Hé oui, je n’ai pas pu m’en empêcher, après mon premier article sur la bande dessinée de science-fiction dans les années 1930, j’en ai fait une série… Tant pis pour vous, et à voir où ça me menera ! Comme précédemment, ce sont des oeuvres que les merveilles de la réédition vous permettent de trouver encore aujourd’hui chez votre libraire ou dans votre bibliothèque.
Les années 1940 sont une date charnière importante pour l’histoire de la bande dessinée française en général, et plus particulièrement pour le sujet qui nous intéresse : la bande dessinée de science-fiction. C’est en effet durant cette décennie que, pour plusieurs raisons que je vais développer, des dessinateurs de bande dessinée pour la jeunesse commencent à concevoir des séries de science-fiction, d’abord largement inspirées par les modèles américains des années 1930, puis davantage émancipées de ces modèles. Dans mon article sur la science-fiction graphique dans les années 1930 les deux exemples que j’évoquais, Le Rayon mystérieux d’Alain Saint-Ogan et Futuropolis de Pellos étaient des expériences isolées : elles ne s’inscrivaient pas dans une série à suivre, ni ne poussaient leurs auteurs à approfondir la question de la science-fiction. Avec mes deux exemples du jour, Le rayon U d’Edgar Pierre Jacobs et Les Pionniers de l’espérance, de Raymond Poïvet et Roger Lecureux, la situation change, que ce soit dans le cas de Jacobs, qui poursuit dans le domaine de la science-fiction avec sa série Blake et Mortimer, ou dans le cas des Pionniers de l’espérance, véritable série de science-fiction au long cours.
Le rayon U ou le chaînon manquant
Ce récit de Jacobs, l’un de ses premiers (il a pourtant déjà 39 ans lorsqu’il la commence en 1943), est sans doute une oeuvre mineure au regard du reste de sa carrière, marquée par le succès inconditionnel de Blake et Mortimer. Mais si Le Rayon U m’intéresse aujourd’hui, c’est qu’il constitue une sorte de chaînon manquant entre les modèles de Jacobs (les grandes séries d’aventures épiques d’anticipation venues d’Amérique) et sa série principale dans laquelle il développera une vision de la science-fiction toute différente, en une voie purement « européenne ».
Pour comprendre cela, il faut en revenir au contexte de publication. Jacobs travaille pour la version francophone de l’hebdomadaire belge Bravo depuis 1940. Vous souvenez-vous de Junior, que je citais dans l’article précédent ? Bravo se base sur les mêmes principes éditoriaux, mêlant d’abord bandes américaines et bandes françaises ou belges. Or nous sommes en pleine seconde guerre mondiale et la censure de l’occupant allemand, anti-américaine dans la mesure où les Etats-Unis sont entrés en guerre contre l’Allemagne hitlérienne, interrompt l’arrivée des bandes qui traversaient l’Atlantique depuis le milieu de la décennie précédente… Il faut alors trouver un moyen de contenter le jeune public, devenus friands de récits d’aventure à l’américaine, entre autres choses de séries de science-fiction. Jacobs est d’abord sollicité pour continuer Flash Gordon, la série d’Alex Raymond présente en France et en Belgique depuis 1936. Ce relais ne dure que deux semaines : les autorités allemandes interdisent la série ; à nouveau, une solution doit être trouvée pour contenter à la fois les autorités et le public…
Cette solution est simple, et ce sera celle que choisiront beaucoup de journaux pour enfants et adolescents, en France et en Belgique, pendant les quatre années de guerre : il faut et il suffit que les dessinateurs français et belges imaginent des séries en français imitant les grands modèles américains de la décennie précédente. Pour la science-fiction, le principal modèle est donc le Flash Gordon d’Alex Raymond, auquel on peut ajouter Brick Bradford de Clarence Gray et William Ritt. Le Rayon U n’est donc, d’une certaine manière, qu’une continuation nouvelle du Flash Gardon interrompu par la guerre.
De Flash Gordon, Jacobs reprend plusieurs éléments. L’ambiance de guerre dans un univers d’anticipation est un classique du space opera : une intrigue dominée par l’aventure feuilletonnesque inspirée en partie par les romans d’aventure exotiques aux péripéties incessantes, mettant en valeur l’héroïsme face à des dangers de plus en plus grands. Jacobs n’hésite donc pas, suivant son modèle, à juxtaposer dans Le Rayon U des thématiques en apparence éloignées, mais que les premiers comics d’anticipation ont contribué à rapprocher ; l’anticipation n’est qu’un pretexte à cette juxtaposition des espaces de l’aventure. Il devient donc possible de croiser en même temps des vaisseaux spatiaux, une cité mystérieuse d’inspiration vaguement précolombienne, un peuple d’hommes-singes et bien sûr d’inévitables lézards géants. Ainsi, on trouve dans Le Rayon U de nombreuses réminiscences du Monde perdu d’Arthur Conan Doyle (1912 ; les hommes-singes, le combat contre les dinosaures, la jungle…), ce qui confirme la faculté de cette science-fiction en images à assimiler d’autres types de récits d’aventure. L’accumulation est un trait caractéristique du genre qui peut peut-être rebuter le lecteur contemporain. Les héros de Jacobs ne sont pas non plus sans rappeler ceux de Raymond : un scientifique est à la tête de l’expédition (Zarkov chez Raymond, Marduk chez Jacobs) accompagné d’un couple de héros (Flash Gordon et Dale Arden chez Raymond, Lord Calder et Sylvia Hollis chez Jacobs). Enfin, dernier point commun, de taille : la narration est en grande partie assurée par d’assez longs récitatifs. En revanche, le trait de Jacobs est moins souple que celui de Raymond, mais il excelle dans les vastes décors exotiques de jungle et de temple, qui semblent venir tout droit des magazines de voyages.
Je ne peux m’empêcher de voir dans le scénario que propose Jacobs des références au contexte historique : le groupe de héros mené par le professeur Marduk doit trouver un minerai, l’uradium, pour faire fonctionner une arme ultime qui mettra fin à la guerre contre l’Austradie, le « rayon U » en question… Le nom du héros principal sonne bien britannique (on connaît la fascination de Jacobs pour la Grande-Bretagne), et la course à la bombe atomique entre l’Allemagne hitlérienne et les Etats-Unis fut un des enjeux de la seconde guerre mondiale… Jusqu’à quel point le contexte a-t-il pu être connu et exploité par Jacobs dans un genre, le space opera, qui est de toute façon un genre de récit de guerre, et cela avant 1940 ? Je ne saurais pas vraiment m’avancer sur la question…
Pour terminer sur Le Rayon U : après sa publication dans Bravo, le récit reste inédit en album. Jacobs commence à travailler pour Hergé à partir de 1944 lors de la refonte des premiers albums de Tintin, puis commence en 1946 sa propre série, Blake et Mortimer, justement dans Le Journal de Tintin. Il faudra donc attendre 1974 pour qu’il reprenne ce récit de jeunesse et le retravaille en vue d’une édition chez Dargaud (entre temps, il aura tout de même été publié dans la revue Phénix en 1966, et en album chez RTP en 1967 ; c’est toutefois la version de 1974 qui est depuis régulièrement réédité par Dargaud, Le Lombard, ou les éditions Blake et Mortimer).
Les Pionniers de l’Espérance, ou l’école française du récit d’aventure
Passons à présent les années de guerre et cheminons outre-quiévrain : nous sommes en décembre 1945 et commence dans Vaillant, un hebdomadaire français issu de la Résistance et proche du PC, une aventure de science-fiction scénarisée par Roger Lecureux et Raymond Poïvet intitulée Les Pionniers de l’Espérance. La série ne prend fin qu’en septembre 1973 au 81e épisode, Vaillant étant alors devenu Pif Gadget. Les histoires ont été, dans le même temps, régulièrement publiées en albums (l’histoire de la parution est très bien racontée sur le site Pressibus, http://www.pressibus.org/bd/polis/p/pionniers.html).
Une fois de plus, il faut revenir au contexte de publication pour comprendre comment une bande dessinée de science-fiction est possible dans la presse française, dessinée et scénarisée par des français.
Vaillant trouve son origine dans des journaux pour enfants clandestins de la Résistance. En 1945, il se cherche une place au milieu des innombrables journaux illustrés pour enfants créés dans l’immédiat après-guerre. Quoi de mieux, pour attirer le public, que de se tourner vers l’Aventure et à ses multiples déclinaisons popularisées par les bandes américaines : le western, l’épopée médiévale, la science-fiction, l’exotisme de la jungle, le feuilleton policier. Vaillant se dote naturellement d’une série pour chacun de ces genres, ajoutant aussi l’héroïsme aérien. L’explosion, dans les années 1940, de cette diversité de l’aventure graphique donnera naissance à différents sous-genres qui connaîtront par la suite, dans la bande dessinée franco-belge, de multiples déclinaisons, chaque journal devant posséder au moins un récit pour chaque « décor ».
Revenons à la science-fiction. Je ne vous étonnerai pas en vous disant que l’inspiration des deux auteurs, Lecureux et Poïvet, est une fois de plus le Flash Gordon de Raymond. Dans un futur maîtrisant le voyage spatial, un groupe d’explorateurs galactiques intrépides se rendent sur la planète Radias pour stopper la menace qu’elle représente pour la Terre. Au fil des épisodes, les héros explorent des mondes inconnus, allant, comme dans le space opera, de péripéties en péripéties et d’univers en univers, luttant contre toute sorte de dangers. Comme chez Raymond et chez Jacobs, les récitatifs sont importants pour la conduite de l’histoire, et le style se veut réaliste et très précis dans la représentation des mouvements.
Mais Groensteen, citant Jean-Pierre Mercier, note avec justesse que Lecureux retourne l’idéologie américaine de Flash Gordon, celle du « héros sûr de sa force et de son bon droit » pour lui donner des accents humanistes plus européens, fidèle à l’esprit de la Résistance : « un groupe soudé de spationautes représentant toutes les races humaines qui porte aux confins de la galaxie un message d’émancipation et de révolte contre ce qu’on peut appeler l’oppression impérialiste. ». Les « pionniers » du vaisseau « l’Espérance » transmettent d’univers en univers des valeurs de fraternité et de paix. Ce retournement est très important : il aurait été peu concevable qu’un journal proche du militantisme communiste publie des bandes américaines. Idéologiquement, on peut percevoir ici, comme en arrière-plan, une évolution du communisme français issu de la Résistance qui tente de renouer avec la propagation des valeurs humanistes de la Révolution française. Cela reste du divertissement, pas de la propagande et ce qui m’intéresse ici n’est pas de savoir si les jeunes lecteurs de Vaillant ont bel et bien décidé de devenir communiste. Les Pionniers de l’Espérance constitue une première étape durable d’adaptation des normes graphiques et narratives américaines à une culture française. Les dessinateurs qui suivront dans la voie de la science-fiction iront souvent dans le même sens d’une plus grande « européanisation » des thèmes américains.
Comme pour Le Rayon U, il y eut des rééditions. La série de Poïvet et Lecureux a profité d’un certain retour en force de la science-fiction dans la bande dessinée pour adulte des années 1970. Futuropolis, dans sa logique de réédition des classiques, en a publié l’intégrale à partir de 1984, relayé par Soleil. Plus récemment, les éditions Taupinambour, liées au site du coffre-a-bd.com, ont réédité une partie des épisodes parus dans Vaillant.
L’esprit de l’Aventure
Le Rayon U et Les Pionniers de l’Espérance ne sont pas les seules séries de science-fiction nées, dans les années 1940, de la plume d’auteurs français et belges. Dans un autre journal apparu en 1945, Coq Hardi, le scénariste Marijac (par ailleurs fondateur du journal) et le dessinateur Auguste Liquois livrent au public Guerre à la Terre, un récit d’aventure racontant l’invasion de l’Occident par des extraterrestres alliés aux Japonais (le souvenir de la guerre mondiale n’est pas loin). Exactement dans les mêmes dates (1946-1948), Jacobs (encore lui !) offre aux lecteurs du Journal de Tintin un récit assez proche, Le secret de l’Espadon. La science-fiction est parfaitement intégrée comme genre graphique par les auteurs de la génération qui débute dans les années 1940.
Paradoxalement, les restrictions des autorités allemandes ont facilité l’émergence de ces dessinateurs qui privilégient l’aventure à l’américaine en empêchant l’importation de comics américains dont le jeune public était toujours friand. Après la guerre, la pression des auteurs français inquiets de la concurrence américaine sur les éditeurs rend possible le succès des Marijac, Auguste Liquois, Raymond Poïvet et Roger Lecureux, pour ne citer que quelques noms.
L’influence des comics de l’avant-guerre est un des traits dominants de l’école de la bande dessinée française qui émerge dans les années 1940. Dans le scénario domine l’aventure, dans le dessin un réalisme précis friand de décors et de costumes exotiques. Ils puisent également leur inspiration dans le cinéma, hollywoodien mais pas seulement. C’est donc toute une culture populaire riche qui est sollicitée dans ces histoires.
Les débuts de Jacobs comme continuateur francophone d’Alex Raymond vont marquer sa propre carrière : avec Blake et Mortimer, il réalise une synthèse entre l’aventure scientifique à l’américaine et une scientificité exigeante et didactique typiquement européenne, dans la tradition vernienne (souvenez-vous des longs pavés d’explication scientifique dans les histoires de Jacobs), le tout le plus souvent mêlé à des intrigues policières. Les deux auteurs des Pionniers de l’Espérance sont tout autant marqués par la science-fiction américaine et, contrairement à Saint-Ogan et Pellos, ils poursuivent dans cette voie. Le changement de génération est très nette.
Roger Lecureux, le scénariste, est né en 1925. Il fait partie des premiers véritables scénaristes de bande dessinée avec Marijac ou, plus tard, René Goscinny, Jean-Michel Charlier et Greg. Prolifiques, sachant passer sans difficulté d’un genre à l’autre tout en imprimant leur marque personnelle, ils inventent le métier de scénariste de bande desinée tel qu’on le connaît actuellement.
Raymond Poïvet, le dessinateur (né en 1910), est passé par l’Ecole des Beaux-Arts. Son trait élégant et précis doit autant à cette formation qu’à la lecture des maîtres américains. Mort en 1999, il fonde avec d’autres dessinateurs dont Paul Gillon un style de narration graphique qui associe l’aventure avec le réalisme dans une classicisme durable. Mort en 1999, il fut considéré comme un maître et forma de nombreux dessinateurs dans son atelier. A la différence du Rayon U, surpassé par Blake et Mortimer, Les Pionniers de l’Espérance a acquis un statut presque mythique, comme un modèle classique de la bande dessinée de science-fiction.
A suivre dans : années 1950, Objectif Lune de Hergé et Le dictateur et le champignon d’André Franquin.
Pour en savoir plus :
Certaines remarques sont tirées de Astérix, Barbarella et Cie de Thierry Groensteen, qui consacre tout un chapitre à l’école française des années 1940, généralement assez mal connue.
Bonsoir,
Dans le cadre d’un projet d’expo temporaire sur les superhéros en guerre (BD et dessins animés pendant la seconde guerre mondiale) nous recherchons des comics de l’époque, des films et des objets liés à ce thème.
Nous cherchons des collectionneurs susceptibles de nous prêter et/ou vendre des pièces ?
Je reste à votre disposition,
Cdt,
F.Marie / 02 31 06 06 57 ; fmarie@memorial-caen.fr