Il n’est pas rare qu’un auteur de bandes dessinées s’engage sur des questions politiques et sociales et s’exprime sur son époque. Une solide tradition de dessins satiriques et de caricatures, qui court du XIXe au XXe siècles a fait du dessin une arme politique. Mais ce n’est pas cette veine humoristique et satirique qui m’intéresse aujourd’hui, mais plutôt une autre voie : celle de la fiction pour parler de l’époque et de la société. Pour une raison étrange mais qui trouverait sans doute, à bien y regarder, une explication, les années 1980 me semblent avoir été propices à un genre de BD que l’on pourrait appeler (si tant est que l’idée de « genre » ait un sens) la fiction sociale. Des auteurs ont imaginé des héros, parfois leur alter ego, pour donner leur vision de la société française. La fiction sert alors autant de révélateur que de moyen d’évasion. Que l’on pense à Claire Brétécher et son Agripinne, à Martin Veyron et son Bernard Lermite, à l’oeuvre du cynique Gérard Lauzier… Mais ces exemples touchent encore de près à l’humour. Que l’on pense à Baru, le Grand Prix 2010, et à sa peinture du monde ouvrier, que je redécouvre dans une suite d’articles, le Baruthon. Les deux auteurs dont je vais vous parler se sont émancipés de l’ambition de faire rire pour plutôt chercher à faire réfléchir. Ils le font en racontant deux histoires de femmes, chacun à leur manière…
Le plaisir du vide
D’abord, revenons à nos années 2000. Le premier tome du dyptique Lulu femme nue paraît en 2008 et reçoit l’année suivante toute une série de prix dont, en France, un « essentiel » à Angoulême (prix récompensant cinq oeuvres de l’année jugées essentielles) et le prix Ouest-France, un des trois prix décernés lors du festival Quai des bulles de Saint-Malo. C’est dire si, déjà, cette série partait avec un avantage auprès du public lorsque, en ce mois de mars 2010, paraît le second tome qui vient conclure l’errance de Lulu, l’heroïne d’Etienne Davodeau.
Dois-je rappeler que Davodeau a déjà derrière lui une carrière bien remplie par une vingtaine d’albums, dont quelques uns destinés à la jeunesse. Tantôt dessinateur, tantôt scénariste, le plus souvent auteur complet, on le trouve édité le plus souvent chez les grands éditeurs du moment (Dargaud, Delcourt, Dupuis), mais parfois aussi dans de plus humbles maisons comme les éditions Charrette ou Les Rêveurs, cette dernière co-fondée par Manu Larcenet. Quant à Lulu femme nue, il s’agit de son second album chez Futuropolis après l’important Un homme est mort co-scénarisé par Kris, album documentaire sur le drame survenu lors d’une grève, à Brest, en 1950.
Voilà le contexte éditorial de l’oeuvre tracé en quelques traits ; voyons maintenant plus en détail de quoi il retourne… Davodeau a tenu à permettre à ses lecteurs de suivre la réalisation de Lulu femme nue sur son blog http://lulufemmenue.blogspot.com/. Les plus acharnés des fans auront donc pu suivre pendant deux ans les humeurs de l’auteur qui, dans chacun de ses billets, décrit son dernier album comme l’un de ses enfants. Il est rare de pouvoir connaître la démarche et les évolutions d’un auteur en train de dessiner et pour cela, ce blog est une chose rare et utile à celui qui souhaite en savoir plus sur l’album. Davodeau y parle du plaisir du papier qui gondole et de l’encre qui bave, des difficultés à trouver les dernières pages et du libre-arbitre des personnages.
Avec tout ça, je ne vous ai toujours pas dit de quoi parle Lulu femme nue… L’histoire est celle d’une femme de quarante ans qui, du jour au lendemain, décide de plaquer sa vie et sa famille après un entretien d’embauche peu encourageant. Elle veut se donner une vacance, un moment vide, improvisé, loin de tout, dans un endroit et avec des gens qu’elle ne connaît pas. Etienne Davodeau nous raconte son errance et ses rencontres successives qui la font réfléchir sur sa propre vie et, au passage, nous font réfléchir sur la nôtre. D’un point de vue strictement stylistique, la principale qualité de Lulu femme nue réside dans la narration qui est menée non pas du point de vue de l’héroïne, mais de celui de ses amis et de sa famille qui tente de comprendre ce qui s’est passé et de raconter, à partir des quelques éléments qu’ils ont pu reconstituer, l’épopée étrange de Lulu. Une voix narrative accompagne ainsi les images, essayent de les relier à des pensées ou, parfois, les laisse parler d’elle-même. La récit-portrait n’est donc pas linéaire et Davodeau montre là une bonne maîtrise de la narration graphique.
Je n’en dirais pas plus sur la forme, qui poursuit celle des autres récits de Davodeau où des héros de tous les jours doivent composer avec des intrigues aux multiples rebondissements. Seule cette originalité dans la narration me semble nouvelle chez lui, même si déjà dans Les mauvaises gens, il avait déjà employé cette figure du témoin-conteur. Si j’ai parlé d’épopée « étrange » c’est dans ce sens où l’aventure de Lulu est « étrangère » à notre quotidien et à notre routine. Davodeau raconte une rupture qui intervient dans la vie déjà remplie d’une femme et pose justement au lecteur une question qui me paraît essentielle : est-ce si étrange non seulement de vouloir un jour tout abandonner et de ne rien faire pendant quelques jours, mais surtout de franchir vraiment la ligne vers l’oisiveté et l’improvisation ? Les amis de Lulu se pose cette question pendant tout le récit : est-ce si étrange d’être fatigué au point de dévier du chemin qui l’on s’est tracé jusque là ? La question semble d’autant plus pertinente à une époque où les impératifs de rentabilité et d’efficacité sont portés à leur plus haut niveau et où l’oisiveté est plus que jamais honnie comme ennemie du travail qui permet de tenir son rôle dans la société. Les longues plages reposantes, le ciel qui se mêle à la mer et au sable donne presque envie de se donner, comme Lulu, un long moment pour ne rien faire. Peut-on seulement se donner ces moments de liberté que la fiction, elle permet ? C’est tout cela qu’interroge Davodeau, et ce sont ces questions qui me viennent à l’esprit en lisant Lulu femme nue.
Une violence pour une autre
Changement de registre, changement d’époque, pour une autre histoire de femme cette fois racontée par une femme. Nous nous transportons cette fois dans ces années 1980 que j’évoquais plus haut et cette tendance de bandes dessinées à fort ancrage social. En 1983, la dessinatrice Chantal Montellier, dessinatrice de presse politique dans les années 1970 avant de s’intéresser à la bande dessinée, commence une nouvelle histoire dans Métal Hurlant dont elle est alors une habituée. Cette histoire s’appelle Odile et les crocodiles et porte la marque de son époque et de la revue qui la publie : une ambiance de désolation urbaine, l’incontournable présence de la sexualité et des images presque psychédéliques et dérangeantes, à base de reptiles, de statues antiques et d’images christiques. Odiles et les crocodiles paraît en album en 1984 aux Humanoïdes Associés, la maison d’édition de la revue. Je vous invite à vous procurer la réédition qui en a été faite par Actes Sud-l’an 2 en 2008 et qui accompagne à un retour dans le champ de la bande dessinée de Montellier depuis 2005, après une petite dizaine d’années d’absence.
L’histoire est cette fois celle d’Odile, jeune actrice qui, après s’être faite violée par un groupe de fils de bonne famille finalement acquittés, rentre dans une étrange spirale de violence, assassinant tous les hommes qui, poussés par leur instinct, veulent faire l’amour avec elle. Ce sont eux, ces crocodiles qui hantent Odile qui, par des actes en apparence immoraux, tente de se faire justice elle-même et de lutter contre la violence des pulsions masculines. Elle devient ainsi une sorte de justicière secrète de son sexe repondant à la violence par la violence.
Comme dans le cas de Lulu femme nue, la narration est agréable : car c’est cette fois Odile elle-même qui raconte son passé, justifiant chacun de ses actes auprès du lecteur. Le style urbain et excessif, marqué par la contre-culture des années 1980 (blousons de cuir, parkings souterrains, et jungle urbaine), n’est pas non plus pour me déplaire. Et puis au passage, Montellier nous livre une intéressante réflexion sur les rapports entre la fiction et la réalité, lorsque Odile se prend à écrire son histoire et à croire que tous ces meurtres ne sont que pure invention.
Et comme Davodeau, Montellier fait réfléchir sur la société. L’écart n’est pas si grand avec les années 1980 et ses questions restent d’actualité. Lors de son procès, Odile passe du statut de victime à celui de « sale provocatrice ». La violence qu’elle se prend alors à infliger, impassiblement, aux hommes, nous interpellent : après tout, n’a-t-elle pas raison de se défendre face à ses crocociles que la justice n’a pas voulu condamner ? Qu’est-ce qui est le plus horrible, des pulsions sexuelles des hommes qu’elle croise où de ses propres pulsions meurtrières ? Le lecteur est forcément conduit à juger Odile et à s’interroger sur son propre jugement. Odile, comme Lulu, est une femme en rupture avec la société qui traverse une période mouvementée de sa vie, qui traverse ce qu’on appellerait maintenant une crise, mais dont on peut se demander si elle n’est pas légitime.
La bande dessinée comme discours politique
L’évocation à grands traits du scénario d’Odile et les crocodiles pourraient vous faire croire à une oeuvre militante et manichéenne. Militante, oui, mais infiniment plus subtile que mon résumé pourrait le laisser croire. C’est pour cela que j’ai voulu rapprocher, dans leur démarche face au militantisme, deux auteurs dont je ne sais si la première a eu quelques influences sur le second. Chantal Montellier et Etienne Davodeau font partie des auteurs de bande dessinée militants. Mais militants dans le bon sens du terme : sans chercher à nous imposer leur vision des choses, ils questionnent et enrichissent notre vision de la société. Et il me semble alors que, dans leur cas, la bande dessinée est un moyen d’expression politique très bien manié.
Si je parle d’auteurs militants, c’est que, même si les deux oeuvres que je vous présente sont des fictions, Montellier et Davodeau ont aussi un parcours plus impliqué politiquement. Chantal Montellier a dessiné pour la presse syndicaliste et a toujours affirmé ses convictions et son militantisme, tout particulièrement en faveur du féminisme. Elle et Etienne Davodeau se sont d’ailleurs adonnés à la bande dessinée documentaire avec deux albums que je ne peux m’empêcher de rapprocher tant par la proximité de leur publication que par la proximité de leur thème. Tandis qu’elle fait paraître Les damnés de Nanterre en 2005 chez Denoël Graphic, il publie chez Futuropolis Un homme est mort en 2006. Tandis qu’elle raconte la fusillade entre de jeunes anarchistes et des policiers en 1994 à Paris, il raconte la mort d’un ouvrier par la police lors d’une grève en 1950 à Brest. Deux récits en forme de témoignages pour deux évènements réels ayant de forts enjeux politiques.
Les carrières des deux dessinateurs sont fortement marqués par le militantisme : Les mauvaises gens de Davodeau paru en 2005 parle du syndicalisme dans les Mauges dans les années 1950 ; Tchernobyl mon amour de Chantal Montellier paru en 2003 enquête, vous l’aurez deviné, sur la catastrophe du même nom. Ce sont des BD reportages qui se présentent comme des points de vue sur d’importants évènements politiques. Et on pourrait encore citer, dans la même veine Rural de Dovodeau (2002).
Mais si j’ai choisi Lulu femme nue et Odile et les crocodiles, c’est justement parce que la fiction y prend le relais du discours purement politique. L’oeuvre de Montellier est incontestablement féministe, voire même, par l’action de son personnage, violemment féministe, mais aussi subtile et intelligente : le féminisme même est interrogé dans ses dérives et ses sous-entendus. Il n’y a pas, dans ces deux oeuvres, de Bien et de Mal et lorsque le mari de Lulu s’exclame « Je suis le méchant de l’histoire, hein ? » parce qu’il vient de frapper Lulu, le lecteur est forcé de comprendre son point de vue, tout comme celui de la fille aînée de Lulu, qui doit remplacer sa mère à la maison. De même, Odile navigue dans une frontière floue entre innocence et culpabilité sans que la narration ne prenne jamais partie. Chaque lecteur sera donc sensible à des aspects différents dans les oeuvres, selon ses propres convictions et selon sa propre vision du monde. Certains jugeront peut-être le féminisme de Montellier daté, et l’idéalisme de Davodeau peu en phase avec la société actuelle. C’est là aussi que la fiction prend le relais en proposant, en plus, des histoires agréablement racontées, des portraits touchants et des images marquantes : l’obsession verte et reptilienne de Montellier, les grandes plages de ciel bleu de Davodeau.
Que la bande dessinée en soit arrivée jusqu’à investir la fiction politique, et avec des albums aussi subtils et aussi intéressants, est d’après moi la preuve ultime de sa capacité à dire le monde et à faire réfléchir. Le temps est loin où l’on racontait des histoires en images dans le seul but de faire rire son public. Sans doute est-il nécessaire que l’on prenne acte de la maturité à laquelle la bande dessinée est parvenue.
Pour en savoir plus :
Le site internet d’Etienne Davodeau : http://www.etiennedavodeau.com/
Le blog de Lulu femme nue : http://lulufemmenue.blogspot.com/
Le site internet de Chantal Montellier : http://www.montellier.org/
Chantal Montellier, Odile et les crocodiles, Les Humanoïdes Associés, 1984 ; rééditée chez Actes Sud – l’an 2 en 2008
Chantal Montellier, Les damnés de Nanterre, Denoël Graphic, 2005
Etienne Davodeau, Un homme est mort, Futuropolis, 2006
Etienne Davodeau, Lulu femme nue, Futuropolis, 2008-2010 (2 tomes)