Mes recherches actuelles me portent vers l’étude du dessin de presse, et notamment dans ses rapprochements avec la bande dessinée. Peut-être une série d’articles sur ce sujet d’ailleurs… Mais en attendant, un article récent du dessinateur Gaël relayé sur le site http://www.caricaturesetcaricature.com/ m’a suffisamment interpellé pour que je rédige un article sur la situation actuelle du dessin de presse face à deux problématiques : la crispation de certains face à l’humour, et internet la diffusion numérique.
Parcours de blogueurs : Gaël
L’idée de cet article m’est donc venu d’un article de Gaël Denhart, dessinateur de son état, paru d’abord sur son blog lié au site Rue89, Un crayon dans la tête, puis repris sur le site scientifique spécialisés en histoire et analyse du dessin de presse, caricaturesetcaricatures, dans un article intitulé Menaces sur la profession de caricaturiste, pourquoi l’indifférence.
Gaël Denhart aurait très bien pu faire l’objet d’un parcours de blogueur puisque son blog (plus un site qu’un blog, d’ailleurs), L’appartelier, fut un des premiers blogs que je consultais régulièrement, il y a de ça quatre ou cinq ans, quand le phénomène des blogsbd n’en était encore qu’à ses débuts. C’est donc avec une pointe de nostalgie que ce blog me transporte quelques années en arrière : un site en flash crée par Kek, des liens vers les blogs de Cha, de Lovely Goretta, de Boulet, de Melaka, de Tanxxx, et même de Frantico, c’est vous dire. Les archives sont facilement accessibles sur le site et bien rangées, vous y trouverez même des dessins de 2003, du temps où Gaël, qui n’avait pas encore de blog à lui, squattait les quelques premiers blogs des autres, chez Cali, AK, Kek, Capu et Libon et Mr Moyen. Allez papillonner de rubriques en rubriques pour savourez l’humour de Gaël Denhart, dit aussi Gä sur la blogosphère.
Gaël, en même temps que de tenir son blog, publie plusieurs albums. En 1997 paraît son premier album, Robert le skin. Puis, à partir de 2000, il dessine de nombreux albums du type « Guide illustré du… » d’abord chez La Sirène et plus récemment chez Wygo. A noter également, pour être complet, la série Les Blattes qu’il crée avec Mo/CdM au Lombard et un album plus autobiographique directement tiré de son travail sur Internet, Le divorce, au Seuil en 2007. Gaël mène durant les années 2000 une carrière entre l’illustration « papier » et la bande dessinée sur Internet, puisqu’il participe à la mise en place et l’animation du site Fluide Glacial, avec Kek puis du site de Spirou. Depuis 2008, on le retrouve sur Internet pour créer un blog sur le site d’informations en ligne Rue89. Il y livre plusieurs dessins par mois sur l’actualité, se faisant ainsi dessinateur de presse (bénévole !) pour l’occasion.
Dans le dernier article publié sur son blog et repris sur caricaturesetcaricatures, Gaël expose, avec mesure, ses craintes quant à l’évolution de l’art du dessin de presse et plus particulièrement de la caricature (que j’oppose là au dessin d’humour non-critique et non-politique, à la Sempé, pour ne donner qu’un exemple). Selon lui, malgré la multiplication des espaces de publications pour les dessinateurs, sur Internet ou dans la presse traditionnelle, il se produit parfois un formatage qui édulcore une pratique qui, par essence, se veut sinon violent, du moins impertinent. Et, ajoute-t-il, la même presse qui se sert des dessins de presse comme « produit d’appel » face à un public demandeur ne relaie que trop peu les menaces, critiques, voire procès, qu’ils peuvent subir dans l’exercice de leur métier.
Les mésaventures du dessin de presse en France, 2007-2010
L’article de Gaël me donne une occasion idéale pour évoquer deux sujets différents, et d’abord la question de la liberté d’expression dans la dessin de presse.
Gaël cite plusieurs affaires récentes qui ont vu des caricaturistes être menacés et violemment critiqués par des communautés politiques et confessionnelles. Je ne fais que citer deux affaires plus médiatisées de ces dernières années, celle des caricatures de Mahomet et le procès de Charlie Hebdo d’une part (procès qui eut lieu en 2007), et l’affaire Siné d’autre part (procès en 2008). Dans les deux cas étaient mis en cause les propos de caricaturistes jugés racistes et antisémites, d’un côté par l’Union des organisations islamiques de France et de l’autre côté par la Licra. Petite précision : dans le premier cas, Philippe Val, directeur de Charlie Hebdo a soutenu les dessinateurs mis en cause, dans le second, il s’est désolidarisé du vétéran du dessin politique, Siné, qui est parti créer son propre hebdo satirique, Siné Hebdo (j’avais déjà développé cette dernière affaire dans un premier article sur le dessin de presse). Siné Hebdo fait d’ailleurs paraître ce mois-ci son dernier numéro !
Mais ces deux affaires, néanmoins symptomatiques d’un climat bien-pensant, avaient été suffisamment médiatisées et celles que nous cite Gaël l’ont été nettement moins. D’autant plus que j’ai encore d’autres exemples du même type à citer…
Gaël évoque plusieurs de ses collègues qui ont subi des pressions, anonymes ou organisées, après avoir publié des dessins : il cite Large, un de ses collègues de Rue89 critiqué par des membres de l’UMP, Babouse par des militants du NPA et surtout Berth, attaqué par des catholiques. Ce dernier cas est d’ailleurs particulièrement parlant. Le dessinateur Berth, qui tient un blog personnel (http://berth.canalblog.com/) est dessinateur satirique dans L’Humanité et Siné-Hebdo. Or, il est aussi, et ce depuis treize ans, dessinateur pour Mon Quotidien, un quotidien d’informations pour enfants édités par Play Bac. Un portail web catholique, Riposte-Catholique, a déclenché une cabale contre lui à la suite d’un de ses dessins (reproduit ci-contre). Berth est défini par les catholiques mécontents comme un « dessinateur anticlérical et d’extrême-gauche » et sa présence dans un journal pour enfants est dès lors jugée indésirable. Chacun jugera sur ce dessin où j’ai bien du mal à voir l’offense… (un « vite-dit » d’arretsurimages résume sur la question)
Cela semble à la mode de dénoncer les prétendues « dérives » de la liberté d’expression, et le dessin de presse est une cible particulièrement facile (même si les humoristes radio Guillon et Porte ont eu eux aussi leurs affaires, le premier face à Eric Besson et le second face à l’animateur Arthur). D’autres exemples pour ajouter de l’eau au moulin de Gaël. Il y a quelques semaines, c’est un dessin de Willem paru dans Libération qui suscite la colère des syndicats de police. Le prolifique Plantu, dessinateur au Monde a subit plusieurs plaintes suite à des dessins ces dernières années ; en 2008 par la CGT et en mars 2009 par des catholiques suite à un dessin mettant en cause l’attitude du pape face à la question du préservatif en Afrique (reproduit ci-contre). La chose s’est répété avec un dessin sur la pédophilie en une du Monde du 28 avril. Certains catholiques sont, ces derniers temps, particulièrement remontés contre Plantu et contre la « cathophobie » de la presse et des dessinateurs.
A chaque fois, le processus est le même : des organisations se plaignent aux journaux concernés au nom d’un communauté. Cela va rarement jusqu’au procès et se limite à des accusations et des pressions non-officielles. Le problème dans tout ça est d’éviter l’amalgame, d’un côté comme de l’autre : l’opinion de quelques extremistes sourcilleux ne réflète pas celui de toute une communauté. De même, un dessin de presse est un objet souvent difficile à déchiffrer, et qui prend des sens tout à fait différents selon le lecteur, en particulier lorsqu’il tente, courageusement, de manier l’ironie et le second degré.
On peut se demander si ces plaintes ne sont que des symptômes exceptionnels qui montrent au contraire que le dessin de presse fonctionne puisqu’il agace, ou s’il s’agit de signes avant-coureurs d’une réduction du champ d’action des satiristes et des créateurs en général. Le deuxième point de vue me paraît assez peu probable, mais sait-on jamais, il y en a bien qui en appelle au « devoir de réserve »… Ce que l’Histoire nous apprend (si on admet que l’Histoire peut nous apprendre quelque chose…), c’est que par le passé, les dessins satiriques étaient beaucoup plus violents, jusqu’à l’outrance, et suscitaient pourtant moins de plaintes pour eux-mêmes. En lisant récemment la thèse que l’historien Christian Delporte a consacré au dessin politique sous l’entre-deux-guerres, j’y ai notamment appris que les dessins, souvent très violents dans les années 1930, étaient admis par le personnel politique comme faisant partie du débat et du jeu politique, particulièrement virulent à cette époque.
Le problème, et Gaël le précise bien, n’est pas tant que des dessins suscitent des réactions de la part de ceux qui sont visés. Après tout, c’est leur but, et le débat est complexe et sans doute insoluble sur jusqu’où peut-on aller par l’humour. Les procès intentés à ces occasions sont généralement gagnés par les caricaturistes au nom de la liberté d’expression et du décalage que permet l’humour dans la compréhension de l’énoncé. Soyons honnêtes : la France bénéficie d’une liberté d’expression suffisamment large et on ne peut que s’en rejouir. Mais il est vrai que les affaires mettant en cause des caricaturistes ont été bien peu évoquées par les médias, comme si prendre position dans ces affaires revenait à se voir taxer, à son tour, de racisme, d’antisémitisme et d’intolérance. Cela alors qu’elles ont été, ces dernières années, particulièrement nombreuses. Il est vrai aussi que, dans le climat de bien-pensance généralisée, des « petits riens » conduisent parfois à l’absurde : je pense à la pipe gommée de Jacques Tati sur les arrêts de bus lors de l’exposition et à la cigarette de Gainsbourg supprimée sur les affiches du métro pour le film de Sfar. Ce n’est pas grand chose, juste l’apparition de nouvelles crispations dans la société et sans doute des questionnements sur les limites de la liberté d’expression (si ces derniers mots ont le moindre sens…). Mais le dessin de presse a aussi et surtout comme rôle de mettre à mal, sous couvert de l’humour (qui d’après moi permet tout dans la mesure où il implique l’intelligence du lecteur) les tabous et les non-dits d’une société.
Dessin de presse et BD sur Internet, enjeux communs ?
Passons à autre chose. Je termine en évoquant rapidement la question du dessin de presse et d’Internet, tout aussi intéressante que celle de la BD et d’Internet qui occupe en grande partie ce blog. Gaël parle en effet du grand nombre de « blogs persos » qui permettent aux dessinateurs de s’exprimer plus librement qu’ils ne le peuvent dans la presse. Lui-même participe à l’émergence d’un dessin de presse publié sur le net qui peut être défini, de façon élémentaire par le support, comme la publication de dessins d’humour, souvent sur l’actualité, par des sites de presse en ligne. Rue89 en est un bon exemple, puisque le site d’informations communautaire accueille les blogs dessinés de Gaël, Large, Chimulus, Coco, entre autres dessinateurs. On pourrait aussi citer le célèbre blog de Martin Vidberg, « L’actu en patates » hebergé par le site du Monde.fr. Lui aussi fut, au début des années 2000, un pionnier de la blogosphère et de la publication de BD en ligne. Il poursuit sur ce blog une activité qui en fait un vrai dessinateur de presse : dessins réguliers, commentaire sur l’actualité, lien avec un organisme de presse. Même si ces dessins se rapprochent plus de la veine du dessin d’humour non-polémique que du dessin satirique.
Et le sujet de l’avenir du dessin de presse intéresse des chercheurs et des spécialistes. Guillaume Doizy, historien de la caricature, a très récemment publié un ouvrage intitulé Dessin de presse et Internet qui se penche justement sur l’avenir d’une pratique que l’on pourrait croire menacée avec la désaffection du public pour la presse traditionnelle. Ne l’ayant pas lu, je ne m’avancerais pas à commenter ce livre. Mais si on en croit la critique qu’en livre Mira Falardeau sur le site caricaturesetcaricatures, Doizy a mené plusieurs interviews de dessinateurs en ligne internationaux pour cibler cette pratique. Il est encore méfiant vis à vis des avantages du Web pour le dessin de presse, notamment pour les questions de rémunération et de propriété.
Bon. L’important ici est que la question soit soulevée. Il est intéressant de voir que des historiens commencent à se pencher sur la question qui rejoint à la fois les problèmatiques de l’avenir de la presse en ligne et celles de l’essor de la BD en ligne.
Et puisque nous sommes dans des questions de polémiques et de publication sur Internet, je signale enfin que la lutte des auteurs de bande dessinée du SNAC-BD pour la défense de leurs droits sur les publications en ligne continue. Il semble qu’à la suite de l’Appel du numérique le 20 mars dernier, aucun accord n’a encore été trouvé pour clarifier la situation des droits sur les albums publiés en ligne. Des écrivains et illustrateurs de livre se sont joints en lançant leur propre « Appel du numérique » et poser eux aussi la question de la place de l’auteur dans la diffusion en ligne par les éditeurs. Une rencontre a eu lieu le 29 avril avec le ministère de la Culture pour organiser un groupe de travail auteurs/éditeurs. Des questions encore en suspens, donc.(Cette ultime précision fait suite à l’article Edition numérique : la balle dans le camp des auteurs).
Merci.
Merci.