Le rythme de ce mois de mai s’annonce malheureusement moins soutenu sur ce blog… Je m’excuse auprès des habitués, mais au vu de mon agenda serré de ces dernières semaines, le rythme habituel devrait pouvoir être rétabli vers la fin du mois.
Du coup, je vous invite, pour ceux qui ne connaissent pas encore mon « Baruthon » qui me voit parcourir la carrière du Grand Prix du FIBD 2010, le dessinateur Baru, à relire les anciens articles de cette série et, bien sûr, de (re)découvrir en même temps que moi Le chemin de l’Amérique.
Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Confirmation d’une carrière
Avec Le chemin de l’Amérique, album qui paraît chez Albin Michel/l’Echo des savanes en 1990, Baru sort avec succès des années 1980 qui l’ont vu débuter pour entrer doucement dans une nouvelle décennie annonciatrice de changements qu’il expérimentera lui-même à plusieurs occasions. Les premiers succès des mangas en France profitent à Glénat, introducteur de la bande dessinée japonaise Akira à partir de 1990. Cette même année est fondée l’Association, maison d’édition indépendante qui brise les codes traditionnels de l’édition de bande dessinée. Mais en attendant, Baru reste toujours fidèle à ses attaches des années 1980, puisque c’est chez Albin Michel, qui a racheté la revue L’Echo des savanes en 1982, qu’il continue d’être publié, après son Cours camarade, deux ans auparavant. L’éditeur, d’ailleurs, comme pour marquer son soutien à cet auteur issu de l’univers des revues des années 1980, et sans doute pour se l’attacher encore davantage, republie en 1991 sa première série, Quéquette blues, celle qui, lors du FIBD de 1985, lui avait valu un prix du meilleur premier album. L’éditeur change le titre à l’occasion, et Quéquette blues devient (par pudeur, ou pour faire croire à un nouvel album ?) Roulez jeunesse. La piscine de Micheville sera réédité de la même manière en 1993, toujours par Albin Michel.
Autre fidélité : celle à Jean-Marc Thévenet. Ce dernier a suivi la carrière de Baru tout au long des années 1980 : il était de Pilote lorsque Baru y a publié son Quéquette blues, il était directeur de la collection X de Futuropolis lorsque Baru y a publié La communion du Mino, il était de L’Echo des savanes lorsque Baru y entra vers 1985. Peut-être est-ce l’occasion de se pencher un peu davantage sur la figure de Jean-Marc Thévenet qui, cette fois, scénarise l’album Le chemin de l’Amérique. Thévenet fait partie de ces « compagnons de route » de l’univers de la bande dessinée qui, sans jamais être dessinateurs, sans vraiment être, durablement, scénaristes, ont participé activement à la visibilité médiatique du médium dans les années 1970-1980. Figures d’éditeurs « découvreurs de talent », comme Jacques Glénat ou Guy Vidal, figures de journalistes naviguant entre presse, télé et radio, comme Philippe Manoeuvre et Jean-Pierre Dionnet ; Thévenet combine les deux casquettes au cours de sa carrière. Il commence comme assistant de Guy Vidal à Pilote en 1981 puis en devient rédacteur en chef. Il circule ensuite, au début des années 1980, entre Pilote, L’Echo des Savanes et la maison d’édition Futuropolis, où il reste jusqu’en 1989 pour animer la collection X, collection consacrée aux jeunes auteurs. Entretemps, il collabore avec différents auteurs : il rédige un ouvrage sur Enki Bilal en 1987 et coécrit avec Florence Cestac, avec laquelle il travaille à Futuropolis, Comment faire de la bédé sans passer pour un pied-nickelé. Il va ensuite voir du côté de la télévision, mais aussi de l’art contemporain et de la presse. Côté bande dessinée, il occupe de 1998 à 2006 le poste de directeur général du festival d’Angoulême. Il semble, en cette année 2010, revenir sur le devant de la scène puisqu’il sort un album intitulé Le Corbusier, architecte parmi les hommes chez Dupuis et dirige une exposition sur l’architecture et la bande dessinée à venir à la Cité de l’architecture et du Patrimoine le mois prochain. Il vient à la bande dessinée à un moment où celle-ci, par diverses manifestations, commence à devenir médiatiquement porteuse. Il fait partie d’une catégorie d’acteurs de la bande dessinée qui, sans produire d’oeuvres, participent également à l’évolution du médium.
Mais revenons à notre album après ce petit ex-cursus sur Thévenet. Le chemin de l’Amérique marque une nouvelle étape dans la reconnaissance du travail de Baru puisqu’il obtient, lors du FIBD 1991, l’Alph-Art du meilleur album. Un parcours logique puisque, six ans plus tôt, Baru avait reçu un prix « révélation ». Cette même année, le Grand Prix est remis à Gotlib.
Avec Le chemin de l’Amérique, Baru abandonne son village ouvrier de l’est de la France et s’attaque à un nouvel univers : la boxe et la guerre d’Algérie. Après tout, l’arrivée à Marseille des deux héros à la fin de Cours Camarade n’annonçait-elle pas une virée vers le sud ? En même temps, il renoue avec ses premiers récits en ancrant son histoire dans les années 1960, à la manière des souvenirs de jeunesse qui le virent débuter ; une façon de construire un monde de fiction avec ses impressions et ses obsessions de jeunesse, ici, la guerre d’Algérie. Ce qui se profile chez Baru, c’est aussi la fin du « genre » dans le BD : parcours initiatique ? BD politique ? Baru brouille les cartes et se fait finalement témoin d’une époque et d’une réalité. Il s’engage dans une forme personnelle de bande dessinée que j’ai envie de rapprocher de la bande dessinée-reportage d’auteurs comme Emmanuel Guibert et Joe Sacco.
Un monde entre fiction et politique
L’histoire est celle de Saïd Boudiaf dont on suit le parcours dans l’univers de la boxe, de son Algérie natale où il débute en amateur, jusqu’à la France où il gagne son titre de champion d’Europe, et enfin l’Amérique. Malheureusement, ce parcours se déroule sur les années du conflit algérien, de 1954 à 1962, qui voit l’ancien département français devenir un pays indépendant au terme d’une guerre de libération. La guerre d’Algérie pourrait n’être qu’une toile de fond au combat personnel de Boudiaf si, comme vous vous en doutez, l’Histoire ne le rattrapait pas à toute allure et ne constellait sa carrière d’enjeux politiques. Un peu d’histoire, puisque l’occasion m’en est donnée. Au début des années 1990, au moment où Baru publie son album, la guerre d’Algérie pèse encore sur la mémoire collective française mais des signes d’apaisement apparaissent doucement. L’historien Benjamin Stora s’affirme comme un des spécialistes de la période et publie en 1993 une Histoire de la guerre d’Algérie, tout en réalisant des documentaires et des expositions en faveur de la réconciliation franco-algérienne. Il faut toutefois attendre 1999 pour le Parlement français reconnaissent officiellement aux « évènements » d’Algérie le statut de guerre. Hasard du calendrier, un film intitulé Hors la loi est présenté cette année 2010 à Cannes sur la guerre d’Algérie. Il semble avoir provoqué une polémique sur la question de la réalité historique des faits présentés (réaction qui oublie que dans « fiction », il y a « fiction »). Comme quoi en vingt ans, certaines mentalités n’ont guère évolué…
Si Baru évoque la guerre d’Algérie, c’est parce que lui-même l’a vécu indirectement, certains de ses amis (ceux qui ont pu inspirer Quéquette blues) étant algérien à la fin des années 1950 (Baru est né en 1947). Nous sommes toujours dans cet univers d’immigrés cherchant à lutter, non pas tant par colère, mais simplement pour mener une vie normale et accéder à la réussite sociale. Baru et Thévenet partent, pour mener leur fiction, de l’histoire vraie du boxeur algérien Chérif Hamia, champion d’Europe en 1957. Il y a là encore chez le dessinateur un rapport étroit avec la réalité : de même que Quéquette blues était la propre jeunesse de Baru, mais pas tout à fait, Le chemin de l’Amérique est presque une histoire vraie, et Baru sait mettre en scène cet aspect documentaire, notamment en dessinant de nombreuses photographies et coupures de presse qui créent un effet de réel impressionnant. Surtout, la chute semble nous dévoiler la proximité de l’histoire avec la réalité, puisque, toujours par la technique de la fausse photo dessinée, il saisit son Saïd Boudiaf avec Ahmed Ben Bella, vrai dirigeant en exil de l’Algérie vers 1965. Le narrateur qui intervient occasionnellement dans le récit donne une valeur de témoignage à tout l’album, comme une fable sur la guerre et la difficulté de faire des choix.
Baru s’attaque frontalement, plus qu’il ne l’avait fait auparavant, à des questions politiques. Il n’y a là rien de très neuf : la politique a déjà investi le champ de la bande dessinée qui ne se réduit plus uniquement à de la fiction. Mais tout de même, s’attaquer à un sujet aussi complexe que la guerre d’Algérie est remarquable. Et puis Baru sait manier à merveille l’effet de réel qui fait toujours vaciller ses histoires entre fiction et réalité.
Comme dans d’autres albums, comme, d’ailleurs, dans Cours camarade, la politique apparaît d’abord dans l’univers de Baru comme un obstacle violent qui vient interférer dans la vie de personnages qui, dans le fond, n’ont pas de véritables postures politiques. Elle est d’abord périphérique à l’action : Boudiaf est entraîné malgré lui dans les problèmes posés par la guerre d’Algérie et, comme il le dit lui-même, il est « du côté de la boxe ». Essayant d’adopter une position neutre, la plus intenable des positions, il est pris entre les indépendantistes du FLN qui veulent lui faire payer l’impôt révolutionnaire et le gouvernement français qui veut le transformer en symbole du succès de l’Algérie française. Sous couvert d’un récit initiatique, Baru livre en réalité une oeuvre politique qui ne prend pas directement position mais informe et témoigne sur un ton juste et non prosélyte. D’une certaine manière, Baru décrit le monde des années 1990 dans son portrait des années 1960 : un monde d’après le militantisme politique, d’après les grandes luttes, où priment les parcours individuels sans que, malgré tout, les tensions sociales ne se soient réellement apaisées.
Prouesses narratives
Mais Le chemin de l’Amérique ne marque pas seulement l’entrée de Baru dans une forme de bande dessinée politique. Il porte aussi en lui des évolutions stylistiques qui sont la preuve d’une meilleure maîtrise de l’art de la bande dessinée. C’est là une oeuvre plus ambitieuse. Ambitieuse dans son propos, donc, mais aussi dans le dessin. Par rapport à Cours camarade, Baru a apaisé son trait. L’expressionnisme des premiers temps se stabilise, les visages s’apaisent, mais le trait garde la personnalité de Baru. La violence se fait plus rare, sans être complètement absente, ce qui ne la rend que plus impressionnante.
Il s’agit aussi de son premier album réellement construit sur la longueur, avec une trame narrative dense et bavarde. Quéquette blues et Cours Camarade se construisaient comme des road-movie où les héros allaient de rebondissements en rebondissements. La communion du Mino et Vive la classe étaient davantage des évocations, le premier du monde l’immigration italienne, le second du passage à l’âge adulte par la conscription. Le chemin de l’Amérique est déjà plus complexe puisqu’il court sur une dizaine d’années de la vie de Saïd Boudiaf en s’arrêtant sur les moments forts de sa carrière, et avec, comme fil directeur, la question de l’engagement du héros auprès de ses compatriotes algériens. Le personnage n’est plus un adolescent sur le chemin de l’âge adulte, mais il acquiert dès les premières pages, après son départ d’Algérie, une certaine maturité.
Il faut ainsi voir dans le détail comment Baru gère son histoire en mélangeant différentes situations d’énonciations : des articles de presse, des photographies, des lettres. Il faut voir comment, dans des scènes muettes, il traduit ses idées par la force du seul dessin. Le rôle du silence dans les scènes de violence est extrêmement important : il intervient chaque fois que la carrière de Boudiaf croise la grande Histoire, marquant ainsi deux rythmes et deux intrigues tout aussi essentielles l’une que l’autre. Il faut voir aussi comment le narrateur intervient pour apporter certaines précisions historiques, en apparence anodines, mais qui ne font que renforcer l’impression de réalité ou guider la compréhension du lecteur. Il faut voir aussi cette couverture qui porte d’un côté l’image du boxeur Boudiaf et de sa « fiancée », Sarah, et de l’autre celui d’un Algérien arrêté par l’armée française. Baru a le tact de ne pas prendre frontalement position, mais plutôt de faire prendre consience au lecteur d’une réalité sociale et politique. C’est par cette voie, suivie par d’autres auteurs comme Etienne Davodeau, que la bande dessinée s’affirme comme un art pouvant permettre de réfléchir sur le monde.
A suivre dans le Baruthon : Promenades et albums collectifs
Pour en savoir plus :
Le chemin de l’Amérique, 1990, Albin Michel-L’Echo des savanes. Il existe une réédition par Casterman en 1998.
Le site de Jean-Marc Thévenet : http://jeanmarcthevenet.com/