La vague de création de blogs bd qui, à partir de 2006, a fait suite au succès des blogs « historiques » comme nouveau mode d’expression graphique, a vu naître toutes sortes de solutions, diversifiant tant dans la forme que dans le contenu ce que peut être un blog bd. La dessinatrice que je vous présente aujourd’hui fait partie de ceux qui, me semble-t-il, sont le mieux parvenus à utiliser les possibilités de ce moyen d’expression pour en faire un « moyen de création ». Là où beaucoup limitent l’usage de leur blog à des billets d’humeur ou une présentation de leur travail, Esther Gagné se sert de son blog comme un démarche artistique originale. Pour moi, une des découvertes les plus réjouissantes de la seconde génération de blogueurs bd.
Les débuts sur le net
J’avais déjà expliqué dans un vieil article (très certainement à remettre à jour et qui s’appelait « Les blogs bd et l’illusion autobiographique ») mon avis sur le lien que l’on fait parfois entre le journal intime, l’autobiographie, et le phénomène des blogs bd. Pour vous résumer cela : c’est une erreur de considérer que le blog bd est proche du genre de l’autobiographie en BD, genre ayant émergé dans les années 1970 et explosé dans les années 1990 en France. Certes, il lui emprunte indéniablement quelques traits comme la création d’un avatar dessiné ; certes, il affectionne l’autofiction que démultiplie l’apport du dessin et de l’image, lorsqu’un auteur s’imagine une vie fantasmée (Boulet s’en est fait une spécialité, par exemple) voire raconte la fausse vie d’un blogueur fictif (Frantico, Maliki et les Chicou-Chicou en sont les meilleurs exemples). Ce sont là davantage des rapprochements ponctuels qui font de certains blogs bd une forme superficielle d’autobiographie. Quant au journal intime, là aussi bien peu de blogueurs racontent leur intimité ou du moins s’en servent pour déboucher sur une forme de création artistique, la plupart des propos présents sur les blogs bd relevant du quotidien, pas de l’intime. Esther Gagné vient faire mentir cette affirmation.
Esther Gagné commence un blog en 2005 mais l’expérience connaît une première interruption dès l’année suivante, interruption qui dure deux ans. La lanterne brisée, nom qu’elle donne à son blog, repart donc en 2008, de façon définitive, cette fois. On peut actuellement le retrouver à l’adresse suivante : http://tergiversations.lanternebrisee.net. En apparence, ce blog reprend les logiques de nombreux autres blogs bd : un mélange d’anecdotes et de réflexions personnelles, de présentation de travaux et d’illustrations en cours. Comme souvent, son objectif est de créer un lien avec un public et d’avoir des retours sur son travail. Elle y présente notamment deux bandes dessinées sur lesquelles elle travaille : Reika et J’appartiens à la nuit.
Il me semble pourtant que déjà, et plus que dans bien d’autres blogs, la dessinatrice se dévoile. Cette impression naît peut-être de la manière habile et naturelle dont elle parle d’amours lesbiennes ; peut-être encore de l’adéquation constante des notes avec son humeur du moment, comme si elles répondaient autant à un besoin qu’à une envie ; ou peut-être, paradoxalement, de la rareté des notes qui, du coup, sont très souvent de qualité. A la lecture de La lanterne brisée, on découvre, en kaléidoscopes, le portrait d’une jeune fille passionnée par la musique, le dessin, et aussi la culture japonaise. Elle dépasse pourtant très largement le stade « manga » et sa connaissance de cette culture se concrétise dans des dessins qui mêlent références à la culture ancienne, à la culture contemporaine, et aussi à des sentiments personnels. Voir par exemple ce dessin, « Le cygne noir » et son interprétation codée. L’intimité de l’auteur n’apparaît que de façon masquée, d’où une certaine aura mystérieuse qui donne envie d’en savoir plus sur l’auteur. La tonalité n’est jamais mélodramatique et outrancière, mais toujours intelligemment discrète et souvent drôle.
Cette première version de La lanterne brisée connaît plusieurs styles, et des notes très variées, assez hétérogènes tant par leur contenu que par leur style. Esther Gagné maîtrise aussi bien un style plus spontané et stylisé, assez fréquent dans des blogs qui demandent une lecture rapide, qu’un graphisme virtuose et très détaillé. Le dessin ne fait pas tout, il est souvent accompagné de textes, de photographies et de musique (car notre dessinatrice est aussi compositrice !).
Dans une interview donné pour le psychologies.com, Esther Gagné explique qu’elle perçoit avant tout le blog comme un « espace d’expression intimiste ». Cette expression convient bien pour décrire les spécificités de La lanterne brisée par rapport à d’autres blogs. Elle évite généralement de faire une note lorsqu’elle n’a rien à dire, ce qui ne peut être que bénéfique…
Par son blog, Esther Gagné se fait remarquer au sein de la blogosphère. Elle participe pour la première fois au festiblog en 2009. Cette même année, elle est publiée pour la première fois…
Une expérience de publication : Phantasmes chez Manolosanctis
En 2009, Esther Gagné est sélectionnée pour figurer dans le recueil Phantasmes qui paraît à la fin de l’année aux éditions Manolosanctis. Il s’agissait alors des premiers pas de cette jeune maison d’édition en ligne vers le format papier : un concours avait été lancé, parrainé par la blogueuse Pénélope Bagieu et soumis en partie au vote des internautes sur le site communautaire de l’éditeur. (voir la note que j’y avais consacré à l’époque). L’histoire qu’Esther Gagné y dessine s’intitule Film et est visible sur le site de Manolosanctis. Conformément au thème imposé par le recueil, elle y raconte en huit pages le fantasme d’une adolescente pour un acteur et la manière dont cet amour, forcément illusoire car dévié par le filtre de la fiction cinématographique, oriente le reste de sa vie, jusqu’à la rencontre.
Derrière une histoire assez classique et une grande sobriété, la narration est très riche car elle joue sur l’interprétation que le lecteur peut se faire de cette histoire d’amour fantasmée. L’opposition entre la voix narrative de la jeune fille et la réalité de son quotidien tel qu’il apparaît dans les cases propose une certaine distanciation, presque ironique tant l’amour tourne à l’obsession. Par ce thème, Film rejoint de nombreuses notes du blog et, d’une façon générale, l’ambiance douce-amère qui y règne, mélange de sentimentalisme et de conscience, de fiction et de réalité.
Le style graphique d’Esther Gagné est d’emblée très séduisant par sa propreté et sa netteté, du moins tel qu’il apparaît dans ses oeuvres autres que les notes spontanées du blog, comme Reika et Film. Je ferais bien le lien avec le style de certains mangakas, notamment dans le traitement du noir et blanc et des cadrages mais, faute de m’y connaître dans ce domaine, je préfère me fier à ce qu’en dit l’intéressée. Elle révèle en effet qu’aux auteurs japonais se mêlent aussi des influences d’auteurs européens comme Moebius et Schuiten dont elle reprend la précision réaliste du trait. C’est aussi la photographie et le cinéma qui l’influencent énormément.
Blog et intimité : un nouveau départ pour La lanterne brisée
Mais c’est en mai 2010 que le blog d’Esther Gagné semble prendre une nouvelle direction. Elle crée en effet une nouvelle Lanterne brisée spécifiquement consacrée à raconter sa propre histoire. Je vais me contenter de reprendre la présentation de ce nouveau blog qui est suffisamment parlante en elle-même : « J’ai hésité pendant cinq ans. La lanterne a toujours contourné ce à quoi elle était destinée, et les usages communs du blog en tant que vitrine de soi. Parler de moi était particulièrement difficile, mon quotidien était très pauvre en anecdotes comiques sur lesquelles extrapoler l’éternelle planche courte avec son gag et sa chute. Mais ma vie récente à changé pour le mieux, et j’ai enfin le courage de me lancer dans la seule histoire que je sois apte à bien raconter : la mienne. La Lanterne Brisée est donc pour la première fois un blog dans son acception usuelle — son ancienne version est disponible dans les liens du footer. ». Une telle déclaration a à la fois quelque chose d’émouvant, d’honnête, et démontre en même temps une conscience des potentialités du blog en tant que journal intime, potentialités qui avaient jusque là été assez peu développé par les blogueurs. D’une certaine manière, elle passe du blog bd au webcomic : de la suite de notes spontanées au déploiement progressive d’une oeuvre. Mais elle conserve du blog le dévoilement de l’intime, cet aspect justement autobiographique d’une dessinatrice qui présente au public une partie de sa vie au moyen d’images. Pour une fois, le blog bd remplit pleinement le rôle qu’on lui assigne souvent, celui de journal intime en bande dessinée. Même si elle-même ne le revendique pas, je ne peux m’empêcher de rapprocher cette évolution du travail de Fabrice Neaud pour Le Journal, dans les années 1990 : une oeuvre où un dessinateur accepte de livrer, avec sincérité et une sensibilité exacerbée, son histoire au public. La démarche d’Esther Gagné, pourtant, passe avant tout par la forme du blog, qui s’affirme ici pleinement comme un outil d’autoédition qui, parce qu’il est fondé sur l’importance du lien avec les publics, via les commentaires, peut en devenir particulièrement propice au dévoilement de l’intime. Ainsi se trouve réalisé ce fameux « pacte autobiographique » qui, selon Philippe Lejeune, spécialiste du genre, définit l’autobiographie. Sur La lanterne brisée, l’oeuvre de la dessinatrice s’interprète dans le contexte de plus de deux ans de notes comme autant de fragments, complété à présent de façon plus radicale et directe. Sa démarche sur Internet devient, au fil des années, de plus en plus personnelle.
Cinq planches sont actuellement postées et donnent un aperçu de ce que peut devenir cette nouvelle Lanterne brisée. Comme dans Film, c’est le récit d’une obsession amoureuse et sa traduction en images. Comme dans Film, Esther Gagné choisit de doubler un texte poétique à la première personne d’une succession de dessins en noir et blanc, mais cette fois réhaussés d’un rouge pâle qui porte une certaine tension qui est peut-être celle de l’obsession. La recherche artistique semble ici se donner au lecteur presque en temps réel, ce prologue étant d’abord fait d’impressions juxtaposées. J’attends la suite avec impatience, en espérant que notre dessinatrice saura mener à bien ce projet. Mine de rien et avec tout le tact qui l’a caractérisé jusque là, elle apporte à sa manière une pierre nouvelle à ne pas sous-estimer dans le champ de la bande dessinée en ligne.
Bibliographie :
Phantasmes (album collectif), Manolosanctis, 2009
Webographie :
Le blog d’Esther Gagné, La lanterne brisée
L’ancienne Lanterne, avant mai 2010
Une longue interview sur Psychologies.com
Une autre interview à l’occasion du Festiblog 2009
oh, une lecture exhaustive sur Esther °W°
c’est plaisant et plutôt juste, merchi !