers manuscrits réunissant la production du dessinateur Alain Saint-Ogan, illustre créateur de la série Zig et Puce qui eut son heure de gloire dans les années 1930. La mise en ligne de ses cahiers ainsi que de quelques albums du dessinateur permettent aux chercheurs d’avoir à leur disposition des documents essentiels pour connaître et travailler sur Saint-Ogan (moi le premier, puisque je mène actuellement un travail sur l’oeuvre de ce dessinateur). Les cahiers de Saint-Ogan ont été donnés à la CIBDI dans les années 1990 par l’Ecole des Arts Décoratifs qui les détenait alors, Saint-Ogan ayant été élève de cette institution. Lourds, en mauvais état et difficilement manipulable, la numérisation leur a donné une seconde vie.
La numérisation du fonds Saint-Ogan a dû être jugée suffisamment pertinente pour que la CIBDI entreprenne d’autres numérisations. A suivi durant l’année 2008 la numérisation du « fonds Quantin ». Acquisition récente (2002), ce fonds se compose d’une part d’images populaires (type images d’Epinal) réalisées par l’imprimerie Quantin dans les années 1886-1904, d’autre part de leur dossier d’impression, autrement dit des archives permettant de retracer leur conception,
Enfin, l’année 2009 a vu la CIBDI se concentrer sur ses collections de périodiques publiant des histoires en images et a numérisé l’important journal satirique Le Rire (1894-1903) et les revues pour enfants Lisette (1921-1940), American illustré (1907-1908), et Le Pierrot (1889-1891).
Toutes ces collections sont librement consultables et téléchargeables à l’adresse suivante : http://collections.citebd.org/. Pour en savoir plus, un récent article de Sylvain Lesage sur la question : La numérisation des archives de la bande dessinée
Connaître les dessinateurs français des années 1880-1940
Pourquoi numériser ces journaux là qui, de prime abord, pourraient sembler trop anciens ? Car la numérisation de la CIBDI n’a pas pour but la lecture, mais plutôt, à mon avis deux objectifs et deux lectorat. D’une part, le plus anecdotique, la découverte par le grand public de noms et de titres de périodiques inattendus. Et d’autre part, surtout, permet de faire avancer la recherche sur une période finalement mal connue tant dans l’histoire du dessin de presse que dans celui de la bande dessinée.
Vous remarquerez que les numérisations concernent des supports datés des années 1880 à 1940, avec une préférence très nette pour ladite « Belle Epoque », les trois décennies 1880-1900. Les décennies en question sont certainement parmi les plus mal connues (des chercheurs, mais aussi du public) quand on évoque les « littératures dessinées » ou les « histoires en images » pour éviter le terme de « bande dessinée » qui ne se diffuse que dans les années 1940. L’imaginaire bédéphilique renvoie généralement les années 1880-1920 à une production exclusivement tournée vers les enfants et jugée « archaïque » par l’emploi de texte sous l’image (C’est le succès des dessins de Christophe et de Benjamin Rabier, et de séries comme Bécassine et Les Pieds Nickelés). Dans cet imaginaire, « l’âge d’or » de la bande dessinée se résume alors à l’arrivée en masse de bandes américaines et à l’émergence progressive d’une école belge guidée par Tintin d’Hergé (sa première aventure paraît en 1929) et par le journal Spirou (crée en 1938 par l’éditeur Dupuis) dont le succès se confirme après guerre. Une telle vision réductrice fait oublier un fait essentiel : la France possède une importante et talentueuse tradition de dessinateurs humoristes s’étant déjà largement consacrés à la réalisation d’histoires en images et dont certains se tournent aussi, à l’occasion, vers le dessin pour enfant. Et les quelques grands dessinateurs français que l’on citent généralement (Rabier, Christophe, Forton, Pinchon, Saint-Ogan, et jusqu’à Hergé…) sont à replacer dans cet héritage de dessinateurs humoristes.
Les collections numérisées par la CIBDI permettent de mieux appréhender une génération de dessinateurs désormais relativement oubliée. En effet, s’il est possible et même facile de lire des écrivains de la Belle Epoque, tout aussi facile d’écouter des oeuvres de compositeurs de cette même période, il faut être connaisseur pour avoir eu accès à l’oeuvre dessinée d’Adolphe Willette, de Jean-Louis Forain, de Caran d’Ache, de Poublot, tous quatre tenus, au début du XXe siècle, comme de grands maîtres du dessin. Certains d’entre eux sont connus des chercheurs dans leur rapport avec les histoires en images : Willette et ses strips muets paraissant dans Le Chat Noir, notamment, ont été étudiés par l’historien américain de la bande dessinée David Kunzle. Thierry Groensteen a établi l’importance de Caran d’Ache pour la narration graphique dans une exposition et son catalogue en 1998. Peu d’entre eux sont connus (ou plutôt potentiellement connaissables) du grand public, et l’exception que constitue Gus Bofa, abondamment réédité dans les années 1990-2000 (et dont je parle dans un précédent article), ne fait que confirmer la règle. L’idée selon laquelle l’humour est trop fragile pour être apprécié indifféremment à toutes les époques ne me paraît pas justifier l’oubli qui frappe ces dessinateurs qui ont leur place dans l’histoire de la bande dessinée française. Leur numérisation, avec un statut patrimonial, est sûrement l’unique moyen de les faire connaître au public.
Si vous avez la curiosité de vous promener dans les fonds numérisés de la CIBDI, voire de les compléter avec les numérisations du site Coconino (http://www.old-coconino.com/s_classics_v3/), vous découvrirez ainsi, parmi les histoires en images de l’imprimerie Quantin, quelques dessins de Steinlein, d’autres de Caran d’Ache, et d’autres encore de Job ou de Raymond de la Nezière. Ces mêmes auteurs, d’ailleurs, furent des collaborateurs du Rire, de même que Benjamin Rabier, davantage connu du public pour ses dessins animaliers. Ce même journal était en contact avec d’autres journaux satiriques européens dont on peut voir la diversité sur le site Coconino.
Au-delà des noms et des carrières, les fonds numérisés doivent apprendre au public d’amateurs curieux (dont vous êtes, sinon vous ne liriez pas ce blog !) à resituer la bande dessinée, discipline en apparence moderne, dans un temps plus long, et à faire la jonction entre les livres de Rodolphe Töpffer, souvent cités comme précurseurs de la bande dessinée, et des auteurs dont nous sommes plus familiers pour les lire encore, Hergé avant tous les autres. (un autre ancien article pour en savoir plus sur les débats qui entourent la naissance de la bande dessinée). Bref, tout un univers à découvrir. A l’heure où l’on parle de bande dessinée numérique, on oublie les oeuvres appartenant au patrimoine du dessin qui sont librement accessibles en ligne. Si le système de lecture de la CIBDI est avant tout conçu pour des chercheurs, le site Coconino s’identifie à un (ré-)éditeur de BD numériques anciennes avec des systèmes de lectures que l’on pourrait rapprocher des interfaces prévues par les éditeurs numériques.
Des politiques récentes de numérisation
En forme de conclusion, je tiens à signaler que la politique de la CIBDI en matière de numérisation, n’est qu’un cas parmi d’autres. Elle s’inscrit dans une des grandes évolutions ayant touchées les institutions culturelles ces dix dernières années : la mise en ligne d’un patrimoine numérique. Ce qui, il y a encore dix ans, semblait davantage tenir du gadget ouvenant suppléer aux microfilms est devenu une politique incontournable pour les grandes et moins grandes institutions culturelles dont beaucoup se sont lancées dans la numérisation de leurs fonds patrimoniaux. La numérisation permet surtout une avancée considérable pour la diffusion des savoirs : la mise en ligne et la gratuité de la consultation.
Le projet le plus ambitieux est sans doute celui de la Bibliothèque nationale de France et sa bibliothèque numérique Gallica (http://gallica.bnf.fr/). Dès la fin des années 1990, la BnF se lance dans la numérisation de ses fonds. Alors qu’en face, le géant américain Google met en place en 2004 son projet Google Books, Jean-Noël Jeanneney alors directeur de la BnF, entend s’opposer au « monopole » de Google et cette concurrence inattendue provoque l’accélération des projets de bibliothèques numériques européennes. En 2008, le projet de bibliothèque numérique Europeana est lancée pour coordonner les efforts de numérisation dans plusieurs pays européens (http://www.europeana.eu/portal/).
A l’heure actuelle, Gallica trouve petit à petit ses marques. Jusque là imparfaite dans les services qu’elle proposait et encore à une (longue!) étape expérimentale, la bibliothèque numérique de la BnF devient au fil des années de plus en plus fonctionnelle : meilleure qualité, possibilité de télécharger gratuitement les ouvrages… On peut notamment y consulter une partie de la presse française des XIXe et XXe siècles, mais aussi les manuscrits originaux de la Vie de Casanova rentrés récemment dans les collections de la BnF. Les fonctionnalités de recherche sont encore tatonnantes, mais le logiciel s’améliore.
Récemment, les débats sur la place de Google Books ont repris, renvoyant dos à dos l’exigence très française de ne pas se laisser dominer par une entreprise privée américaine et l’incroyable quantité d’ouvrages numérisés par l’entreprise en question, dont les moyens sont certainement plus grands que ceux d’institutions publiques. Mais, à côté de ces débats, d’autres projets voient doucement le jour : la bibliothèque numérique Medic@ de la Bibliothèque Interuniversitaire de Médecine existe depuis 2000 et permet de télécharger des ouvrages de médecine anciens ; l’université de Rouen à achevé en 2009 le vaste projet de numérisation et d’édition numérique des manuscrits originaux de Madame Bovary de Gustave Flaubert. Autant de projets qui rendent service à la recherche scientifique dans ces domaines.
Maintenant que le mouvement est lancé, les questions vont porter sur la qualité des interfaces de lecture et des fonctions de recherche dans la base et dans les textes mêmes. D’autres questions, plus pernicieuses peut-être, vont interroger la nécessité de ses politiques de numérisation qui coutent cher et rapportent peu, financièrement parlant. Poétiquement, on peut d’abord y voir l’accomplissement d’une mythique bibliothèque d’Alexandrie qui contiendrait tous les livres écrits partout dans le monde. On voit que, à quelques exceptions près, tous ces projets de numérisation portent en eux des valeurs qui interrogent l’avenir du patrimoine culturel.