Avant-propos : je pars me terrer pour une semaine dans un recoin de France où, ô miracle, Internet n’existe pas encore… Un peu de patience, donc, pour le prochain article. En attendant, j’ai remis à jour l’index du blog, si vous souhaitez explorer le blog en retrouvant d’anciens articles.
Cela faisait longtemps que je n’étais pas revenu, dans mes parcours de blogueurs, sur la première génération, celle par qui le phénomène des blogs bd a connu une expansion inattendue au milieu des années 2000 ; pour la plupart de jeunes dessinateurs et illustrateurs, dont beaucoup commençaient alors leur carrière dans le dessin pour enfants. Parmi eux il s’en trouve un, peut-être plus discret que des Boulet, Cha, Obion et Vivès, mais qu’il serait bien injuste d’ignorer. Après la tête rouge de Lommsek, la tête noire d’Erwann Surcouf…
Un univers visuel à explorer : la littérature pour la jeunesse
Comme de nombreux blogueurs déjà cités dans ces pages, Erwann Surcouf, originaire de Laval, a appris l’illustration à l’Ecole des Arts Décoratifs de Strasbourg. Il a même été, nous apprend sa notice wikipédia, dans la même promotion que d’illustres blogueurs de la première heure : Boulet, Lisa Mandel et Nicolas Wild. Il complète toutefois son cursus à l’Ecole des Gobelins, à Paris, et c’est à partir de 2002 qu’il commence son travail d’illustrateur.
Là encore, je dois faire un parallèle avec ses camarades dessinateurs sortis des Arts Déco de Strasbourg : il passe par la case du dessin pour la jeunesse, de la même manière que Boulet et Lisa Mandel font leurs débuts dans Tchô !. Mais à la différence de ces derniers, Surcouf s’intéresse d’abord davantage à l’illustration proprement dite plutôt qu’à la bande dessinée, l’image « fixe », en quelque sorte, plutôt que la séquentialité. C’est ainsi qu’on le retrouve en couverture ou à l’intérieur de plusieurs cycles de romans pour la jeunesse : la série des Sally Lockhart, de l’anglais Philip Pullman, traduits chez Folio Junior (2002-2004), la série des Lapoigne, de Thierry Jonquet toujours chez Folio Junior (2005-2006), plusieurs romans policiers chez les éditions Rageot (2004-2005), pour ne citer que quelques exemples. A quoi il faut ajouter plusieurs travaux pour le magazine Je lis des histoires vraies dans les années 2002-2003. Autant de supports pour lesquels il développe déjà un style lisible et habilement coloré.
Projets nés du web
Dans le même temps, il s’inscrit dans le mouvement des blogs bd avec un léger décalage puisque son blog s’ouvre en décembre 2005, moment où le phénomène a déjà bien émergé, ayant même donné naissance, cette même année 2005, au premier festiblog. La communauté commence à se rassembler, et les camarades des Arts Déco d’Erwann Surcouf en font partie. Rien de plus normal, donc, d’accueillir une nouvelle tête ; le jeu de réseau et de mise en lien qui gouverne Internet fonctionne bien. Les formules classiques du blog bd se mettent rapidement en place sur ce blog intitulé doubleplusbon, en particulier la création d’un avatar ayant des traits reconnaissables (en l’occurence une étrange tête noire qui dissimule habilement les véritables traits du blogueur).
Toujours dans la logique des blogs bd, Surcouf emploie internet à la fois comme réseau d’échanges avec les autres dessinateurs, et comme espace concret de création graphique. Certes il n’a pas réellement besoin du « tremplin » internet : beaucoup des premiers blogueurs bd qui ouvrent leur blog dans les années 2003-2005 sont déjà des dessinateurs professionnels (la majeure partie, mais pas tous); mais la perception de l’intérêt renouvelé de ce moyen de communication moderne est bien là, et des projets naissent de sa présence sur Internet.
Il dispose d’abord de sa propre page Internet qui lui permet de présenter ses travaux, en marge de son blog (http://erwann.surcouf.free.fr/). Surtout, on va le retrouver dans quatre expériences originales nées du phénomène des blogs bd et de la bande dessinée en ligne.
Il intervient lors de la deuxième saison du faux-blog bd Chicou-Chicou, qui met en scène, à la manière d’un blog bd, une bande d’amis mayennais (projets conduit en 2006-2007 par Aude Picault, Lisa Mandel, Domitille Collardey et Boulet). Il y interprète le rôle de Fern, étrange personnage venu d’un obscur pays d’Europe centrale et venant troubler le quotidien de Juan, Ella, Claude et Frédé. Ce personnage lunaire et décalé, jaillissant lors d’une mémorable arrivée enrichit le blog d’un regard nouveau.
En 2007, Erwann Surcouf livre un album pour la deuxième saison de la collection « Miniblogs » des éditions Danger Public, collection dirigée par la blogueuse Gally. Cet album s’intitule Un soir d’été. Le principe de cette éphémère collection distribuée lors du festiblog est simple : l’album, court et à prix réduit, trouve un développement sur un site internet auquel on peut accéder par un code présent sur l’album. Un exemple de dialogue entre le support papier et les possibilités d’Internet.
Toujours en 2007, Surcouf participe aux 24h de la bande dessinée, une expérience initiée par Lewis Trondheim lors du festival d’Angoulême qu’il préside cette année-là. Là aussi, un principe simple : les 26 auteurs présents doivent réaliser une histoire de 24 pages en 24h, partant d’une contrainte donnée (en l’occurence cette année : la première et la dernière planche doivent comporter une boule de neige). Certes m’objecterez-vous à raison, l’évènement n’est pas lié à Internet : cette première édition se déroule dans la maison des auteurs d’Angoulême. On y retrouve toutefois quelques blogueurs, et les éditions suivantes offrirent la possibilité de mettre en ligne les planches.
Enfin, lorsque se monte, au début de l’année 2010, le projet de bande dessinée quotidienne en ligne Les autres gens, Erwann Surcouf est de la partie. J’évoquais dans un précédent article ce feuilleton-bd qui fonctionne par abonnement.
Je précise que trois de ces quatre projets donnent lieu à des albums : il y a bien sûr l’album pour la collection Miniblogs ; un recueil du blog Chicou-Chicou paraît en 2008 chez Delcourt ; un recueil intitulé Boule de neige chez Delcourt rassemble les planches des 24h de la BD. Les autres gens, plus récent, annonce peut-être une époque où la publication en ligne tend à s’émanciper du format papier.
Et puis, il faut bien l’avouer, le blog d’Erwann Surcouf déroge bien souvent aux « codes » du genre (si tant est qu’il y en ait…). Si l’on admet que le développement classique d’un blog bd, tel qu’il s’est développé dans la majorité des cas, en fait un espace pour raconter des anecdotes personnelles en image, et poster de temps en temps des planches, des croquis et des essais, Surcouf ne s’est pas véritablement aventuré dans cette voie là. On trouvera peu sur doubleplusbon d’anecdotes du quotidien transformées en gag désopilant. On se situe peut-être plus dans la logique du « carnet d’expériences » qui correspond mieux à ce que pourrait être, dans l’idéal, un blog de dessinateur qui ne soit pas que outil de communication ; un espace pour laisser courir le dessin, sans aucune contrainte de publication. Le trait souple, polymorphe de Surcouf se prête tout particulièrement à ce type d’exercice de style. A côté des « classiques » du blog bd (le compte-rendu de festival, l’anecdote-gag, la mise en ligne d’une radio-blog pour écouter les notes en musique), certaines rubriques se démarquent, comme l’étrange et parfois surréaliste « Imagier », tenu en 2006, où Surcouf nous fait pénétrer à l’intérieur de son quotidien par l’évocation des objets qui l’entourent sous la forme canonique de l’imagier pour enfants (une case, un dessin, un mot).
Autre façon intéressante de détourner les codes du blog bd pour en faire des expériences graphiques : le carnet de croquis détournés. Comme de nombreux blogueurs, Surcouf publie des croquis de passants réalisés sur le vif ; mais il y ajoute des dialogues pour les transformer en des saynètes cocasses.
Et puis surtout, rien de mieux que sa rubrique « sur la table de chevet », exercice de style oubapien qui consiste à mettre en images, mot pour mot, la première page d’un roman (généralement mauvais), ou encore de redessiner les premières pages d’une bande dessinée tout en gardant le texte. A voir par exemple cette relecture du prologue d’Anatomie de l’éponge, l’excellent album de Guillaume Long. Frappent souvent, dans ses adaptations, l’extraordinaire jeu sur les couleurs et les expériences calligraphiques où le texte devient image, comme dans cette relecture expressive du Da Vinci Code.
A l’assaut de la narration séquentielle (et au-delà !)
Illustration pour la jeunesse, blog… Il faut encore ajouter une corde à l’arc d’Erwann Surcouf (cette expression est on ne peut plus étrange…), puisqu’il a également publié plusieurs bandes dessinées.
Dans l’univers du fanzinat et de la presse spécialisée, tout d’abord, dans le fanzine Soupir de l’association Nekomix. Il publie également régulièrement des planches dans le Psikopat, revue de Carali née en 1985, toujours à cheval entre le fanzinat non-rémunérateur et la revue installée, qui, depuis 1989, s’attache à faire découvrir de jeunes dessinateurs. Et puis depuis 2009, Erwann Surcouf est régulièrement au sommaire de la mythique revue trimestrielle Lapin de l’Association (qui vit commencer les membres fondateurs de la maison d’édition et de nombreux autres dans les années 1990). Elle aussi cherche, en cette fin des années 2000, à intégrer dans son équipe du sang neuf : on retrouve donc, dans cette quatrième série de la revue, les noms de Ruppert et Mulot, Alex Baladi, Anne Simon, et j’en passe, beaucoup. En 2009, il dessine une histoire courte pour le recueil des éditions Asteure Histoires fantastiques d’Edgar Allan Poe, adaptant Le diable dans le beffroi.
Erwann Surcouf s’est surtout affirmé comme auteur de bande dessinée par des collaborations avec Joseph Béhé et Amandine Laprun. La figure de Béhé m’intéresse tout particulièrement, et pas seulement parce qu’il est professeur à la fameuse Ecole des Arts Décoratifs de Strasbourg. Auteur accompli (il a dessiné entre 1989 et 1999 la série Péché mortel, une bande dessinée d’anticipation scénarisée par Toff et a participé au Décalogue de Frank Giroud), il s’est investi pour sa profession de dessinateur. Il ouvre en 2001 le site atelierbd.com, une école de bande dessinée sur internet, et participe en 2007 au lancement du syndicat des auteurs de bande dessinée. Amandine Laprun, la plus jeune des trois, diplômé des Arts Déco de Strasbourg, poursuit également un travail d’illustratrice et a travaillé comme professeur dans l’atelierbd de Béhé. De leur collaboration (Surcouf au dessin, Béhé et Laprun au scénario) sont donc nés deux albums, Erminio le milanais en 2006 et Le chant du pluvier en 2009, le premier chez Vents d’Ouest et le second chez Delcourt. Il s’agit de deux histoires de famille et de village très touchantes et au ton très juste. Ce sont aussi deux voyages : le premier se passe dans la Sicile des années 1960 et le second au Groenland, à notre époque. Erwann Surcouf y fait des merveilles, donnant, par son graphisme, un charme particulier aux deux univers, bien loin d’un exotisme tapageur. A noter que les deux albums ont investi Internet sur deux sites qui leur sont dédiés (http://erwann.surcouf.free.fr/erminio/) et (http://www.lechantdupluvier.com/). Si le premier est plus anecdotique, le second site est extrêmement complet, proposant, au-delà des aspects promotionnels (extraits, revue de presse…) une plongée photographique et sonore au Groenland qui complète la lecture de l’album.
Parler de style pour Erwann Surcouf est peut-être délicat tant son travail d’illustrateur se veut souvent expérimental et donc polymorphe, naviguant d’un style à l’autre. Tout de même, certaines constantes apparaissent, notamment dans ses travaux publiés.
Le trait de Surcouf est marqué par un fort cloisonnisme des figures qui les rend plus lisibles. Dans ses albums Erminio le Milanais, Le chant du pluvier et Le diable dans le beffroi, ce style est poussé vers une bonne maîtrise des clair-obscur et des ombres, très contrastées, qui produit finalement un expressionnisme simple mais efficace. Le noir domine largement dans ces histoires, s’accordant ainsi avec des ambiances soit douces-amères, soit carrément sombres, comme pour l’adaptation de Poe. Peut-être sent-on ici l’esprit d’un illustrateur avant tout qui privilégie la clarté et la beauté graphique (autrement dit ce que le dessin apporte comme sens et comme sensation) à la narration proprement dite. Dans Erminio le milanais, la présence de hachures noires donne un grain particulier à l’image, grain rugueux qui rappelle une pellicule de film. J’en viens même à me demander s’il n’a pas été réalisé par un procédé de gravure (sur bois ?) qui expliquerait les hachures et l’aspect ancien. Après tout, il avait bien expérimenté la linogravure dans Le diable dans le beffroi… Malheureusement, je n’ai pu trouver la réponse nulle part.
Autre trait que j’attribue au savoir graphique de l’illustrateur : la gestion de la couleur. Dans les albums cités domine une bichromie subtile, entre le noir et une seconde couleur servant à gérer les ombres et les grisés, une couleur sépia. Mais Surcouf démontre que la bichromie ne signifie en rien une exclusion des couleurs qui, ici, ont du sens, soit qu’elles donnent un cachet ancien justifié par le scénario, soit qu’elles servent à exprimer deux espaces dans Le chant du pluvier, entre le Groenland et les Pyrenées. Ce qui me fait dire cela est que sur son blog, le dessinateur a déjà montré son goût pour les coloris rares (nuances, mélanges, teintes inattendues) dans des compositions beaucoup plus exubérantes.
Enfin, quand Erwann Surcouf scénarise, il peut déployer son sens de l’expérimentation où l’idée graphique domine sur la narration. C’est le cas dans Le diable dans le beffroi, ou l’espace des planches est divisé en trois registres. Chaque registre assure, indépendamment de l’autre, une partie de la narration de l’histoire : le premier au rythme des douze coups du beffroi, le second avec un narrateur qui se dévoile petit à petit, le troisième par une suite de grands panoramas muets. Les trois registres se retrouvent bien sûr à la fin. Ce dispositif particulier, qui fonctionne très bien à l’échelle d’une histoire courte, lui permet d’adapter une nouvelle sans passer par une transcription littérale case à case, comme on le voit trop souvent : l’adaptation est uniquement graphique, ce qui est, après tout, le propre de la bande dessinée !
Pour en savoir plus :
Bibliographie (bandes dessinées):
Erminio le milanais (scénario de Joseph Béhé et Amandine Laprun), Vents d’ouest, 2006
Boule de neige (collectif) Delcourt, 2007
Chicou-Chicou, (avec Lisa Mandel, Aude Picault, Domitille Collardey et Boulet) Delcourt, 2008
Le chant du pluvier (scénario de Joseph Béhé et Amandine Laprun), Delcourt, 2009
Histoires fantastiques d’Edgar Allan Poe (collectif), Asteure, 2009
Webographie :
Blog Doubleplusbon
Page personnelle d’Erwann Surcouf (pas mise à jour récemment, semble-t-il)
Interview d’Erwann Surcouf au festiblog 2009
Site des Chicou-Chicou
Le site d’atelierbd
merci pour cet article, j’ai appris plein de choses !
J’aime.
très beau article
merci