Encore une oeuvre numérique à vous proposer : la BD-feuilleton Les autres gens, disponible sur la toile depuis mars 2010, payant depuis le début de ce mois d’avril. C’est sans l’angle du retour du feuilleton dans la bande dessinée que je vais vous la présenter… J’emprunte les considérations historiques à un dossier de Neuvième art sur les formes de la bande dessinée populaire paru en janvier 2009, et plus particulièrement de deux articles d’Erwin Dejasse, Philippe Cappart et Clément Lemoine.
(http://www.lesautresgens.com/)
Le siècle du feuilleton
Allons-y d’abord pour une petite révision historique. Le XXe siècle, dans l’histoire des supports des littératures dessinées, est une longue progression de la suprématie de la presse au triomphe de l’album. Les deux supports éditoriaux, ayant chacun leurs caractéristiques et leur rôle auprès du public, n’ont cessé de se répondre durant tout le siècle. On peut le partager grossièrement en trois systèmes de publication.
L’arrivée massive des histoires en images dans la presse enfantine à la toute fin du XIXe siècle annonce le premier système en signant l’alliance d’un genre apparu quelques décennies plus tôt et d’une presse illustrée en plein essor. La presse est donc le principal support de publication, et c’est par là que doit passer un dessinateur d’histoires en images. La presse pour enfants domine très largement la production, mais certains quotidiens ou hebdomadaires familiaux accueillent des strips humoristiques pour adultes (on considère en général l’arrivée du Professeur Nimbus dans Le Journal en 1934 comme le début en France de ce mouvement déjà bien entamé dans le monde anglo-saxon). La publication d’album existe également : le plus souvent des albums d’étrennes paraissant en décembre et reprenant les pages parues dans la presse. Mais dans ce premier système qui se met en place dès les années 1890, la presse est le support dominant, l’album étant surtout une déclinaison commerciale de la série. Surtout, la parution d’albums n’est jamais automatique et parfois, l’auteur ou l’éditeur retravaillent l’album en supprimant des épisodes ou redessinant certains passages. Lorsque le dessinateur crée, il le fait pour une publication feuilletonesque dans la presse, c’est-à-dire d’une manière spontanée. Chaque livraison régulière doit avoir sa propre autonomie et peut menager un suspens. D’où des séries riches en rebondissements, mais avec une trame narrative assez lâche, car l’auteur n’a en général qu’une vague idée de ce qui va advenir la semaine suivante.
Ce système dure en gros jusqu’aux années 1950 : presse et album cohabitent mais la presse reste le support de référence. Et puis le succès des albums grandit, ils cessent de paraître uniquement pour les fêtes. Les dessinateurs et scénaristes commencent aussi à élaborer des intrigues plus complexes, où tout le scénario est conçu à l’avance. Hergé est de ceux qui accélèrent cette évolution. Dès 1934 il cherche déjà avec Les Cigares du pharaon à raconter une véritable histoire, et non une suite de gags. Les éditeurs Dupuis (Spirou), Le Lombard (Tintin) et Dargaud (Pilote) vont aboutir dans les années 1950-1960 à un équilibre parfait entre presse et album en systématisant la prépublication dans la revue. Dès lors, dans un effort un peu schizophrène, les auteurs doivent à la fois concevoir leur série au fil du rythme hebdomadaire, et en prévision de la publication en album, limitée à une cinquantaine ou une soixantaine de pages.
Ce système idéal qui assure le succès de l’école franco-belge ne dure pas. Dès les années 1970, la presse de bande dessinée commence à rencontrer quelques difficultés. Des albums sortent sans avoir été prépubliés ; plus de libertés sont données aux auteurs qui ne doivent plus se conformer à un nombre de pages précis et veulent livrer des oeuvres plus contemplatives, où l’intrigue avance moins vite. Des éditeurs nouveaux comme Glénat et Futuropolis trouvent leur public sans passer par la prépublication en revue. Les années 1990 semblent achever le système idéal et équilibré type « âge d’or franco-belge » : les éditeurs dits « indépendants » (L’Association, Ego comme X, Six pieds sous terre…) critiquent le principe de la série et trouvent un autre usage à la revue qui devient lieu de réflexion sur la BD, d’expérimentation et de créations inédites qui ne sont plus destinées à paraître en album. Une nuance quand même : dans le secteur de la BD pour enfants et pour adolescents, la prépublication survit encore largement. Spirou existe encore, Tchô et Lanfeust mag apparaîssent tout deux en 1998, comme un signe que la publication feuilletonesque n’est pas morte.
Le numérique et le retour du feuilleton
Dans ce même dossier de Neuvième art consacré aux formes de la bande dessinée populaire, Clément Lemoine évoque les blogs et webcomics comme un possible retour du feuilleton, sous une forme nouvelle et sur un support de diffusion nouveau.
Et il ne croit pas si bien dire. Le feuilleton s’est imposé comme un mode de publication idéal sur internet. Tel est le fonctionnement des multiples webcomics qui gravitent sur la toile : une histoire à épisodes est postée selon une échéance régulière. Lorsqu’il ne s’agit pas d’une histoire complète, c’est un gag nouveau à chaque livraison. Les webcomics ont ranimé chez les lecteurs de bande dessinée un usage de lecture en partie perdu, celui de l’attente (cette même attente qui les poussait à acheter leur revue de bande dessinée chaque semaine) et du rendez-vous regulier.
Jusque aux années 2009-2010, la forme feuilletonesque était certes devenue le mode de publication classique de la BD sur Internet, mais n’avait pas encore été exploré comme dispositif commercial où le lecteur paierait, à la manière des revues, une forme d’abonnement pour accéder en ligne à chaque livraison. Puis, deux projets viennent poser des jalons dans ce domaine. Le deuxième est Les autres gens, dont je vais vous parler dans quelques secondes, mais avant Les autres gens, il y eut le petit projet Bludzee de Lewis Trondheim (http://www.bludzee.com/fr/). En août 2009 est annoncé le lancement d’une bande dessinée en ligne payante par Lewis Trondheim, Bludzee, en partenariat avec le diffuseur Ave!Comics. Chaque jour, un nouveau strip racontant les aventures du petit chat Bludzee est mis en ligne. Petite révolution à l’époque, et pour plusieurs raisons. D’abord car c’est la première fois qu’un webcomic n’est pas diffusé gratuitement en France : jusque là, blogs et webcomics se défendaient justement par leur gratuité d’accès. Ensuite parce qu’il annonce une importante évolution technologique : la lecture de BD sur support mobile. Car Bludzee est conçu spécifiquement pour être lu sur téléphone portable, en particulier sur smartphone. Ave!Comics travaille justement sur des outils de lecture optimaux qui permettrait d’adapter la bande dessinée, jusque là inféodées au papier, sur des écrans d’ordinateurs ou de portables : navigation de case en case, à l’intérieur des cases, le tout en fonction du format du support original et du support de lecture.
D’un point de vue esthétique, Trondheim reprend pour Bludzee une forme de narration qu’il a déjà expérimenté, par exemple dans Le pays des trois sourires. Chaque strip est indépendant et comporte sa propre chute, mais l’ensemble des strips forment une histoire. Le principe confirme la possibilité de l’édition de BD en ligne de renouer avec la tradition du feuilleton. Et le dessin minimaliste, souvent basé sur un principe d’identité entre les cases, convient parfaitement à la lecture case par case qu’impose le logiciel d’Ave!comics. A ma connaissance, la publication de Bludzee continue, et ce jusqu’en juillet. Trondheim avait alors posé une première pierre dans la gestion commerciale de la BD-feuilleton en ligne, quoiqu’encore un peu limitée, puisqu’il reprend des codes narratifs qu’il connaît déjà et enclenche le débat sur la diffusion payante de BD en ligne.
Puis vint Les autres gens, en mars 2010…
Les autres gens, un projet à soutenir
Il est impossible de résumer l’histoire que raconte Les autres gens. Le point de départ est une jeune étudiante, Mathilde, qui gagne une somme énorme au loto. On y suit alors un groupe de Parisiens qui se connaissent, aux liens complexes entrecroisés (fille, cousin, amie, amant, épouse…), aux personnalités variées, aux occupations tout aussi variées, dans leur quotidien. Le premier modèle revendiqué par les auteurs est celui des séries télés qui décrivent au fil des épisodes l’évolution progressive des vies d’un groupe de personnes. Mais, pour moi en tout cas, l’intérêt principal des Autres gens n’est pas dans son scénario, souvent inventif, certes, mais parfois attendu, mais plutôt dans la manière dont il mobilise les ressources du feuilleton que les autres webcomics n’utilisaient jusque là qu’empiriquement (à l’exception sans doute d’autres expérimentateurs isolés comme Fred Boot ou Balak).
Comment vous convaincre de vous abonnez aux Autres gens ? En lisant les premiers épisodes début mars, je m’étais dit que si je m’intéressais à cette série uniquement parce qu’elle était sur internet mais que, publiée en album, je ne l’aurais pas acheté. La création d’un compte était vraiment « à l’essai ». Et puis un mois après je me rends compte du ridicule de cette réflexion. Les autres gens a justement été pensé en fonction de son support de diffusion, ce qui, déjà, le différencie beaucoup d’un autre pan du marché de la BD numérique en train de se mettre en place et qui essaye de rediffuser sur support numérique des albums qui ne sont pas conçus pour. A l’inverse, essayez mentalement de reconstituer une planche d’album avec les cases du jour des Autres gens et vous vous rendrez compte que ça n’a pas de sens. Les épisodes sont exclusivement dessinés pour être lu soit case par case, soit en scrolling vertical.
Deux idées astucieuses participent de l’originalité de la série. La première est celle du changement de dessinateur. Il y a un scénariste, Thomas Cadène, principalement connu pour ses albums publiés chez Casterman dans le label KSTR. Ensuite, il y a toute une pléiade de dessinateurs, dont beaucoup sont connus sur le net par leur blog ou leur participation à des projets édités en ligne : Bastien Vivès, qu’on ne présente plus, Aseyn, Erwann Surcouf, Manu xyz, Marion Montaigne, Tanxxx, The Black Frog, etc. Tous, ou à peu près tous, ont un style propre facilement reconnaissable qui singularise chacun des épisodes. Tous sont parvenus à s’approprier les personnages tout en gardant la cohérence du scénario. L’idée du changement de dessinateur n’est pas neuve dans la bande dessinée : l’éditeur Glénat en est familier pour ses grandes séries à tiroirs le Décalogue ou Le triangle secret. La différence est qu’ici, les styles sont vraiment différents et l’annonce de l’auteur du jour fait partie du plaisir de la lecture. Il y a d’ailleurs parmi eux pour moi de vraies découvertes réjouissantes, comme Vincent Sorel ou Bandini.
L’autre bonne idée est cette manière d’investir le genre télévisé du soap pour aboutir à une étrange alliance entre bande dessinée et série télé que seul internet pouvait permettre. La référence à la série télé (« bédénovela ») n’est pas que simple référence, elle vient aussi enrichir le scénario. Je m’explique. Le scénariste Thomas Cadène utilise les ingrédients propre au soap opera tel qu’il s’est développé dans les années 1970 avec des séries comme Dallas, Les feux de l’amour ou plus récemment Desperate Housewives ou en France Plus belle la vie. Il y a donc un suspens à la fin de chaque épisode, par un cliffhanger qui interpelle et fidélise le lecteur, bien sûr, mais on y trouve aussi des personnages surcaractérisés et reconnaissables (la jolie brune oisive, la copine rousse un peu bougonne, le séducteur macho, le militant de gauche embourgeoisé, etc..) mais susceptibles d’évoluer (le timide Emmanuel devenant de plus en plus sûr de lui par une surprenante libération de sa sexualité). Au niveau narratif, Cadène multiplie les intrigues (intrigues personnelles de chaque personnage, grandes intrigues collectives) et donne l’impression d’un scénario infini par ses rebondissements multiples. Le rebondissement est la base du fonctionnement narratif de la série, et Les autres gens en fait un bon usage, en tentant à chaque fois de nous surprendre un peu plus. Heureusement, les personnages n’ont rien à voir avec ceux des séries télévisées. Ils sont moins caricaturaux, plus proches de nous, Cadène recherchant avant tout la crédibilité et n’oubliant pas un humour parfois sarcastique propre à autoriser une lecture au second degré.
L’autre grande qualité des Autres gens est sa facilité d’accès pour un public encore peu habitué à la BD numérique. C’était d’ailleurs ce qui m’avait d’abord fait reculer : il n’y a pas de grandes révolutions esthétiques dans la série. Elle ne tente pas, par exemple, d’utiliser les ressources propres du numérique (alliance du texte et de l’image, son, animation) comme peut le faire Fred Boot, ni ne fait appel à l’interactivité, comme l’a imaginé Tony. Certes, je préfère le travail de ces créateurs numériques, mais Les autres gens est une série importante pour l’histoire de la BD en ligne. Elle incarne une autre tendance, peut être plus proche du monde des blogs, qui innove plus au niveau du mode de diffusion qu’au niveau de la création pure. Une tendance susceptible d’attirer un plus large public dans la mesure où elle fait appel à des codes connus, que ce soit ceux de la série télé ou de la bande dessinée (graphiquement, le style est celui de n’importe quelle bande dessinée). Elle n’a peut-être pas aussi hermétique que d’autres expériences plus avant-gardistes. On peut certainement la remercier d’habituer le public à la lecture de BD en ligne. Certains curieux pourront, peut-être, aller plus loin.
Pour finir de vous convaincre, je reprendrai l’argument de Julien Falgas : « s’abonner aux Autres gens, c’est aussi un acte militant » car c’est « un vrai projet artistique ». Soutenir Les autres gens, c’est soutenir la vraie création de BD en ligne, pas la récupération de vieux albums charcutés. Un projet qui, en plus, est directement à l’initiative d’auteurs, sans passer soit par des éditeurs, soit par une plate-forme d’hébergement. Une solide campagne publicitaire qui a su profiter des réseaux de lecteurs déjà mis en place par le succès des blogs et webcomics a permis d’atteindre 5 000 inscrits à la fois du premier mois, gratuit. Reste à voir si le passage au payant permettra de garder et fidéliser les lecteurs.
Où avez vous lu le chiffre de 5000 inscrits ?
(Thomas Cadène a annoncé récemment que 15% des inscrits se sont abonnés)
Le chiffre vient d’une interview donnée fin mars sur LePoint.fr : Les autres gens, la Bd en ligne débarque. A priori, elle concerne les inscrits avant le passage au payant…