La couverture m’avait attiré et, sans avoir jamais entendu parler du dessinateur de Bestioles, Ohm, je me suis risqué à lire cet album sorti chez Dargaud il y a trois mois, suivant mon seul instinct. Non seulement je ne fus pas déçu, mais la lecture de Bestioles me rappela celle de Jolies ténèbres il y a près d’un an, un excellent album orchestré par le couple des Kerascoët et par le scénariste Fabien Vehlmann. Une excellente excuse pour vous parler de cet excellent album. Tous deux traitent, chacun à sa manière, de la place de la violence dans l’imaginaire enfantin en peignant deux univers où le mignon, le joyeux et le sucré se transforment en un cauchemar acide et cruel.
Les bestioles de Hubert et Ohm
Je me dois d’être honnête : ce n’est pas le nom déjà connu de Hubert, prolifique scénariste du Legs de l’alchimiste (une série que je vous conseille par ailleurs) qui m’a poussé à aller vers Bestioles. C’est le dessin si singulier de Ohm dont les couleurs chatoyantes s’étalent sur la couverture de l’album, à grand coup de mauve, de orange fluo et de turquoise. Je ne connaissais alors pas Ohm, mais une rapide recherche m’a permis d’en savoir plus, et je vous livre mes résultats.
Ohm est un tout jeune dessinateur (il est né en 1982) qui, diplomé de l’Ecole supérieure des Arts Décoratifs de Strasbourg, se lance dans la BD à partir de 2004, successivement dans trois revues pour enfants : Dlire, Capsule Cosmique et Tchô. (Lecteur qui suis sagement ce blog, tu dois te souvenir que d’autres diplômés des Arts déco de Strasbourg sont passés par Tchô ou Capsule Cosmique et aiment à passer de l’enfance au monde adulte : Lisa Mandel, Boulet et Mathieu Sapin). Dans Tchô, il conçoit sa principale série, Bao Battle dans laquelle il affirme son style rond et coloré. Trois albums sont parus jusque là.
Dans une interview donnée sur le blog de Li-an, Ohm dévoile ses influences, question toujours épineuse pour un dessinateur mais tout à fait instructive dans le cas de Ohm qui n’hésite pas à revendiquer son héritage. Rien d’étonnant lorsqu’il affirme avoir « quasiment appris à dessiner avec Dragon Ball » : l’univers futuriste composé d’îles sur lesquelles poussent des villes-champignons et des palmiers, est la trace laissée par Toriyama. Même chose pour les maîtres Tezuka et Disney auxquels Ohm emprunte un style rond et shématique où le trait-contour domine. Ohm déclare ainsi aimer « la simplicité dans le dessin, la compréhension immédiate ». Plus inattendus, peut-être, sont les noms de Chris Ware et Dave Cooper… Quoique, à y regarder de plus près, ils ne sont pas non plus très loin : il suffit de comparer les « bestioles » de Ohm avec celle de Cooper, ou sa gestion des couleurs avec celle de Chris Ware. J’arrête là le petit jeu des comparaisons qui éclaire pourtant bien un peu le style si particulier de Ohm.
Pour conclure sur notre dessinateur du jour, je me risquerais à affirmer que le style de Ohm, que ce soit dans Bao Battle ou dans Bestioles, montre comment, après une accoutumance d’une vingtaine d’années avec les codes graphiques du manga, apparaît une génération de dessinateurs français nourris de ces codes et qui n’hésitent pas y faire appel dans leurs oeuvres. Le début d’une hybridation entre deux cultures graphiques, que j’espère heureuse et féconde (du moins une fois que les derniers rabat-joie incultes auront fini de crier après les mangas).
Bestioles constitue donc la première incursion de Ohm hors du champ de la prépublication. L’album nait de sa rencontre avec Hubert. Il raconte les aventures de trois personnages, Luanne, Childéric et le Capitaine dans un univers que l’on pourrait qualifier de « science-fiction écologique ». L’imaginaire ne se déploie pas seulement sur les machines et la technologie futuriste, mais aussi sur la nature exubérante et les formes de vie improbables que doivent affronter les trois héros. Une mission de routine les entraînent dans une jungle agressive qui recouvre le mystérieux « continent » et lutte impitoyablement contre les hommes. L’intrigue s’appuie sur le caractère différencié des trois personnages principaux : le Capitaine, ivrogne et libidineux (encore une résurgence de Toriyama !); Luanne, volontaire et courageuse ; Childéric, timide et bien peu débrouillard.
L’un des points forts du scénario est la prise en compte de la « nature », traitée non pas comme une ennemi, mais comme un second personnage, par une ingénieuse gestion de l’espace de la page : un filet de cases en bas de page suit l’histoire en adoptant le point de vue de deux bestioles, les deux aventures se croisant régulièrement.
En plus du style de Ohm, il faut ajouter la qualité de la colorisation, par Hubert, nous disent les crédits, qui fait beaucoup pour la qualité de l’album. La jungle est représentée par une dominante de mauve allant parfois jusqu’au rouge, tandis le orange et le ocre dominent dans le monde des « hommes » (les héros sont ce qu’on appelle pompeusement des « animaux anthropomorphisés »). Les scènes de jour et de nuit permettent encore de multiplier la gamme des couleurs, sans cesse très constrasté pour frapper l’esprit du lecteur.
Décadence des fées
C’est dans un tout autre univers que nous invitent les Kerascoët et Fabien Vehlmann dans Jolies ténèbres : pas de science-fiction ici, mais l’univers des contes de fées. Science-fiction et merveilleux sont deux genres littéraires aux racines communes, le premier ayant longtemps été appelé « merveilleux scientifique », car là où les contes de fées révélaient les merveilles de l’imaginaire et du rêve, la science-fiction présentaient celles d’une science fantasmée.
Mais peut-être que certains d’entre vous ne sont pas familiers du couple de dessinateurs qui signe sous le pseudonyme de « Kerascoët ». De leurs vrais noms Marie Pommepuy et Sébastien Cosset, ils se sont fait une place dans l’univers de la bande dessinée en reprenant la série Donjon crépuscule jusque là dessinée par Sfar et par leur série Miss pas touche dans la collection Poisson Pilote de Dargaud. Deux dessinateurs discrets travaillant en couple qui, petit à petit, commencent à se construire un univers graphique élégant où domine l’arabesque, les formes féminines et florales entremêlées et les couleurs vives. Quant au scénariste, Fabien Vehlmann, il est comme Hubert de ces scénaristes prolifiques qui multiplient les collaborations et les univers. On le connaît, entre autres choses, pour Green Manor avec Denis Bodart et la série pour enfants Seuls avec Bruno Gazzoti. Vous verrez de lui ce mois-ci en devanture Les derniers jours d’un immortel, dessiné par Gwen de Bonneval et publié chez Futuropolis.
Jolies ténèbres est un projet à part, « plus personnel », selon Marie Pommepuy qui fait appel à Fabien Vehlmann pour que le projet, encore embryonnaire en 2004, naisse finalement en 2009 chez Dupuis. Il fait d’ailleurs partie de la sélection officielle du FIBD 2010. La première page de l’album nous entraîne dans le décor rose et sucré des contes de fées : une jeune princesse, Aurore, invite à déjeuner le prince Hector dont on devine qu’ils sont faits l’un pour l’autre. Elle est accompagnée par un ami fidèle, un bonhomme-coccinelle. Voilà pour la première page. Dès le bas de la page se devine déjà l’irruption dans ce monde aseptisé d’une toute autre réalité : celle de la mort. Car ce que devine très vite le lecteur est que Aurore, son prince et son ami, ainsi que toute une multitude de petits êtres féériques, sont en réalité les habitants du corps d’une petite fille qui vient de mourir dans la forêt. Forcés de quitter leur hôte, les créatures féériques sont contraints de survivre dans une immense forêt aux multiples dangers. Cet incipit s’impose au lecteur sans plus d’explication, non pas comme une rupture d’un univers à l’autre mais dans une continuité : l’irréalisme de la situation et d’une nature vu à taille d’insecte venant prendre le relai de la magie d’un conte de fées.
Jolies ténèbres ne s’en tient pas là : ce n’est pas qu’une transposition d’un conte de fées dans le monde réel. Ou plutôt si, le thème principal est celui-ci, mais Vehlmann et les Kerascoët ne l’interprètent pas comme on aurait pu s’y attendre dans un récit pour enfants (les êtres féériques recréant leur univers joyeux dans la nature, pactisant avec les insectes et les souris, etc.). Cette phase est présente au début, lorsque Aurore propose de construire une petite communauté d’entraide. Mais tout au contraire, l’arrivée dans le monde réel va profondément corrompre la nature sage et innocente des petits héros. Déjà les premiers indices, presque incroyables et que le lecteur rejette comme faisant partie de l’exception, apparaissent : l’une des « fées », au visage poupon, se plait à vivre dans le cadavre pourrissant de la petite fille, malgré la désapprobation de ses camarades. L’ami-coccinelle se révèle être un galopin opportuniste tandis que le prince Hector préfère flirter avec une séductrice égocentrique plutôt que d’aider la courageuse Aurore, la seule, peut-être, à avoir encore gardé l’esprit gentil des contes de fées. Et puis les morts se succèdent, d’abord accidentelles et invisibles, puis jouant sur un comique cruel mais encore innocent (la « mort pour rire » des dessins animés de Bugs Bunny et cie), pour enfin devenir froidement sordides, jusqu’ à la scène finale dont je ne dirai rien.
Le scénario de Vehlmann fait appel à des sources devenues classiques de la littérature pour enfants qui traitent eux aussi de l’abandon de l’innocence. Il y a quelque chose d’Alice au pays des merveilles dans Jolies ténèbres, mais peut-être aussi de Sa majesté des mouches de William Golding, cette robinsonnade à l’envers où des enfants laissés à eux-mêmes sur une île déserte s’avèrent être aussi cruels et violents que des adultes. Le trait des Kerascoët vient appuyer le contraste entre la beauté innocente des créatures féériques et la saleté du monde réel : ils sont aussi à l’aise dans un dessin schématique aux couleurs vives que dans un style ultra-réaliste et très sombre, excellant dans la représentation du pourrissement.
Je vous laisse avec une citation de Marie Pommepuy qui présente son album de la façon suivante (et au passage, souligne la vraie nature du trop surestimé Tim Burton !) : « Chez Dupuis, son univers a été comparé à celui de Tim Burton. Or je ne suis pas complètement d’accord avec cela. Burton crée des mondes glauques dotés d’une imagerie gothique, mais où les bons sentiments abondent. Notre démarche suit un sens inverse : nous installons des propos très sombres dans un cadre enfantin, mignon. J’ai même essayé d’ajouter à Jolies ténèbres une pincée de David Lynch, un côté bizarre et crado, parfois inexpliqué. ».
Où quand les charmes innocents de l’enfance deviennent des monstres…
D’un côté un dessinateur débutant jusque là spécialisé dans le dessin pour enfants, de l’autre un quator d’auteurs naviguant entre les deux rives. Le parcours des cinq auteurs donne l’impression que le monde de la bande dessinée est petit : comme une évidence, Hubert et Ohm remercient les Kerascoët au début de leur album. Faut-il rappeler en effet que Hubert est aussi le scénariste de la principale série du couple Kerascoët, Miss Pas touche, parue chez Dupuis de 2006 à 2009, et qu’il a déjà colorisé des albums de Vehlmann ? Tous ont commencé leur carrière dans les années 2000. Tous trouvent leur place au catalogue de grandes et vieilles maisons d’édition (Dupuis, Dargaud, Delcourt, Glénat) qui ont su dominer le marché de la BD de la seconde moitié du XXe siècle en s’adaptant à l’émergence d’un public adulte dans les années 1970 sans pour autant laisser de côté la BD pour enfants (on m’objectera avec raison que Delcourt ne correspond pas exactement à ce profil, étant arrivé dans les années 1980 et se destinant principalement au public adulte). On retrouve d’ailleurs chez ces auteurs un certain attachement aux modes de réalisation désormais classiques qui firent le succès de la BD franco-belge à partir des années 1950 : le respect de l’album grand format et du principe de la série, ou encore l’idée que l’album naît de la collaboration féconde entre un scénariste spécialisé et un dessinateur… Attachement qui ne signifie évidemment pas inféodation, preuve en est de nos deux albums qui sont des one shot et ne se rattachent à aucune série. Et puis les 70 pages de Bestioles et les 92 pages de Jolies ténèbres explosent très largement le traditionnel 48 CC qui régit bien souvent encore l’édition de BD. Ohm a été l’un des auteurs de Capsule cosmique, ce journal du milieu des années 2000 qui essaya en son temps de renouveler en profondeur les thèmes et l’esthétique de la BD pour enfants.
Mais au-delà de leurs créateurs, se sont les deux univers de Jolies ténèbres et de Bestioles que je veux rapprocher. Ils développent tous deux la même idée : comment transformer l’univers enfantin en un monde cauchemardesque ? Le trait de Ohm l’incline vers l’emprunt aux formes rondes de la manga pour enfants et aux personnage animalier à la Walt Disney, avec leurs yeux en soucoupe et leur univers plein d’arrondis. Les Kerascoët lorgnent plutôt du côté de l’imagerie associée au conte de fées, imagerie qui s’enrichit sans cesse depuis le XIXe siècle : monture-oiseau, blondeur et douceur des formes féminines, nourrisson potelé, couleurs de la nature… Ce sont des emprunts avant tout graphiques, car l’objectif est de détourner, par l’image, un imaginaire de convention. Dans les deux cas, c’est en introduisant sans concession la violence que le scénario quitte les codes de l’enfance. Une violence qui se traduit par le combat dans Bestioles où aussi bien l’heroïne, Luanne, que les « bestioles » en question qui peuplent la forêt se montrent capables d’une violence intense, et ce malgré leur apparence mignonne. Dans Jolies ténèbres, la violence est plus subtile et variée, tantôt faussement comique, tantôt provoquée par le dégoût et le malsain.
A partir de là, le traitement est tout de même différent. Hubert, dans Bestioles, ne se départit pas complètement de certains tics scénaristiques de la littérature pour enfants : l’histoire est bien celle d’un « apprentissage de la vie » dont les héros ressortent grandis, ayant surmonté leur peur ; on y retrouve une inévitable histoire d’amour entre Luanne et un « méchant » repenti. Tandis que Jolies ténèbres, tout au contraire, se joue de tous les stéréotypes, l’innocence devenant un sérieux désavantage dans le nouveau monde alors que l’amour s’est abaissé au rang de simple séduction, et que l’amitié est devenue hypocrisie. Pour tout cela, Jolies ténèbres est beaucoup plus subversif que Bestioles, et aussi plus à mon goût…
Pour en savoir plus :
Fabien Vehlmann (scénario) et Kerascoët (dessin), Jolies ténèbres, Dupuis, 2009
Hubert (scénario) et Ohm (dessin), Bestioles, Dargaud, 2010
Le site internet des Kerascoët : http://kerascoet.fr/
Le site internet de Fabien Vehlmann : http://vehlmann.blogspot.com/
Un article de Bodoï sur Jolies ténèbres et les Kerascoët
Une interview de Hubert et Ohm sur le blog de Li-an